"Le patron dans sa tour d'ivoire, c'est fini"
Les "Sociétés coopératives de productions" sont propriétés des employés. Le principe "1 personne = 1 voix" fait la loi et la gestion est transparente. Le modèle existe depuis plus d’un siècle en France. L’Union des Scop Wallonie-Bruxelles veut importer le modèle. Focus sur l’enjeu et sur une de ces Scop française, l’Abattoir de l’Aisne.
L’Abattoir de l’Aisne s’est sauvé de la faillite en devenant une société coopérative de production, une Scop. Il se gère en assemblée générale: une personne égale 1 voix. Ses ouvriers possèdent 65% du capital. Le modèle existe depuis plus d’un siècle en France. L’Union des Scop Wallonie-Bruxelles veut l’importer.
Reportage
Sur le logo, la tête coincée entre les lettres "T" et "I", le visage du cochon affiche un air perplexe, voire triste. On peut le comprendre: être l’icône de l’Abattoir de l’Aisne n’est sans doute pas la place la plus drôle pour lui.
Excepté chez les porcidés, l’ambiance est pourtant au beau fixe dans cette PME française installée à Le Nouvion en Thierache, en bordure franco-belge. Le chiffre d’affaires est satisfaisant 21 millions d’euros , les commandes suivent et, surtout, les employés se sentent concernés par la destinée de leur entreprise. Depuis le début de 2013, celle-ci est constituée en Scop et chaque salarié est devenu actionnaire. Comment? Grâce à une émission de télévision.
Mi-2012. La société, appelée alors Pig’Aisne, est en difficultés financières et le spectre de la liquidation est d’autant plus présent que, le 31 décembre 2012, l’abattoir perdra son agrément s’il ne conforme pas ses installations aux normes sanitaires requises. Un coût d’environ 300.000 euros.
Le directeur, assisté d’Arnaud Laplace, responsable du site, et d’Annie Doyet, responsable des ressources humaines, prend son bâton de pèlerin pour trouver un repreneur. Mais de retour de la chasse, l’équipe est bredouille. Si les clients regrettent la fermeture prochaine de Pig’Aisne, aucun d’entre eux n’envisage une reprise. Arrive ce moment où Arnaud Laplace, devant sa télévision, découvre une émission qui évoque les Scop.
Une Scop n’est pas une information exclusive, mais une "Société coopérative de production". Les ouvriers y sont des associés, ils possèdent la majorité du capital et élisent leur dirigeant selon le principe "1 personne = 1 voix". Une partie des bénéfices est rétrocédée aux employés, une autre est placée en réserves dites impartageables pour consolider la viabilité de l’entreprise.
Au lendemain de sa soirée télé, Arnaud Laplace demande à Annie Doyet de se renseigner. Avec le soutien de l’Union régionale des Scop du Nord-Pas-de-Calais, un plan prévisionnel est lancé. Deux grandes difficultés s’annoncent: la mise aux normes et l’éviction d’une partie du personnel. La production ne permet pas de garder tout le monde. La partie "découpe", trop saisonnière, trop coûteuse, n’est pas conservée. Les cochons ne sont plus achetés ni transformés en jambon par l’abattoir. C’est la prestation (l’abattage) qui est facturée.
L’entreprise partagée
La nouvelle société, l’Abattoir de l’Aisne, embarque 25 personnes (sur 42) dans l’aventure. Tous sont licenciés, tous deviennent associés et bénéficient, dans la foulée, des 10.000 euros de l’Arce, à savoir l’aide à la reprise ou à la création d’entreprise. Cet argent versé à l’abattoir permet de mettre les installations aux normes. "On sauvait notre emploi, mais on embarquait aussi tout le monde dans une aventure sans assurance de réussite", se souvient Annie Doyet. Le risque est réel, mais il faut agir vite. Quatre mois après la vision de Laplace, la Scop est en place. L’abattoir reste un abattoir, mais tout a changé.
Un an et demi plus tard, à l’exception de deux personnes engagées entre-temps, les employés travaillant à la chaîne sont tous des associés. Tous des patrons? "Au début, chacun donnait son avis sur tout dans le travail. L’un disait qu’on ne pouvait pas lui donner une consigne parce qu’il était associé", se souvient Annie Doyet. "Il a fallu mettre les choses à plat et dissocier les places du travailleur et de l’associé." Très rapidement, l’implication et motivation des ouvriers sont décuplées. "Le rapport aux outils de production est complètement différent. Ils éteignent les lumières avant de partir, les absences de certains sont moins fréquentes."
Qu’en disent les partis politiques belges?
Sollicités la veille des élections par Febecoop (Fédération belge de l’économie sociale et coopérative), les partis politiques se sont positionnés par rapport à la transmission ou reprise d’entreprises par les travailleurs, dans le cadre de coopératives participatives. Selon le document de Febecoop, "pour le PS et le SP.A, il importe non seulement de défendre le droit de préemption des travailleurs pour acquérir une entreprise sous forme coopérative, mais aussi de garantir, à ces entrepreneurs, le maintien de leur statut de travailleurs salariés. Plus prudents, le CD & V et le CDH estiment que cette solution, si elle peut être traitée comme une option, ne doit pas être considérée comme la panacée.
Soucieux de lier entrepreneuriat et aide sociale, le MR propose de donner un coup de pouce aux travailleurs qui investissent dans le rachat de leur entreprise. Très engagés sur le sujet, Groen et Écolo ont d’ores et déjà mis en chantier cette question et, pour soutenir ce type d’initiatives, proposent une série de mesures concrètes."
Avec des réunions au début tous les quinze jours, l’organisation Scop a permis de rendre les énergies positives et de fluidifier le circuit de l’information. "La transversalité est beaucoup plus forte", constate Claire Strozycki, responsable chaîne qualité. "Finies les critiques juste pour la critique. Les dysfonctionnements sont identifiés dans un esprit constructif. Comment améliorer tel poste? Comment améliorer la qualité?"
La transparence des comptes, des enjeux, des débats qui animent l’abattoir sont sur la place publique. Les questions des ouvriers trouvent des réponses, ce qui charge un peu plus la barque d’Annie Doyet, RH de l’entreprise. "Mon travail a complètement changé. Nous informons plus, cela me demande beaucoup d’énergie. Mais maintenant, on m’écoute!" (Rires.)
Alexandre travaille depuis 2011 à l’abattoir. Il a tout de suite été séduit par l’idée de la Scop. Le boulot lui plaisait, il fallait essayer. Et puis, quitter pour aller où? Les 10.000 euros? "Je préfère les mettre dans une création que les recevoir tous les mois." Depuis qu’il est patron, le salaire est sensiblement le même, le travail aussi, mais son rapport à la hiérarchie et son regard sur l’abattoir ont évolué. "Un robinet qui coulait, ce n’était pas à nous de régler le problème. Mais ce sont les petites choses qui rapportent de l’argent. À présent, on fait gaffe aux détails. Le jeudi, on nettoie les appareils, on s’occupe aussi des espaces extérieurs, on taille les haies."
Tout ce qui n’est pas externalisé est gagné. L’an prochain, l’abattoir devra malgré tout faire face à une dépense importante: le système de refroidissement sera remplacé. Coût: 600.000 euros. Pas toujours facile de partager des chiffres pour Annie Doyet. Elle en rit. "Quand je parle bilan, je perds tout le monde!" Pourtant, Alexandre suit. "On est au courant pour le remplacement du système de refroidissement. Je ne connais pas exactement les montants, mais je sais que l’entreprise est en bonne santé. Les banques envisagent positivement de nous prêter l’argent."
Tous les salariés n’ont pas vocation à s’impliquer dans la vie de l’entreprise et la délégation de pouvoir reste effective. Comme le précise Jean-Marc Florin, directeur de l’union régionale des Scop et Scic du Nord Pas-de-Calais Picardie, "il y a des Scop où les associés salariés font pleinement confiance à leur organe dirigeant. Cela s’inscrit aussi dans leur histoire, où ces dirigeants ont fait leurs preuves dans des situations difficiles. La démocratie, c’est aussi déléguer. Mais, avec la Scop, si les salariés associés veulent reprendre la main, ils en ont le pouvoir. La loi coopérative leur confère 65% des droits de vote."
De fait, pour l’investissement dans le système de refroidissement à l’abattoir, la décision se prendra en AG. Un homme, une voix.
En attendant la Scop belge
En France, les Scop font partie du paysage entrepreneurial depuis plus d’un siècle. Fin 2013, la Confédération générale des Scop a recensé 2.252 sociétés coopératives membres (sur les 2456 existant en France). Elles rassemblent 45.700 salariés, pour un chiffre d’affaires de 3,9 milliards d’euros. Ces repères sont tous en hausse. Profitant de la vague, le gouvernement Hollande entend doubler le nombre des Scop en 5 ans. "Si l’objectif est désigné, il faut encore mettre les outils en place", avance Jean-Marc Florin. "Nous attendons beaucoup de la banque publique d’investissement (qui doit développer les PME innovantes, l’économie locale, sociale et solidaire, un des premiers engagements du président François Hollande, NDLR) qui prend ses marques. Il n’y aura pas de nouvelles dispositions fiscales et sociales particulières. Il nous faut compter sur nos propres forces et atouts."
L’enthousiasme politique français n’est pas surprenant. Les Scop sont perçues comme des outils réussissant l’impossible alchimie entre la gauche et la droite. Outil de solidarité encourageant la liberté d’entreprendre, elles sont le trait d’union des idéologies. Seraient-elles également la solution miracle face à la crise, avec la relance de secteurs moribonds comme la sidérurgie? Pas vraiment selon Jean-Marc Florin. "Depuis dix ans, malheureusement, les Scops partagent les mêmes statistiques que le secteur industriel au niveau national. On constate un déclin et une prédominance des sociétés de services. Il y a 20 ans, le secteur secondaire et BTP (bâtiment et travaux publics) constituaient les deux tiers des Scop. Aujourd’hui, les Scop de ces secteurs ne représentent plus que 40%. (…) On arrive bien à faire quelques coups, mais il ne faut pas se leurrer. Il n’y a bien souvent presque plus rien à sauver." Le Belge Jean-François Coutelier partage le constat. "On ne solutionnera pas un secteur uniquement avec les Scop. Parfois, des entreprises doivent objectivement fermer. Mais la possibilité d’une reprise par les employés est un mécanisme intéressant. Avoir un tel outil permettrait aux politiques, souvent démunis, de ne pas venir les mains vides, d’avoir là une proposition à discuter."
Jean-François Coutelier est secrétaire général de l’Union des Scop Wallonie-Bruxelles (USWB). Le titre surprend, compte tenu que de telles structures en Belgique n’existent pas. Qui compose ce regroupement de rien? Une trentaine de sociétés ou d’associations avec des activités marchandes. Leur point commun: une gouvernance avec la participation active des travailleurs. Les Scop n’existant pas, l’Union pense qu’elles mériteraient d’être inventées en Belgique. Ce groupe milite donc pour un cadre législatif et fiscal attractif favorisant l’émergence du système.
En Belgique, "rien n’empêche de faire de la participation de travailleurs, mais rien ne le favorise", explique Jean-François Coutelier. Le cadre belge serait très proche du modèle français, avec tout de même quelques spécificités. "Les personnes à la tête des Scop pourraient être indépendantes. En France, tout dirigeant de Scop doit être salarié, mais des mécanismes d’aide au démarrage spécifiques existent." Autre différence, "une nouvelle loi en France permet que toute entreprise souhaitant être revendue doive en informer les travailleurs qui ont la possibilité de la reprendre en Scop. La mesure a effrayé le monde patronal. On ne proposera certainement pas ceci en premier lieu et de manière si carrée. Soyons dans le dialogue. On ne veut pas cliver."
Les Scop généreront peut-être un peu d’emplois ("comme elles ne rémunèrent pas beaucoup le capital, leur marge de manœuvre pour se développer est plus grande"), mais l’objectif premier est de proposer un nouveau mode d’organisation. "Ces entreprises sont plus résilientes par rapport à la crise. Leurs emplois sont moins délocalisables. C’est un autre rapport à l’entreprise par les travailleurs." Selon la Confédération générale des Scop, le taux de pérennité à 3 ans des Scop est égal à 76 % contre 65 % pour l’ensemble des entreprises françaises.
L’USWB s’attend-elle à un patronat méfiant face à cette montée de l’ouvrier dans le bureau de direction? "Pas du tout. Je suis très présent dans le monde patronal et je le vois en réflexion sur son fonctionnement. Le patron dans sa tour d’ivoire, c’est fini. Les questions d’intelligence collective, de sociocratie, de nouvelles dynamiques percolent. On est moins dans l’idéologie qu’en France. Les Scop, ce n’est pas les travailleurs au pouvoir pour les travailleurs au pouvoir, mais la participation grandissante des collaborateurs. Quand on voit le degré d’implication des travailleurs dans leur société aujourd’hui, il y a de quoi paniquer!"
Ce n’est pas le cochon logo de l’Abattoir de l’Aisne qui le contredira.
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