L'insolente croissance du crédit privé, une bombe à retardement pour la stabilité financière mondiale?
Dans l'ombre du système bancaire, le marché du crédit privé ne cesse de croître. Tout comme les préoccupations des régulateurs, qui y voient un nouveau risque majeur pour la stabilité financière. En particulier si une récession devait se matérialiser.
Les actifs cotés en bourse, tels que les actions et les obligations, constituent généralement l'essentiel du portefeuille des investisseurs particuliers, que ce soit au travers de leur banque, leur courtier en ligne ou leurs fonds de placement. S'y ajoutent, en faible proportion, des devises étrangères, ou quelques actifs "alternatifs", comme des investissements dans des infrastructures, de l'immobilier ou encore des matières premières.
Les gros bonnets tels que les fonds de pension, les compagnies d'assurance, les hedge funds ou les family offices, eux, ont depuis longtemps compris qu'il y avait aussi de l'argent à se faire sur les marchés dits "privés". Il s'agit là d'actifs qui ne sont pas cotés en bourse, dont les prix fluctuent de manière discontinue, et qui ne sont habituellement accessibles qu'aux investisseurs institutionnels.
D'après la firme de consultance McKinsey & Company, les marchés privés pesaient 13.100 milliards de dollars à la mi-2023, forts d'une croissance de 20% par an en moyenne depuis 2018. En avril dernier, le cabinet d'audit EY évaluait même ce chiffre à 24.400 milliards de dollars.
L'énorme écart entre ces valorisations s'explique par la difficulté d'évaluer, de recenser et de catégoriser ces actifs, qui n'ont une valeur "de marché" que lorsqu'une transaction (confidentielle) est révélée.
Du private equity plus si privé que ça
Historiquement, le plus important segment de ces marchés a été celui du private equity, soit le "capital privé". Populaire depuis les années 1990 avant la bulle internet, il s'est développé par vagues au fil des cycles économiques. Généralement décrits comme opaques, ses principaux acteurs ont pourtant aujourd'hui pignon sur rue. Les plus grands d'entre eux, Blackstone , KKR , Apollo , Carlyle et TPG aux États-Unis, ou EQT et CVC en Europe, sont tous cotés en bourse, et ne s'y sont d'ailleurs presque jamais aussi bien portés.
Le fonctionnement de ces firmes est assez simple. Elles lèvent de l'argent auprès d'investisseurs institutionnels, puis l'utilisent pour acquérir des participations dans des entreprises sous-évaluées ou ayant besoin de restructuration. Ces rachats sont souvent aussi financés par un endettement important, maximisant l'effet de levier. Le but est ensuite de transformer la société pour la rendre plus rentable, afin de revendre la participation après quelques années, avec une plus-value.
En bourse, la valorisation de ces firmes de private equity ne découle donc pas directement de leurs participations, comme c'est le cas des holdings, mais bien de leurs performances opérationnelles. Ces dernières dépendent des frais de gestion annuels payés par les investisseurs institutionnels qui placent leur argent dans leurs fonds, et des profits réalisés sur les plus-values à la vente de participations. C'est ainsi que le groupe CVC Capital Partners, entré à la Bourse d'Amsterdam en avril, est valorisé environ 19 milliards d'euros, mais gère plus de 193 milliards d'actifs, allant de participations dans le prestataire de services de ressources humaines SDWorx, au réseau électrique grec, en passant par les thés Lipton.
Quand les banques se retirent, le crédit privé monte
À côté du private equity, il existe un marché du "private credit", soit du crédit privé (ou de la dette privée, selon qu'on se place côté acheteur ou vendeur). Ici, les firmes récoltent aussi de l'argent chez des investisseurs institutionnels comme des fonds de pension ou des assureurs, mais au lieu de l'investir dans des sociétés, elles leur prêtent sous forme de crédits, à l'extérieur du système bancaire traditionnel.
Les entreprises qui sollicitent ce type de financement le font généralement parce qu'elles ont des difficultés à accéder au crédit bancaire ou au marché obligataire. Les crédits accordés sont donc plus risqués au niveau de l'emprunteur, ce qui permet au prêteur d'exiger des taux d'intérêt nettement plus élevés que dans la finance traditionnelle, et variables de surcroît. Tout comme les actifs de private equity, le crédit privé est très illiquide. Une fois que l'argent a été prêté à une entreprise, ce prêt, contrairement à une obligation cotée, est relativement difficile à transférer.
Le vide laissé par les banques sur le marché de la dette a constitué une voie royale pour l'émergence du crédit privé, activité qui a explosé après la crise financière au sein même des firmes déjà actives dans le private equity, et à l'ombre du système bancaire.
Le crédit privé s'est particulièrement développé depuis la crise financière de 2008. Après l'effondrement et le sauvetage des banques par les gouvernements aux quatre coins du globe, celles-ci ont été contraintes de relever leurs niveaux de fonds propres par rapport à leurs portefeuilles de prêts, les limitant dans leur capacité à accorder des emprunts.
Ce vide laissé sur le marché de la dette a constitué une voie royale pour l'émergence du crédit privé, activité qui a explosé ces dernières années au sein même des firmes déjà actives dans le private equity, et à l'ombre du système bancaire.
"Des vulnérabilités considérables", dixit le FMI
Fin de l'année dernière, le marché du crédit privé pesait environ 1.700 milliards de dollars d'actifs sous gestion, selon les estimations du fournisseur de données Preqin, reprises par McKinsey ou encore BlackRock, bien que ce chiffre reste approximatif étant donné la difficulté de recenser les données pertinentes. D'ici 2028, il pourrait atteindre 2.800 milliards de dollars d'actifs, toujours selon Preqin.
Mais la fulgurante ascension de cette classe d'actifs n'est pas exempte de détracteurs. Colm Kelleher, le président du géant bancaire suisse UBS, avait même déclaré en novembre dernier qu'il était "clair qu'une bulle d'actifs se forme dans le crédit privé", ajoutant "qu'il suffit d'un seul élément pour déclencher une crise".
"Du fait de l’insuffisance des données à disposition, il est difficile d’évaluer dans leur globalité les risques que pose cette catégorie d’actifs pour la stabilité financière."
La principale critique faite à l'égard du marché du crédit privé porte sur son opacité. Dans son dernier Rapport sur la stabilité financière dans le monde, le Fonds Monétaire International, qui évalue, lui, le marché du crédit privé à plus de 2.000 milliards de dollars, estime que "le déplacement du crédit depuis le cadre des banques réglementées et des marchés relativement transparents vers l’univers plus opaque du crédit privé crée des risques potentiels". Et si dans l'immédiat, ceux-ci semblent modérés, le secteur présente "des vulnérabilités considérables".
Toujours selon le rapport du FMI publié en avril, les sociétés qui font appel au crédit privé sont plus risquées, et le secteur dans sa forme et sa taille actuelle n'a jamais fait l'expérience d'un retournement économique majeur. Un tel scénario poserait des risques importants pour les fonds de pension et assureurs qui ont investi dans de tels fonds via des firmes de crédit privé. "Du fait de l’insuffisance des données à disposition, il est difficile d’évaluer dans leur globalité les risques que pose cette catégorie d’actifs pour la stabilité financière", précise en outre le FMI.
Miser sur les consommateurs plutôt que sur les entreprises
En zone euro, la Banque centrale européenne veille aussi au grain. En mai dernier, l'institution mettait en avant les avantages de cette source de financement pour les entreprises, mais rappelait également que "des chocs économiques négatifs pourraient entraîner une augmentation des défaillances, des corrections d'évaluation et des pertes pour les fonds privés et leurs investisseurs. En outre, ces chocs peuvent être exacerbés par la multiplicité des effets de levier au niveau des entreprises, des fonds et des investisseurs."
Les critiques sur le crédit privé ne sont pas neuves, mais elles remontent désormais à la surface, sur fond d'augmentation des craintes de récession.
Ces critiques ne sont pas neuves, mais elles remontent désormais à la surface, sur fond d'augmentation des craintes de récession après la remontée inattendue des chiffres du chômage aux États-Unis le mois dernier.
C'est aussi dans ce contexte que les inquiétudes sur un segment bien particulier du crédit privé prennent de l'ampleur. Sur l'année écoulée, des acteurs américains comme Fortress, KKR et Carlyle se sont tous aventurés dans des rachats de paquets de prêts à la consommation accordés en Europe et aux États-Unis, avec l'objectif d'atteindre des rendements encore plus élevés qu'en prêtant directement eux-mêmes de l'argent à des entreprises.
Certains voient des relents de la crise financière dans ces paquets de prêts, car ceux-ci s'apparentent aux fameux ABS (asset-backed securities) ayant mené à la crise des subprimes.
Aucun collatéral en cas de retournement économique
En juin, Fortress, qui gère 49 milliards de dollars d'actifs, a ainsi annoncé qu'elle prendrait en charge 750 millions de livres sterling de crédits émis par Tabeo, un fournisseur de prêts dans les soins de santé basé au Royaume-Uni. Un an plus tôt, KKR (numéro 2 du secteur) avait lancé un fonds de 40 milliards d'euros pour racheter sur plusieurs années des prêts de style "BNPL" (Buy Now, Pay Later, un modèle de paiements échelonnés) octroyés par PayPal en Europe. Ce même KKR s'est associé, le mois dernier, à Carlyle pour racheter 10 milliards de dollars de prêts étudiants à Discover Financial, société spécialisée dans le crédit à la consommation.
Certains voient des relents de la crise financière dans ces paquets de prêts, car ceux-ci s'apparentent aux fameux ABS (asset-backed securities, ou MBS, mortgage-backed securities dans le cas de créances hypothécaires) ayant mené à la crise des subprimes. À la différence que les prêts concernés aujourd'hui ne sont pas adossés à des actifs réels comme de l'immobilier, et ont souvent été accordés à des taux élevés et/ou variables, à des emprunteurs déjà endettés.
Les gestionnaires des fonds, eux, mettent en avant leur prudence dans le choix des crédits, même s'ils reconnaissent que le risque de défaut grandirait en cas de turbulences économiques. Des turbulences qui, justement, sont déjà visibles. Les taux de défauts sur les cartes de crédit, par exemple, sont actuellement au plus haut depuis début 2011 aux États-Unis, alors que la hausse des taux a mis à mal la capacité de remboursement des emprunteurs. En ce qui concerne les prêts "BNPL", un récent sondage de Bloomberg révélait que 43% de personnes ayant opté pour ces paiements échelonnés étaient en retard sur leurs remboursements, et un quart disait être en défaut sur d'autres prêts à cause de leurs dépenses de type "BNPL".
Malgré ces données interpellantes, les experts du secteur s'attendent à ce que ce segment du crédit privé poursuive sa croissance dans les prochaines années, surtout si les banques font face à de plus grandes exigences en capital (comme cela sera le cas avec l'implémentation des règles de Bâle IV). Les fonds de pensions, assureurs et autres investisseurs institutionnels qui ont confié leur argent à ces géants de la finance de l'ombre, eux, ont tout intérêt à placer leur confiance dans ces prévisions optimistes. Mais en mesurent-ils le risque tout aussi croissant?
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