CSRD, de quoi parle-t-on?

La CSRD (pour Corporate Sustainability Reporting Directive) est une directive européenne entrée en vigueur début 2024. Elle va obliger les grandes entreprises à publier un rapport annuel sur leur durabilité. Les critères sont environnementaux, sociaux, et de gouvernance (ESG). De l'usage des ressources matérielles à la pollution, en passant par les travailleurs et la biodiversité, les grandes entreprises vont devoir publier des données qui font la transparence sur les risques que leurs activités font peser sur leur environnement, mais aussi sur les risques auxquelles elles sont exposées – en ce compris dans leur chaîne de valeur, c'est-à-dire au niveau de leurs fournisseurs, et même une fois leurs produits ou services vendus à leurs clients.

La CSRD remplace la NFRD – Non Financial Reporting Directive, en place depuis 2017, et qui concernait 11.000 entreprises dans l'Union européenne. Le champ d'application de la CSRD est beaucoup plus large. Dorénavant, 55.000 entreprises européennes seront directement concernées.

"Ce sera un combat, et il sera ennuyeux", a dit un jour un ancien dirigeant de la Banque mondiale, concernant la lutte contre les dérèglements climatiques. Ce qu'il entendait par là, c'est qu'une transition économique ne pourra se réaliser sans véritable comptabilité sérieuse de ce qui est durable et de ce qui ne l'est pas. Bienvenue dans les méandres d'une révolution pas si ennuyeuse que cela…

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Quelle est l’intention de la CSRD?

Avec son Pacte vert européen, le régulateur a identifié les grands domaines prioritaires en vue d'une transition économique. Parmi eux, la construction, l'énergie, l'économie circulaire, l'élimination de la pollution, ou encore le transport. Encore faut-il savoir comment diriger les investissements vers la transition.

Dictionnaire commun

C'est précisément là que la CSRD entre en jeu. "Nous devons investir massivement pour réussir notre transition. Voilà le pourquoi. L'Europe a estimé l'ensemble des besoins financiers à 1 milliard de milliards d'euros entre 2021 et 2030", pose Pierre-Henri D'haene, head of transformation & sustainability chez Elia, et par ailleurs membre du conseil d'administration de Guberna – l'institut des administrateurs – et professeur de finance durable dans plusieurs universités en Belgique et aux États-Unis.

"Cette directive est un peu un nouveau dictionnaire, qui comprend une liste de définitions, environnementales, sociales et de gouvernance", poursuit Pierre-Henri D’haene. La CSRD devrait donc permettre de comparer de manière transparente, secteur par secteur, ce que les entreprises font ou ne font pas en matière de durabilité.

À partir de quand et pour qui?

En 2025, les grandes entreprises cotées de plus de 500 employés, déjà soumises à la directive NFRD, publieront leur premier rapport de durabilité. En 2026, elles seront suivies par les grandes entreprises non cotées qui répondent au moins à deux des trois critères suivants: plus de 250 employés, un CA supérieur à 40 millions d'euros, ou un bilan d'actifs supérieur à 20 millions d'euros. En 2027, suivront les PME cotées en bourse et les petits établissements de crédit non complexes.

Certaines entreprises non-européennes sont également concernées. Les PME et TPE non cotées n'ont pas d’obligation réglementaire à court terme. Un standard simplifié, dérivé de la directive CSRD, a été publié pour faciliter leur reporting sur base volontaire (VSME).

Combien d'entreprises belges seront concernées?

En Belgique, 2.280 entreprises seront directement concernées par les nouvelles obligations, après les différentes phases d'entrée en vigueur de la directive. Ces entreprises représentent 28% de la valeur ajoutée brute de l'économie belge, et emploient 42,6% des employés du pays (plus d'un million), selon des chiffres de l'Institut des réviseurs d’entreprises.

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Comment se conformer à la CSRD? (en 4 étapes)

"C'est comme si on devait faire un nouveau rapport annuel, mais sur des données qui sont non-financières. Cela nécessite de nouvelles ressources, et de nouvelles compétences", résume Vanessa Temple, ESG lead chez ING Belgique.

Avec, dans les cas les plus extrêmes, plus de 1.100 données à mesurer et communiquer, la tâche qui attend les entreprises concernées s'annonce à la fois vaste et complexe. Comment, dès lors, se conformer à cette nouvelle directive? Trois grandes entreprises belges détaillent pour L'Echo les différentes étapes qui mènent à un rapport de durabilité.

1. Choisir les indicateurs

"Le premier pas consiste à déterminer les thèmes importants pour l'entreprise", retrace Catherine Bals, group sustainability department lead chez Proximus. Cette première étape, l'analyse de "double matérialité", consiste à identifier les différents domaines dans lesquels l'entreprise risque d'affecter son environnement, et vice versa.

De l'usage des ressources matérielles à la pollution, en passant par les travailleurs et la biodiversité – douze standards existent. Pour cette première analyse, "il faut scanner toute l'activité. C'est assez complexe, cela prend deux à trois mois", estime Sébastien Leempoel, COO de Greenomy.

2. Identifier les données qui manquent

Une fois que l'entreprise sait sur quels points importants elle va devoir rapporter, elle doit identifier les données dont elle dispose, et celles qui lui manquent. Dites "gap analysis", pour les spécialistes.

Chez ING Belgique, on considère les données PEB comme un exemple typique de nouvelle donnée. "Pour les nouveaux crédits hypothécaires, on demande au client de nous faire parvenir toutes les données relatives à la performance énergétique du bâtiment, ce que l'on ne faisait pas avant", nous dit Camille Villeroy, du département finances de la banque. "Cela remonte toute une chaîne de données pour aboutir dans notre rapport de durabilité", et fournir un indicateur de la performance énergétique du parc immobilier détenu en portefeuille.

Certaines de ces nouvelles données ont de quoi surprendre. Elia nous en livre un exemple déconcertant. Sur un chantier du gestionnaire belge du réseau de transport d'électricité à haute tension, si un agent de terrain découvre des plantes invasives, il a désormais pour mission de les recenser, "pour savoir si Elia va contribuer ou non à la prolifération des plantes invasives. Reconnaître ces plantes n'est pas le métier des agents qui sont sur le terrain avec casque et bottes. Nous les avons donc formés, pour qu'ils puissent alerter l'équipe durabilité, qui va ensuite donner des instructions – éviter de remuer la terre, par exemple – pour éviter de nuire à la biodiversité", détaille Pierre-Henri D’haene.

3. Harmoniser la collecte

Rassembler de nouvelles données extra financières, ce n'est déjà pas rien. "Mais le plus grand défi consiste à agréger les informations au niveau du groupe", fait remarquer Catherine Bals. C'est une troisième étape: l'harmonisation. "Il y a des groupes internationaux avec plusieurs filiales au sein desquelles les indicateurs ne sont pas calculés de la même manière. Ils doivent corriger cela pour éviter de comparer des pommes et des carottes", glisse Pierre-Henri D'haene.

4. S'organiser en interne

Ensuite, l'entreprise doit désigner les responsables du rapport de durabilité: soit en charger le directeur financier, soit l'équipe durabilité. Enfin, les indicateurs peuvent aussi être collectés département par département.

L'essentiel de la collecte des données est encore fait de manière manuelle par les entreprises. "La plupart travaillent avec des tableurs Excel, le temps de bien comprendre les règles du jeu", nous glisse-t-on. Un véritable marché des outils informatiques visant à automatiser et simplifier la mise en forme des rapports est d'ailleurs en train de naître.

Les rapports de durabilité seront-ils contrôlés?

Oui. Pour éviter que les entreprises racontent n'importe quoi, la CSRD impose un contrôle externe des informations de durabilité. Les réviseurs d'entreprises devront donc se prononcer sur de nouveaux sujets, bien au-delà des chiffres financiers – une nouvelle activité pour la profession. Dans un premier temps, le degré de contrôle qui est exigé sera moins poussé que pour les informations financières - une «assurance limitée» plutôt qu’une «assurance raisonnable», dans le jargon.

"Nous ne sommes pas prêts, mais nous nous préparons", reconnaît Patrick Van Impe, président de l'Institut des réviseurs d'entreprises (IRE). "Et nous sommes les mieux placés pour effectuer cette mission de vérification." L'IRE a mis sur pied un programme de formation pour préparer ses membres. "Est-ce qu'on sera à la hauteur? On fait tout pour. Tout le monde va devoir apprendre. C'est valable pour nous, comme pour les entreprises."

Des sanctions sont-elles prévues en cas de manquements?

"Côté sanctions, c'est encore flou", souligne Axel Bohlke, spécialiste en transition au sein du cabinet de conseil Roland Berger. "Le régulateur a opté pour une approche en douceur, bien conscient que la pratique des rapports de durabilité sera amenée à s'affiner avec les années".

Dans la pratique, chaque pays membre de l'Union européenne doit transposer la directive en droit national et définir lui-même les amendes. En France et en Allemagne, qui ont déjà transposé le texte, les sanctions prévoient de grosses amendes en pourcentage du chiffre d'affaires, jusqu'à plusieurs années d'emprisonnement pour les plus gros manquements.

Quand la CSRD sera-t-elle transposée en droit belge?

La Belgique a jusqu'à début juillet pour transposer la directive en droit belge. Le processus, initié fin 2023, est coordonné par le SPF Économie, en collaboration avec le SPF Affaires étrangères et le SPF Justice. Les discussions «sont en cours», mais le projet de loi ne devrait pas atterrir sur la table du Conseil des ministres avant fin mars, nous informe-t-on à bonne source. Comme les élections du 9 juin se profilent, «potentiellement, la date d’échéance pourrait donc être franchie, sans loi belge», avertit Patrick Van Impe, président de l’Institut des réviseurs d’entreprises.

Est-ce que les entreprises sont prêtes?

"Êtes-vous prêts à 100%?" Personne ne nous a répondu par l'affirmative."De nombreuses entreprises partent de zéro, ne savent pas quelles données rapporter, ne disposent pas des données en question – et rien n'est structuré pour les rassembler. Elles sont perdues", analyse Sébastien Leempoel, COO de Greenomy, une scale-up spécialisée dans les rapports de durabilité réglementaire.

Et ce n'est pas forcément inquiétant. N'oublions pas que les normes comptables introduites il y a un peu plus de 50 ans, ne se sont pas non plus imposées du jour au lendemain. "La CSRD est encore mouvante. La directive finira par s'appliquer à toute l'économie. Mais tout cela est encore fluctuant pour tout le monde", relativise Vanessa Temple.

En clair, ce n'est que courant 2025 que nous verrons qui a respecté, avec quel sérieux – et avec quels moyens mis en œuvre, les obligations de transparence imposées par la directive européenne.

Lourdeurs administratives

"Il faut surtout veiller à ce que cette directive ne devienne pas juste une masse de travail supplémentaire qui n'aide pas à rendre les organisations plus durables. Il y a un équilibre à trouver entre le besoin de transparence et la lourdeur de la transparence", juge Catherine Bals.

Un observateur considère même que "la majorité des entreprises voit la CSRD comme un audit qu'il faut passer sans être ennuyé. Pour la plupart, c'est un coût supplémentaire, qui ne rapporte rien à court terme". "Une bureaucratie invraisemblable", s'emporte même l'un de nos interlocuteurs.

Toutes les entreprises finiront-elles par être concernées?

De prime abord, la CSRD n'impose que la transparence, sans imposer de trajectoire d'amélioration aux entreprises. Cela explique en partie pourquoi les obligations de la CSRD sont souvent perçues avant tout comme une charge, voire comme un risque. Il n’empêche, ces obligations vont changer les règles du jeu.

"Quand tout le monde mesure, tout le monde peut aussi commencer à comparer. Et à partir de là, les investisseurs, les banques et les entreprises elles-mêmes, vont pénaliser les acteurs qui sont les moins durables – avec moins de financement ou du financement à un taux plus élevé", relève Sébastien Leempoel.

Parce que la durabilité d'une banque peut se résumer à la durabilité de ses investissements. Et parce que, pour une majorité d'entreprises, l'essentiel de l'impact se trouve dans la chaîne de valeur – chez les fournisseurs. "Ce qui veut dire que pour améliorer leur propre rapport de durabilité, les grandes entreprises vont se tourner vers leurs fournisseurs, un par un, leur demander des comptes. Et elles finiront par choisir celui qui est le plus durable", prédit le COO.

La durabilité devient un facteur de compétitivité

Difficile d'affirmer avec certitude quand ce mécanisme s'appliquera. Mais même les petites sociétés, qui ne sont pas directement concernées par la publication d'un rapport de durabilité, sentiront sans doute rapidement les conséquences de la directive européenne.

Et après tout, c'est bien l’objectif. "Non pas mesurer et contrôler le nombre de tonnes de CO2 qu'une entreprise émet, mais influencer les comportements et tendre vers une économie plus durable", rappelle Patrick Van Impe, à point nommé.

Bien plus qu'un simple changement des normes comptables, la CSRD promet donc d'ériger la durabilité au rang de facteur de compétitivité, au même niveau que le prix et la qualité. Une moins bonne performance en durabilité signifierait alors, à prix équivalent, des pertes de parts de marché. Voilà comment la CSRD risque bien de changer les règles du jeu économique.

La CSRD est-elle un risque pour l’économie européenne?

"C'est une bonne intention, mais elle a ses limites." Bernard Delvaux, CEO d'Etex, ne mâche pas ses mots. Lui qui se dit intimement convaincu par la nécessité de lutter contre les dérèglements climatiques, considère que la CSRD représente aussi "un énorme risque de déplacement des activités en dehors de l'Europe".

"En théorie, cette directive va encourager des comportements vertueux. Mais imaginez une entreprise qui quitte l'Europe et se soustrait à cette régulation – qui implique beaucoup de contraintes et beaucoup de coûts, elle devient soudainement beaucoup plus compétitive. Cela pourrait rompre le cercle vertueux et devenir un désavantage compétitif pour l'industrie européenne."

Bernard Delvaux rappelle que "les entreprises sont mobiles, elles peuvent se déplacer. Les territoires, eux, ne le sont pas. Le risque est que ces contraintes affaiblissent durablement l'industrie européenne, plus qu'elles ne renforcent une dynamique écologique."

Pierre-Henri D'haene souligne lui aussi ce risque, à un autre niveau: "La CSRD impose d'entrer en dialogue avec ses fournisseurs, pour leur demander d'intégrer de nouveaux éléments à leurs factures – comme des émissions de CO2. Mais dans un marché de plus en plus tendu, on ne peut pas leur en demander trop. La rareté de certains matériaux fait que ces fournisseurs risquent tout simplement d'aller vendre leur cuivre – par exemple – ailleurs."

Comme une alerte, là aussi, quant à la préservation de l'industrie européenne par rapport aux autres continents. "S'il y a un déplacement d'activité, ou un ralentissement de certaines entreprises européennes, cela n'aidera pas à la transition."

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Auprès de qui trouver conseil?

Pour vos premiers pas dans l’univers de la CSRD, la fédération Agoria et Greenomy proposent des guides pratiques plutôt bien faits. Mais qui dit nouvelle régulation pour les entreprises, dit aussi nouveaux services de conseil.

Les exigences européennes imposées aux grandes entreprises en matière de durabilité bouleversent, sans trop de surprise, le marché de la consultance traditionnel, et font émerger de nouveaux acteurs.

Distinguons trois catégories. Les grands, tout d'abord – les Big Four" que sont EY, McKinsey, KPMG et PWC, mais aussi Deloitte –, se positionnent sur les sujets environnementaux, et ont capté la majorité des grandes entreprises pour lesquelles ils travaillent déjà sur le reporting financier.

Ensuite, il y a de plus petits consultants, spécialisés en durabilité au sens large, et dont la réglementation CSRD n'est qu'un aspect du travail. Ils sont de plus en plus nombreux en Europe.

Enfin, il y a les entreprises spécialisées en reporting ESG, qui développent presque toutes une solution logicielle – citons Greenomy, Tapio, et D-Carbonize, en Belgique – pour la gestion et collecte des données, et puis de la mise en forme du rapport.

Le marché de ces outils se développe et est encore en train de se chercher. De grands acteurs y sont aussi présents (SAP, Salesforce et Microsoft), mais leurs solutions sont encore considérées comme incomplètes par rapport à l'ensemble des exigences de la CSRD.