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Comment Solvay s'est réinventé au fil de l'Histoire

Ernest et Alfred Solvay. ©Solvay

Débuts compliqués, internationalisation éclair, domination mondiale, diversification: la vie de Solvay est tout sauf un long fleuve tranquille. À la veille de sa scission, retour sur le parcours du géant chimique belge.

Vendredi 8 décembre 2023. En cas de vote positif de la part des actionnaires, on pourra ranger cette date dans le catalogue, usé jusqu'à la corde et un brin nostalgique, des "pages qui se tournent" – mais n'est-ce pas ainsi que l'Histoire se constitue, tissée par ces pages qui défilent?

Trêve de philosophie et retour à l'industrie. Ainsi le veut la grande patronne, Ilham Kadri: en cette fin 2023, le groupe Solvay devrait se scinder en deux entités distinctes. D'un côté, la "chimie essentielle", qui conservera la marque "Solvay". C'est ici que seront logés les métiers historiques (et vaches à lait) du groupe belge. De l'autre, la "chimie de spécialité" passera sous la nouvelle enseigne "Syensqo", rimant avec fabrication de matériaux à haute valeur ajoutée, hydrogène vert ou batteries de demain, et chargée de constituer le futur pôle de croissance.

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Une séparation et un nouvel acte qui s'écrit: quel meilleur prétexte pour jeter un œil dans le rétroviseur? D'autant plus qu'avec ses 160 ans au compteur, Solvay fait partie des meubles de l'économie belge. Et que son histoire est tout sauf tranquille et linéaire; il y est question de succès, certes, mais aussi de plantages, de guerres, de confiscations, de paternalisme, d'innovations sociales et de réinvention perpétuelle. Tentons de ramasser tout cela.

Rupture technologique et commandite simple

À la base, il y a le carbonate de sodium. Na2CO3, carbonate de soude de son petit nom, un agent neutralisant prisé par les grandes industries: sidérurgie, verrerie, lessive ou encore papier. Ainsi qu'une rupture technologique: celle d'un nouveau procédé, moins énergivore et polluant, permettant de produire cette soude à base d'ammoniac. La légende veut que cette rupture soit signée Ernest Solvay, sauf qu'une douzaine de chimistes sont passés avant lui – mais cela, Ernest Solvay ne l'apprendra qu'après-coup.

"Ernest Solvay a horreur de l'endettement et se méfie des banques comme de la peste."

Kenneth Bertrams
Professeur d'histoire contemporaine (ULB)

Qu'importe, après tout. Cette "redécouverte" donne naissance à la "soude Solvay", fruit du "procédé Solvay", supplantant le "procédé Leblanc" et toujours appliqué de nos jours. La mécanique est lancée. Et la société Solvay, fondée par Ernest et son frère, Alfred, en 1863, avec un coup de main financier provenant de la bourgeoisie industrielle. "Essentiellement des verriers de la région de Charleroi", précise Kenneth Bertrams, coauteur, avec Nicolas Coupain et Ernst Homburg, d'un pavé sur l'histoire du groupe.

La forme légale empruntée par Solvay est intéressante, analyse ce professeur d'histoire contemporaine à l'ULB. Non pas une société anonyme (SA), mais une commandite simple – un statut que Solvay conservera 104 ans durant. "C'est lié à la volonté d'Ernest Solvay d'absolument protéger le procédé de toute fuite ou espionnage industriel. D'où ce désir de conserver une forme d'opacité sur la manière de faire et de travailler en petit comité. Il a ainsi horreur de l'endettement et se méfie des banques comme de la peste." En 1914, Solvay ira jusqu'à fonder sa propre banque d'investissement, la Mutuelle Solvay, qui deviendra la troisième institution du pays.

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Sainte autonomie

Ne faudrait-il pas "ouvrir" la société, quitte à se montrer moins arc-bouté sur l'autonomie du groupe? Cette question traverse l'histoire de Solvay, jusqu'à devenir une sorte d'Arlésienne. Non sans répercussions, avance Kenneth Bertrams. Suite à un différend en matière de stratégie, Emmanuel Janssen, époux d'une petite-fille d'Ernest et partisan de la prise de participations dans de grands groupes internationaux, claque la porte et s'en va créer, en 1928, l'Union chimique belge (UCB).

30,81%
Des parts de Solvay
La société cotée Solvac pèse, aux dernières nouvelles, 30,81% des parts de Solvay. Les familles fondatrices du groupe chimique tiennent la barre de ce holding, avec 77% du capital entre leurs mains.

Il faudra attendre 1967 pour que Solvay se mue en SA et que son capital s'ouvre au public, via une entrée en Bourse. Par la suite, le capital aux mains des familles fondatrices se verra structuré au sein d'un holding, Solvac, qui voit le jour en 1983. Fin 2020, celui-ci compte quelque 14.000 actionnaires, dont plus de 2.300 personnes apparentées aux familles fondatrices – familles qui détiennent 77% du capital de Solvac, renseigne le site de la société cotée sur Euronext Bruxelles. Aux dernières nouvelles, Solvac détient 30,81% des parts de Solvay.

Cette ouverture était nécessaire afin de financer de nouvelles activités, indique l'historique officiel de Solvay. Certes, sauf qu'à cette époque, le processus de diversification est déjà bien lancé."La vraie raison", sourit Kenneth Bertrams, "prosaïque mais fondamentale, est que l'ouverture du capital fait suite au départ à la retraite d'Ernest-John Solvay." À savoir le dernier Mohican de la commandite, opposé à la mue en SA.

En quête de diversification

À la base, disait-on, il y a le carbonate de sodium. Na2CO3. Des années durant, Solvay est une société monoproduit. Du moins, si l'on accepte de mettre dans le même sac (de soude) le carbonate de sodium et ses dérivés chlorés, obtenus par électrolyse. "Il faut attendre 1949 pour qu'advienne une réelle diversification", résume l'historien. 1949, c'est la création de Solvic, une entreprise conjointe formée avec le partenaire (britannique) de toujours, Imperial Chemical Industries. Sus au polychlorure de vinyle, plus connu sous son sigle PVC. Il n'est pas encore question de châssis, mais d'un usage industriel de ce plastique rigide.

"Le timing est parfait. Nous sommes après-guerre, avec en toile de fond le plan Marshall et l'avènement de la consommation de masse."

Kenneth Bertrams
Professeur d'histoire contemporaine (ULB)

"Le timing est parfait", analyse Kenneth Bertrams. "Nous sommes après-guerre, avec en toile de fond le plan Marshall et l'avènement de la consommation de masse. Via Solvic, suivent une série de produits dérivés liés aux plastiques et aux polymères en général. C'est la première fois qu'un secteur non lié au carbonate de soude prend de l'ampleur." Avec le plastique, voilà la seconde jambe de Solvay qui pousse, aux côtés de l'éternelle soude.

Plastique, donc. En 1974, Solvay reprend pied aux États-Unis sous le nom de code Soltex – le "tex", c'est pour Texas –, en mettant le grappin sur l’activité de polyéthylène haute-densité de la Celanese Corp. "La voie est ouverte vers des plastiques plus souples, à usage commercial et de consommation directe", relève Kenneth Bertrams. "Sauf que, cette fois, le timing s'avère plus délicat."

C'est la crise!

De fait, le premier choc pétrolier est passé par là. C'est la crise, tant celle de l'or noir que de la surproduction. "La seconde moitié des années '70 sera douloureuse pour Solvay, qui va souffrir financièrement." Stupeur et tremblements: 1981 signe la première perte du groupe. "Alors que Solvay avait fait office de vache à lait durant plus de cent ans." Ce qui débouche sur un programme de restructuration. Déficitaires, peu rentables ou en voie d'obsolescence: des unités ferment leurs portes. L'électrolyse en fait les frais, à Rosignano (Italie) ou Jemeppe-sur-Sambre. Tout comme l'usine de PVC de Torrelavega (Espagne) ou la soudière de Sarralbe (France). Durant les années '80, Solvay réduit d'environ 10% la voilure, côté personnel, non sans essuyer quelques grèves.

Vue aérienne, dans les années '60, de l'usine de Couillet. La première du groupe, fermée en 1993.
Vue aérienne, dans les années '60, de l'usine de Couillet. La première du groupe, fermée en 1993. ©Solvay

Les années '90 ne se montrant pas forcément plus tendres, cette première vague de fermetures est suivie d'une seconde. Guerre du Golfe et récession mènent les comptes dans le rouge une nouvelle fois, en 1993. D'autres usines passent à la trappe dont celle, historique, de Couillet. La première, là où tout avait commencé. La "décision la plus douloureuse de sa carrière", dira plus tard le patron de l'époque, Daniel Janssen.

Un animal à trois pattes

Lorsqu'il souffle ses 125 bougies, en 1988, le profil du groupe a fortement évolué. Le plastique a pris le dessus sur la soude et consorts, qui ne pèsent plus que 30,7% du chiffre d'affaires. À noter également, l'émergence d'un nouveau secteur qui représente alors 12% du chiffre d'affaires mais connaîtra, au fil des ans, une solide croissance et finira par assurer à lui seul, en 2009, plus de 60% des bénéfices du groupe. C'est la troisième patte de Solvay, qui a émergé durant la seconde moitié des années '70, au départ de la filiale allemande Kali Chemie, renforcée par une série d'acquisitions. Les "sciences de la vie" au sens large entrent dans la danse, pour se focaliser ensuite sur la santé humaine.

5,2
Milliards d'euros
En 2009, Solvay revend son activité pharmaceutique à la société américaine Abbott, pour 5,2 milliards d'euros.

Autrement dit, voici l'avènement de la pharmacie. Une aventure qui culmine avec le rachat, en 2005 et pour 1,3 milliard d'euros, des laboratoires français Fournier. Et s'achève à peine quatre ans plus tard, en 2009, avec la vente de l'activité à l'américaine Abbott, pour 5,2 milliards. Que s'est-il passé? "Durant les années '90, le secteur pharmaceutique a connu une phase de concentration", explique Kenneth Bertrams. "Quelque part, Solvay se retrouvait petit parmi les grands... et trop grand pour les petits. Le groupe ne disposait pas d'une masse critique suffisante en matière de recherche et développement."

Par ailleurs, Solvay encaisse de coûteux échecs aux États-Unis, pointe un fin connaisseur du géant chimique. À deux reprises, la Food and Drug Administration (FDA) recale une molécule signée Solvay: tedisamil (dysfonctionnement du rythme cardiaque) et bifeprunox (schizophrénie). Bref, c'en est fini de la pharma: quelque 9.000 employés passent sous drapeau américain et Solvay redevient un animal bipède. "En somme, la scission de 2023 s'inscrit dans la foulée de cette histoire", reprend Kenneth Bertrams. "Avec cette opération, on sépare les deux pieds."

"Le haut de la pyramide des plastiques"

Un animal bipède, doté d'un fameux trésor de guerre. Qu'en faire? Une acquisition, pardi! Et ce sera Rhodia, un groupe français issu de l'écurie Rhône-Poulenc et actif dans la chimie fine, les fibres synthétiques et les polymères. L'offre publique d'achat est bouclée en 2011, pour quelque 3,4 milliards d'euros. "Les mauvaises langues disent qu'il s'agit d'un troisième choix, après que DuPont nous a soufflé Danisco et l'échec des négociations avec DSM", glisse notre source interne.

"Il faut dire que Rhodia est une sorte de 'Solvay bis'", embraie Kenneth Bertrams. "Ce qui est mis en avant, c'est la complémentarité, notamment géographique. L'acquisition de Rhodia ne fait qu'amplifier le caractère bipède de Solvay. Et signe le début de la fin de la diversification."

Fin de la diversification, mais pas de la réorientation. En 2001 déjà, Solvay cédait ses activités de polyoléfines à British Petroleum (BP), pour acquérir ses polymères techniques. En 2015, Solvay débourse 5,5 milliards de dollars afin de s'offrir l'américain Cytec, spécialiste des matériaux composites servant principalement le marché aéronautique. Ajoutez à cela un désinvestissement dans le PVC et la vente des polyamides. Autrement dit, ramasse notre source interne, le groupe "se réoriente vers le haut de la pyramide des plastiques" et mise sur "des matériaux plus technologiques et à haute valeur ajoutée".

Conquête mondiale

À la base, répète-t-on une dernière fois, il y a le carbonate de sodium. Un produit qui explique l'internationalisation rapide et tout sauf linéaire du groupe fondé par les frères Solvay. Après des premiers pas ardus – "la malchance s'éloigne progressivement après 1867", écrit Kenneth Bertrams –, l'aventure internationale démarre dès 1872, en France. À Dombasle, près de Nancy. Notamment parce qu'on y trouve des canaux et du sel. "Mais aussi parce que, pour que le 'procédé Solvay' dame le pion au 'procédé Leblanc', il est nécessaire qu'il domine mondialement."

"À la veille de la Première Guerre mondiale, Solvay est déjà un groupe multinational!"

Alexis Brouhns
Ancien cadre dirigeant de Solvay

La France ne suffit pas: via un accord et le versement de "royalties", l'Angleterre suit rapidement. En 1881, une soudière s'installe dans l'est de l'Allemagne, à Bernburg. Ainsi qu'aux États-Unis, aux abords de Syracuse, dans une petite localité qui se renomme "Solvay". En Russie, la Lubimoff & Cie est fondée en 1881 et une usine s'installe dans l'Oural dès 1883. Viennent encore l'Espagne (Torrelavega en 1908) et l'Italie (Rosignano en 1913). "À la veille de la Première Guerre mondiale, Solvay est déjà un groupe multinational!" s'enthousiasme Alexis Brouhns, ancien responsable maison "corporate government and public affairs".

Guerres, révolutions et soubresauts géopolitiques secoueront passablement le groupe, dont l'actionnariat est gelé aux États-Unis en 1941 et qui se fait exproprier de sa participation allemande dans IG Farben en 1942. Confiscation en Russie et nationalisation en Allemagne de l'Est, où la soudière de Bernburg est rebaptisée, en 1951, "Sodawerke Karl Marx" – une usine que Solvay récupèrera en 1991, dans son jus, comme on dit. "C'est cela qui me frappe, chez Solvay", médite Alexis Brouhns. "Sa flexibilité et sa résilience. Le groupe est passé à travers des révolutions et des conflits mondiaux et a su se réinventer en se diversifiant."

Que va devenir "l'esprit Solvay"?

On terminera sur une question ouverte. "Jusqu'à présent, l'image de Solvay était encore limpide", juge Kenneth Bertrams. Celle d'une entreprise portée sur les sciences – citons les célèbres conseils de physique, le mécénat, les donations aux universités ou, plus près de nous, le prix Solvay ou l'embarquement à bord de l'avion solaire Solar Impulse. Celle d'une entreprise pratiquant l'expérimentation sociale, teintée de paternalisme. Implantant dispensaires ou hôpitaux à proximité des usines, sans oublier crèches, écoles, logements de qualité ou colonies de vacances. Mettant sur pied, bien avant l'avènement de la sécurité sociale, des caisses de prévoyance. Testant la journée de huit heures dès 1897, pour la généraliser en 1907.

Bien sûr, la "culture Solvay" a évolué avec son époque et au gré des transformations du groupe. En ce sens, l'intégration de Rhodia a constitué un petit choc, voyant une entreprise familiale belge, plutôt habitée par un esprit "gestionnaire", se frotter à une mentalité nettement plus axée sur la performance. "C'est un petit shot d'ADN de combattant qui a été injecté dans la bienveillance historique de Solvay", rigole notre source interne. "L'arrivée d'Ilham Kadri et son efficacité à l'américaine a encore accentué la chose, puisqu'elle a placé plus haut la barre de la niaque."

"Avec Rhodia, on a assisté à un renversement", confirme Kenneth Bertrams. "Le management de l'entité rachetée s'est infiltré dans les noyaux décisionnels. De 1863 à 1998, tous les patrons de Solvay étaient issus de la 'famille'. Ensuite, l'appel à des dirigeants extérieurs a été 'contrebalancé' par une présidence familiale au sein du conseil d'administration. Après la scission, on ne trouvera, aux commandes des deux entités, aucun membre familial, aucun Belge, ni aucune personne ayant construit sa carrière au sein du groupe. C'est une rupture avec l'histoire de Solvay."

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