Ce qui coince encore pour que les banques belges puissent participer à l'effort de guerre
La défense, autrefois reléguée parmi les secteurs à éviter, redevient attractive pour les banques. Mais leurs critères d'investissement et de prêts limitent leurs capacités.
La défense est en train de devenir la priorité numéro 1 de l'Union européenne. Mais, pour donner vie à ses ambitions, l'Europe va devoir franchir un sacré obstacle. Depuis des décennies, les politiques de financement des banques sont prudentes face à ce secteur controversé.
Car si la semaine dernière, un grand groupe comme BNP Paribas réaffirmait dans un communiqué de presse "son engagement pour accompagner le financement des entreprises de la défense", avec 24 milliards d'euros déployés fin 2024 auprès de ces dernières, la réalité est que pour beaucoup d'acteurs du secteur, ouvrir un simple compte en banque peut être un casse-tête. Un problème que ne règleront par les multiples initiatives de financement public de cet "effort de guerre".
Suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022, un changement de ton s'est opéré, alors que les industriels européens de la défense se plaignaient de ce "de-risking" excessif et injustifié au vu de la montée des tensions géopolitiques.
La lourdeur des normes ESG
En théorie, aucune réglementation européenne n'interdit explicitement le financement de sociétés actives dans la défense. En ce qui concerne plus précisément la Belgique, seule la loi Mahoux interdit depuis 2007 aux institutions financières de soutenir les entreprises liées à la fabrication d'armes controversées, comme les sous-munitions et les mines antipersonnel.
Outre ce cadre légal, les banques ont adopté, pour leurs portefeuilles de prêts et d'investissement, des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), qui excluaient plus largement la défense, au même titre que des industries comme le tabac, l'alcool ou les jeux d'argent. Les raisons étaient avant tout éthiques et réputationnelles, ce qui s'est traduit par un assèchement partiel des financements pour ces entreprises. Les PME sont disproportionnellement touchées, notait déjà la fédération technologique belge Agoria en 2023.
Suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022, un changement de ton s'est opéré, alors que les industriels européens de la défense se plaignaient de ce "de-risking" excessif et injustifié au vu de la montée des tensions géopolitiques. De plus en plus de voix dans le secteur bancaire prônent ainsi le pragmatisme, afin de promouvoir une défense "responsable" et d'éviter que seuls les industriels américains soient en mesure de répondre à la hausse de la demande.
"Belfius entend contribuer au secteur de la défense tout en respectant son engagement en faveur de la paix, de la sécurité et de la stabilité sociale."
KBC et Belfius desserrent (un peu) la vis
Qu'en est-il au sein des banques belges? Au-delà des discours, celles-ci semblent avoir adapté leur politique en la matière pour suivre l'évolution de l'environnement géopolitique.
KBC a, par exemple, révisé sa politique sectorielle. Dans sa "Defense Policy" mise à jour en mars 2025, le groupe explique financer et assurer sans restrictions spécifiques les entreprises actives dans des activités de défense non liées à l'armement. La banque fournit aussi ses services à des sociétés liées aux armes conventionnelles, mais à des conditions strictes, comme le fait qu'elles soient au moins à 80% utilisées par des pays membres de l'Otan, la Suisse, l'Autriche, l'Irlande ou l'Ukraine. KBC dispose aussi d'une blacklist, où l'on retrouve des géants de la défense comme Leonardo, Airbus, KNDS ou Rheinmetall, des sociétés qui sont cependant toutes originaires de pays tiers aux marchés principaux de KBC.
Chez Belfius, la "Transition Acceleration Policy", qui représente les critères sectoriels ESG appliqués à toutes les activités de la banque, a également été mise à jour le 6 janvier 2025 sur le plan de la défense. Alors que son CEO Marc Raisière rappelait il y a deux semaines en marge de ses résultats annuels le rôle du financement bancaire dans cette industrie, "Belfius entend contribuer au secteur de la défense tout en respectant son engagement en faveur de la paix, de la sécurité et de la stabilité sociale". La banque exclut les armes controversées (ce qui comprend les armes chimiques, par exemple) de ses prêts, mais pas celles actives dans la production ou le commerce de biens militaires, qu'elle dit toutefois limiter. Ces dernières doivent par ailleurs être basées en Belgique et disposer des licences nécessaires.
En outre, Belfius nous précise qu'elle va publier "très prochainement" une nouvelle version de sa politique d'investissement en la matière, qui inclura "des solutions pour les clients qui souhaitent investir dans la défense".
"C'est le choix et la responsabilité de chaque institution financière individuelle de financer ou non les entreprises de défense en fonction de leur propre politique et de leur évaluation des risques."
Un choix "individuel" des banques
Tout comme ces deux banques "belgo-belges", celles qui font partie de grands groupes, BNP Paribas Fortis et ING, excluent les armes controversées. ING précise aussi être ouverte au financement de l'industrie de la défense visant à protéger l'Europe.
Mais, comme le rappelle Tom Van den Berghe, directeur finance durable chez Febelfin, la fédération du secteur financier, "c'est le choix et la responsabilité de chaque institution financière individuelle de financer ou non les entreprises de défense en fonction de leur propre politique et de leur évaluation des risques". Il souligne aussi la diversification de cette industrie, qui va de la cybersécurité à l'aviation, en passant par les capteurs et les armes.
Selon Febelfin, les prêts et garanties du secteur financier à l'industrie de la défense "pure" représentent déjà plus de 600 millions d'euros d'exposition, "ce qui correspond au poids de cette industrie dans l'économie belge". Le secteur financier se dit par ailleurs "ouvert à un dialogue constructif avec le gouvernement et l'industrie de la défense". Afin de la soutenir plus vigoureusement à l'avenir?
Une centaine de parlementaires travaillistes viennent d'adresser une lettre ouverte à l'attention des banques et gestionnaires de fonds pour les appeler à cesser de classer les investissements "défense" dans la catégorie "non-éthique".
L'ancien secrétaire général de l'Otan, George Robertson, actuellement chargé d'un rapport sur les dépenses stratégiques de défense, fait partie des signataires. Ceux-ci prennent bien soin de rappeler leur attachement aux critères ESG, malmenés outre-Atlantique, et indiquent qu'il s'agit uniquement de "balayer les règles anti-défense mal conçues".
Alors que Keir Starmer a annoncé, fin février, que le budget défense passerait à 2,5% du PIB en 2027, la majorité travailliste compte bien utiliser pleinement la force de frappe financière de la City. Au-delà de l'urgence sécuritaire et de la menace de long terme que fait planer le régime de Vladimir Poutine, cet appel s'inscrit pleinement dans l'agenda politique du gouvernement en place depuis l'été dernier. Celui-ci veut à la fois déréglementer massivement et relancer une City en spectaculaire perte de vitesse depuis le début de la décennie.
Convaincre les banques et les fonds ne s'annonce pas si simple. La quasi-totalité compte déjà des actifs "défense" dans leurs portefeuilles, mais la demande des parlementaires porte sur les portefeuilles "éthiques". Des firmes comme Royal London, Nest ou Aviva ont été pointées ces derniers mois pour leur approche jugée excessivement sélective. En novembre 2023, le ministre de la Défense du précédent gouvernement conservateur, Grant Shapps, avait même considéré que l'approche éthique d'Aviva était "immorale". Barry O’Dwyer, CEO de Royal London, a, de son côté, justifié ses réticences par le risque de voir des armes être récupérées par le camp ennemi.
Johann Harscoët, à Londres.
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