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interview

Harold Boël, CEO de la Sofina: "Il faut se réinventer entre générations. Le monde change"

©jonas lampens

Harold Boël, CEO de la très discrète Sofina, lève pour la première fois le voile sur la machine qui s’active en coulisse afin de dénicher les futures pépites. Actionnaire de WhatsApp à une époque, et d’Uber aujourd’hui, le regard est désormais rivé vers l’Asie.

Du haut de ses 120 ans, la Sofina aurait pu prendre la poussière au fil du temps, forte de son histoire. Pourtant, il n’en est rien. En coulisse, loin du bruit médiatique, la puissante holding détenue par la famille Boël est parvenue à se tailler une place de choix au capital des grands noms de ce monde: des géants bien installés à la Danone, Colruyt ou Orpea, jusqu’aux Gafa avec Uber, en passant par les pépites asiatiques comme Byju ou Zilingo. À l’occasion d’une rare interview, Harold Boël (54 ans), CEO, nous reçoit dans l’ambiance feutrée des bureaux qu’occupe le groupe, rue de l’Industrie à Bruxelles, et lève le voile sur la machine qui s’active en vue de dénicher les futures pépites.

Sofina

- Fondée il y a 120 ans, la holding est détenue à 54,5% par la famille Boël.

6,54 milliards d’euros de fonds propres en 2018, pour une équipe d’une vingtaine d’investisseurs répartis entre trois bureaux. Le dernier, à Singapour, a été ouvert fin 2014, quand la Sofina a décidé de grandir en Asie. Il comptera une dizaine de profils fin 2019.

- Active dans la consommation et la distribution, les soins de santé, la transformation digitale et le monde de l’éducation. Aussi bien en Europe et aux USA qu’en Asie. 

- Actionnaire d’entreprises comme bioMérieux, Byju’s, ColruytDanone, Orpea, SES et Uber (en indirecte). A été actionnaire de Yahoo, Flipkart, WhatsApp et Eurazeo.

 

 

Depuis la cafétéria du majestueux hôtel particulier classé, niché en plein cœur du quartier européen, on l’interroge: "Ce n’est pas souvent que ces murs doivent accueillir des journalistes", en référence à la discrétion quasi légendaire de ce fleuron belge du monde du private equity (soit, les investissements directs et indirects dans des entreprises non-cotées). "Oh si, quand même", rétorque notre interlocuteur, non sans esquisser un sourire. Avant d’ajouter: "Par contre, trois d’un coup, c’est très certainement exceptionnel."

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C’est que l’actualité le demandait. 2018 est un grand cru pour la Sofina. Sur les douze mois de l’année écoulée, l’action a rapporté à l’investisseur, dividende inclus, un rendement de 28%, quand, à titre de comparaison, l’indice Bel 20 baissait de 18,5% sur la même période. De quoi susciter quelque jalousie du côté de Berkshire Hathaway du super-investisseur américain Warren Buffet, d’Investor de l’influente famille suédoise Wallenberg, ou encore d’Exor de la célèbre famille Agnelli (Fiat).

Puis, il y a eu aussi cette porte ouverte à une communication accrue vers l’extérieur, avec l’envoi, en janvier 2018, d’une newsletter. Une première pour le groupe coté depuis un siècle, permettant aux actionnaires de ne plus avoir à patienter jusqu’à la publication du rapport annuel pour connaître les avancées des activités. Pour Harold Boël, il ne faut pas y voir un changement de style. "C’est un chemin, plutôt qu’un Big Bang. Notre histoire tient plus de l’évolution que de la révolution", glisse-t-il. Même si, "et c’est une des forces des sociétés familiales, pour durer, il faut se réinventer à travers les générations. Simplement parce que le monde change". Le cadre est posé.

©jonas lampens

Est-ce encore plus vrai dans un monde du private equity devenu davantage concurrentiel qu’auparavant? Quelle est la stratégie pour se démarquer?
En effet. Fort de ce constat, nous avons décidé l’an passé, en plus de continuer à nous positionner comme un acteur de croissance au niveau mondial, d’un focus dans quatre grands secteurs que sont la consommation et la distribution, les soins de santé, la transformation digitale et le monde de l’éducation. Parce que cela nous donne une connaissance accrue, mais aussi une légitimité supplémentaire par rapport à la concurrence. Du reste, parce que le monde est aussi devenu plus imprévisible et risqué, nous avons choisi de mettre l’accent sur la diversification, afin de limiter notre exposition et donc l’impact global que pourrait avoir quelque événement que ce soit.

"Créer des relations, cela fait partie de notre ADN historique."

L’an dernier, la part de vos actifs en Europe est descendue sous les 50%. Doit-on s’attendre à une baisse accrue?
Non. L’Europe va continuer à être le cœur du réacteur, avec un poids de 40% de nos actifs (pourcentage calculé sur base pondérée du chiffre d’affaires réalisé par zone géographique, NDLR). Du reste, 30% viendront des Etats-Unis, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, et 30% d’Asie, marché où nous sommes pour l’instant aux alentours de 20%. On va essayer d’y grandir encore. Enfin, il restera une petite poche "reste du monde", mais qui ne sera qu’opportuniste. Nous ne démarcherons pas.

Mais n’est-ce pas quand même le signe que le Vieux Continent serait en fait devenu moins attrayant?
L’idée est pour nous d’agrandir notre vivier. Par contre, pour ce qui est de l’Europe, a contrario, les écosystèmes existants de capital-risque à Londres, Berlin, Paris, Amsterdam et Stockholm ont permis la naissance de sociétés avec un impact mondial. Pensez à Spotify ou Skype, à l’époque. C’est encourageant. Je ne pense pas qu’il y ait une fatalité du déclin de l’Europe. Il y a tous les éléments pour continuer à assurer la prospérité future. De même, la Belgique en particulier est en train de se faire un nom au niveau des biotechs, avec des investisseurs, de l’innovation, des centres de recherche,… Tout le monde atteint la taille critique. ça commence à foisonner.

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©jonas lampens

Quelle différence avec l’Asie?
Ce qui me frappe là-bas, côté distribution et consommation, c’est leur capacité d’innovation et d’utilisation des nouvelles technologies. Comme le hors-ligne était historiquement moins grand et moins développé qu’en Occident, on a vu émerger des business models très différents, au point que cela en devient un laboratoire très intéressant aujourd’hui. C’est le cas, par exemple, avec Zilingo (la plateforme singapourienne de vente de vêtements et de cosmétiques, NDLR). Comme les clients du sud-est asiatique sont moins sensibles au branded fashion, ils utilisent la plateforme pour aller découvrir ce qui se passe dans la mode, mais pas dans les marques. C’est tout à fait inconnu chez nous.

Quid de la stratégie de discrétion pour laquelle vous avez longtemps opté, qui a pu vous donner une image un peu poussiéreuse à une époque? était-ce devenu un frein dans votre développement?
Je ne peux que constater que les gens qui parlent de nous ont pu avoir cette impression. Et de là, la nécessité d’être plus proactif et d’expliquer ce que nous faisons. Car, quand un entrepreneur ou une famille cherche du capital, si vous n’êtes pas "top of the mind" auprès des banquiers d’affaire, des avocats, voire même des jeunes talents, cela constitue un handicap commercial certain, un risque de déconnexion.

"Nous avons en effet une exposition à Uber, bien que je ne puisse pas donner plus d'information sur le chiffre exact."

L’accent mis sur l’Asie n’est pas sans rappeler vos débuts dans la Silicon Valley, il y a de cela quelques dizaines d’années… Comment attaquez-vous ce marché?
L’accent est vraiment sur les fonds de private equity. On déroule le modèle de la même façon qu’on a pu le faire aux USA, en Europe, en Inde et puis en Chine. En lieu et place d’investissements directs dans des entreprises de croissance, nous prenons des participations aux côtés d’autres investisseurs. Même si je n’exclus pas que nous fassions un jour un investissement direct à la Colruyt ou BioMérieux en Asie.

Comme aux USA, dans cette idée de coinvestissement en Asie, le nom de Sequoia n’est pas loin. À quand remonte votre relation avec ce célèbre fonds de capital-risque américain?
Créer des relations fait partie de notre ADN historique. Notre histoire avec Sequoia remonte aux années 90 déjà, quand on a commencé à investir dans la Silicon Valley. Depuis, on les a suivis sur tous les fonds (ils doivent en être au 16e), en investissant consécutivement dans Yahoo!, Google, YouTube, LinkedIn, Instagram ou encore WhatsApp. Aujourd’hui, ce serait quasi impossible d’entrer en relation de but en blanc avec eux. Ce sont des gens très performants. Ils sont les premiers à avoir compris le changement intervenu dans les années 2000, à l’époque où 95% du capital-risque mondial était à San Francisco/Palo Alto, en ouvrant une franchise en Chine et en Inde. Là aussi, on les a accompagnés, ce qui a été le cœur de nos premiers investissements en Asie.

©jonas lampens

Et qui vous a permis de monter au capital de grands acteurs… Comme dans Uber?
Nous avons effectivement une exposition indirecte à Uber, mais je ne pourrais pas vous renseigner le montant exact. Il faut bien comprendre que l’ordre de grandeur de nos investissements dans un fonds donné est de 10 millions de dollars. Or ces fonds ont une taille de l’ordre de 500 à 600 millions. Ce qui veut dire que notre part d’une des sociétés dans lesquelles ils ont investi concerne des dixièmes, voire des centièmes, de pourcent. L’impact de leur entrée en Bourse sera donc limité.

Pour autant, vous avez aussi été actionnaire, via-via, de WhatsApp, racheté en 2014 par Facebook pour 19 milliards de dollars. Quelle a été votre réaction alors?
On s’est dit: "Wow, qu’est-ce qui se passe ici?!" (Il rit). Car la plupart du temps, avant une sortie, ce genre de sociétés entrent d’abord en Bourse. Mais là, on a été surpris. Pour ce qui est de l’impact que cela a eu in fine sur nos comptes, sur la taille du portefeuille Sofina, on parle de quelques dizaines de millions d’euros.

"L’impact, pour nous, du rachat de WhatsApp par Facebook se chiffre à quelques dizaines de millions d’euros."

N’est-ce pas presque paradoxal, que la "vieille" Sofina, belge, soit au premier rang des deals les plus chauds au monde?
Oui… (Il réfléchit) Ce sont des vues à long-terme. Quand on investit dans le private equity, il faut être capable de jouer sur la durée. Car cela peut prendre jusqu’à dix ans avant que les fonds investis reviennent.

De par cette vue, centrée sur la durée, être coté en Bourse fait-il toujours sens?
Nous avons la chance d’avoir un actionnaire de contrôle, incarné par ma famille qui a cette vision dans ses gènes. Quant au reste de notre actionnariat, il est en grande partie composé d’investisseurs individuels belges qui ont fait le choix d’aligner une partie de leur patrimoine avec les fortunes de la Sofina. Dans une optique similaire.

©jonas lampens

L’aspect familial, c’est un atout pour les Sofina, Verlinvest et autres GBL qui investissent à l’étranger?
C’est en effet très utile et très porteur, car une très grande partie des entreprises asiatiques sont familiales. Nos interlocuteurs ont dès l’impression de traiter, non pas avec une institution dont la politique pourrait changer en cours de route, mais bien avec une structure stable dans le temps – nous en sommes à la cinquième génération maintenant. D’ailleurs, notre politique d’investissement naît aussi des valeurs familiales imprimées par l’actionnaire de contrôle.

Une vision à long-terme qui vous rend quelque peu atypique dans le monde du private equity, non?
Très clairement. Nous avons la conviction que la valeur se crée tous les jours et pas seulement au moment de la sortie d’une boîte, comme c’est généralement le cas dans le monde du capital-investissement. Nous sommes par exemple actionnaire de Colruyt, et ce, parce que nous avons reconnu qu’il y avait devant nous une possibilité d’être utile, d’apporter de la valeur et des espoirs de croissance au quotidien.

"L’Asie est devenu un laboratoire d’innovation très intéressant pour l’Occident."

Pourtant, vous y avez progressivement réduit votre participation. Une sortie est-elle envisagée à un moment donné?
"It’s tough to make predictions, especially about the future", ironise-t-on parfois dans la finance. Il ne faut jamais dire jamais. On regarde régulièrement l’ensemble de notre portefeuille en se posant deux questions: un, est-ce que nos espoirs de rendement, sur les cinq prochaines années, par rapport à cet actif, et compte tenu de sa valorisation aujourd’hui, sont satisfaisants? Et deux, est-ce que nous, Sofina, apportons de la valeur? Tant que les réponses sont oui, on reste.

"Difficile de faire ce métier sans être optimiste"

Patron de la Sofina depuis 2008, Harold Boël explique que, "sans être optimiste, c’est très difficile de faire ce métier". Car "on parie sur le fait que demain sera mieux qu’aujourd’hui." Dès lors, pour l’accompagner dans ses réflexions, l’homme s’est bien entouré. Il peut compter sur une équipe d’une soixantaine de personnes, réparties entre trois bureaux dans le monde, qui lui apportent chacune un regard neuf. "L’âge moyen de nos investisseurs, par exemple, est de 35 ans."

Du reste, il n’est pas seul derrière la discrète, mais puissante, holding belge. La famille Boël, dont il représente la cinquième génération, détient 54,5% des parts de l’entreprise. "Si je suis le seul membre actif au niveau de l’exécutif de la société, dans ma génération, plus d’une dizaine de mes cousins sont actifs dans les différents organes de gouvernance, que ce soit au niveau du conseil d’administration de la Sofina ou du consortium pour notre structure de contrôle."

Né en 1964, se pose toutefois la question de la génération à venir, âgée de 25 à 35 ans. Sont-ils peu à peu amenés à prendre des responsabilités dans un mouvement plus large constaté dans le pays d’intégration progressive de la "next gen" dans les affaires? "Nous organisons des activités pour les intéresser, avoir un dialogue. Mais il n’y a pas de timing clair à ce sujet."

Puis, tant qu’à être dans un registre plus personnel, on l’interroge alors sur une de ses passions: la photographie. "Si vous aviez le pouvoir de prendre une photo de l’avenir, que voudriez-vous y voir?" "Vous connaissez le blog ‘Humans of New York’?", interroge à son tour Harold Boël? "En apparence, les photos de Brandon Stanton n’ont l’air de rien, ce sont de simples portraits pris en rue, mais ils ont la capacité de faire parler les gens par le biais des légendes qui les accompagne. Ce qui en ressort, c’est une extraordinaire résilience, même face à des histoires dramatiques, de l’altruisme, la volonté que les choses aillent mieux. C’est pour moi là une belle image pour l’avenir."

Et dans cette image, que voit-on pour le vaste domaine du Chenoy (Court-Saint-Etienne) détenu par la famille et homonyme du domaine viticole anciennement dirigé par Philippe Grafé? Pourrait-on y voir pousser des vignes? Après tout, le vin wallon a le vent en poupe, avec son 1,32 million de bouteilles produites l’an passé. "Du vin chez nous, ce n’est pas tout de suite à l’ordre du jour. Parce que pour en faire du bon, il faut une mauvaise terre et beaucoup de soleil."

 

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Benoit Carlier, Alexandre Faletta et François Lecocq.
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