En Belgique, le championnat de football féminin peine à se libéraliser. La Super league souffre d'un amateurisme qui freine l'évolution de nos joueuses d'élite.
Par
Caroline Azad
| 16 septembre 2022
Coordination: Clément Bacq |
Photos: Frédéric Pauwels (Collectif Huma)
Développement: Benjamin Verboogen
En atteignant les quarts de finale pour la première fois de son histoire, la Belgique a brillé comme jamais lors de l'Euro féminin cet été en Angleterre. La méthode Serneels et les prouesses de star à la Nicky Everard permettent enfin de miser sur une percée plus marquante encore du football féminin belge dans la cour des grands. Même si la sélection nationale actuelle est surtout le miroir néerlandophone de deux clubs en particulier, Anderlecht et Louvain.
Ça, c'est pour le côté le plus visible et, a priori, le plus accessible au grand public, surtout le plus néophyte. Car tout se joue en réalité au niveau des faces cachées du décor, et différemment des deux côtés de la frontière linguistique. Que ce soit sur le terrain, dans les vestiaires, les salles de réunion, les bilans financiers ou les huis clos des grands chefs. Mais aussi sur les bancs d'école et d'université, depuis les rêves d'enfance ou dans une chambre d'ado dont la vie de footballeuse n'a d'élite que le nom, bien qu'elle se calcule à temps plein et se construit sur des tas de sacrifices ... invisibles, eux aussi.
À 22 ans, Manyima Stevelmans est l'une des étoiles montantes du football. Etudiante en psychologie sportive, May est passée par le KRC Genk avant de rejoindre la Super league carolo en début de saison dernière. Déterminée à faire carrière dans le foot, elle est multilingue, observatrice et appréciée pour sa vitesse et ses capacité de duel.Plonger dans les coulisses du football féminin est une expérience à la fois singulière et déconcertante. Elle ne s'achève pour ainsi dire jamais puisque le milieu est en phase d'évolution permanente. On y découvre un monde à l'image de nos sociétés, inégalitaire, paradoxal, égocentré et orgueilleux. Indéniablement façonné par des décennies de passions, de luttes et de résistances, mais où les artisans des victoires et des avancées sont aussi parfois ceux qui freinent son envol et mènent aux défaites. Autrement dit, les maux du football d'élite féminin belge (et wallon en particulier) sont connus et la solution tient essentiellement en trois mots: création de marché.
À quelques minutes du match à domicile contre Alost en Super league le 22 décembre 2021. Pour leur grande première au stade du Mambourg, les Zébrettes ont goûté la victoire (2-0)Comment y parvenir? Libéraliser, inclure des montants d'indemnités de transferts, des indemnités de formations, casser les codes, bousculer des règles surannées et placées sous la haute protection d'acteurs qui gagneraient pourtant à être moins exclusifs. C'est en tout cas ce qu'on a vécu et compris du côté du Sporting de Charleroi. Alors qu'il était élu à la tête de la Fédération belge de football (fonction pour laquelle il a refusé de percevoir la moindre rémunération, y compris en notes de frais), Mehdi Bayat a saisi la dynamique fédérale pour la décliner au niveau de son club. La section féminine d'élite du Sporting est née en 2020, menacée d'emblée par de fortes résistances en interne et secouée dans son développement par les effets imprévisibles de la crise sanitaire.
En dépit d'une qualité de jeu qui doit faire ses preuves et d'un projet qui manque encore d'unanimité, le principal atout du Sporting, en plus des ambitions de son dirigeant, reste sa zone géographique. Contrairement à la Flandre, où il y a plus de concurrence, en Wallonie, seuls le Standard Femina (en place depuis 1971) et Charleroi peuvent prétendre à avoir une équipe en Super league - et une réserve en D2 nationale qui prépare ensuite les filles à intégrer le championnat.
Mais on a beau avoir une expérience de vingt ans dans le milieu, le football féminin reste un secteur très particulier et difficile à faire émerger, selon Mehdi Bayat. "On pense que si on s'en sort dans le football masculin, le foot féminin sera facile, mais je me suis rendu compte très rapidement que ça n'a rien à voir. Le monde amateur féminin, par rapport au monde professionnel qu'on veut mettre en place, était toujours très réticent et c'est vrai que là-dessus, la Fédération aurait pu être plus ferme. Je suis arrivé dans le foot féminin en me disant qu'on allait changer les manières de fonctionnement, pousser aux transferts des joueuses, essayer de créer une concurrence (...) J'étais même prêt à dépenser plus d'argent que les règles fixées, mais j'ai perçu que beaucoup de personnes l'ont mal pris. Beaucoup de clubs n'étaient pas d'accord de libéraliser, ils voulaient d'une certaine manière rester sur des principes propres à eux."
La présence de Mehdi Bayat avant le match contre Alost - ici à droite de l'image - et les mots d'attention des joueurs à l'égard de la sélection féminine ont été perçus comme des marques de "respect" et de "considération" par les joueuses.C'est-à-dire? "Au niveau financier, par exemple, malgré le fait que Charleroi était prêt à proposer plus de contrats professionnels (les nouvelles normes imposent un minimum de trois contrats professionnels par équipe pour qu'un club intègre la Super league, NDLR), certaines filles n'étaient pas intéressées, en tout cas pas de cette manière-là. Je ne veux pas sous-entendre que d'autres clubs paient de l'argent au noir, mais, très clairement, il doit y avoir quelque chose qui ne correspond pas aux critères que nous voulions défendre à Charleroi, c'est-à-dire déclarer les contrats. J'étais très surpris la première année de constater que le Sporting de Charleroi était l'un des clubs qui avait le plus de contrats professionnels dans son équipe de Super league, soit quatre."
Il n'empêche, après l'euphorie et le chaos de la première année, le Sporting a voulu se doter de moyens supplémentaires en embauchant une figure emblématique du football belge, l'ancienne Red Flame Aline Zeler. Si l'effet d'une chute est généralement proportionnel aux attentes (la coach a médiatisé sa démission en plein milieu de saison, l'année dernière), l'attraction fut, pour certaines, immédiate.
À Jemeppes-sur-Sambre, où les travaux de rénovation ont repris suite aux inondations, Perrine Balant, 19 ans, nous reçoit dans la maison familiale en tenue d'entraînement. Ici, Charleroi orne la vareuse, mais c'est le Standard qui domine les cœurs (et la décoration de la chambre). "Je suis venue à Charleroi pour Aline, je me suis dit, au vu de son parcours, que c'est quelqu'un qui allait vraiment vouloir apporter quelque chose de structuré et démarrer un beau projet, ça m'a mise en confiance. Puis c'est la première fois que je me sens vraiment bien dans une équipe. À Charleroi, tout le monde est sur le même pied d'égalité, on ne va pas te faire un sale coup pour que tu ne puisses pas jouer."
Des murs aux vêtements, en passant par la couette, le pyjama et le style de vie, tout est football chez Perrine Balant.Étudiante en première année de kiné, Perrine a une vie remplie de football. Rien n'était prévu, tout s'est enchaîné par passion, en fonction des circonstances. Partout dans la maison, les exercices et conduites de balles ont eu raison d'une myriade d'ampoules. Du mini foot dès l'âge de 5 ans à sa sélection en équipe nationale des jeunes, Perrine est aussi restée 4 ans au Standard avant de rejoindre Charleroi. Un sacrilège, donc, pour la famille Balant, fervente supportrice des Rouches depuis plusieurs générations, même "s'il a fallu se taper Liège 4 fois par semaine et y rester de 17h à 22h pour les entraînements en semaine et le match du samedi. En plus de l'école".
Avec une convention diminuée de moitié et qui sert surtout à payer les frais de déplacement, "l'argent n'est pas le moteur" pour Perrine. "Ce qui compte c'est d'être heureuse. Le foot, ça t'oblige à avoir une discipline de vie, une rigueur et du courage aussi. Tout est important. On ne va pas se le cacher, ça t'apprend à persévérer. On ne voit pas forcément les efforts que tu fais alors que tu en fournis tout le temps. Même quand tu es à bout physiquement et mentalement, tu y vas quand même."
Quitte à sacrifier sa vie d'ado? Pas de sortie, pas de ciné, pas de boutiques. Juste le temps de faire le foot et les études. "Quand on t'invite à un anniversaire et que tu as match le lendemain, tu déclines. Quand j'étais encore à l'école, des amis avaient proposé de partir une semaine en vacances, mais j'ai dû refuser, car j'allais manquer les entraînements. C'est difficile d'expliquer aux autres ce qui est important pour toi, c'est tellement logique dans ta tête. Beaucoup de gens extérieurs au foot ne comprennent pas ça."
Du Standard, n'en parlez surtout pas à Lysiane Dogniaux, déléguée auprès des Zébrettes du Sporting. L'identité carolo et les rayures du club dans les tripes depuis plus de cinquante ans, Lysiane est surtout une pionnière du football féminin en Belgique. Et quand on sait à quel point les archives manquent sur le sujet, on mesure toute l'importance du récit de vie qu'elle s'apprête à partager. "Je ne marchais pas encore que je shootais déjà dans un ballon, le football c'est le fil rouge de ma vie."
Mais avant de commencer l'interview, place à la chaleur d'un accueil généreux et bienveillant. "Que voulez-vous boire? J'ai de la bière, de l'eau, du vin, du coca, du thé glacé, des olives, du champagne - je reviens justement de Champagne." Deux verres (d'eau) et des centaines de documents précieux, coupures de presse, commentaires et photos d'époque plus tard: "J'ai joué le tout premier match national de football féminin en 1971. C'était au moment où le football commençait à se développer en Belgique, j'ai dû falsifier ma carte d'identité (en carton à l'époque), car il fallait avoir plus de 12 ans." La même année, elle intègre la nouvelle équipe féminine de Jumet, sous l'égide d'un père entraîneur, "mais plus sévère avec moi qu'avec les autres, il n'hésitait pas à me mettre sur le banc si je ratais un match, même amical."
L'histoire du football féminin en Belgique manque d'archives et les documentations disponibles proviennent souvent d'anciennes joueuses. Ici, celles d'une pionnière, Lysiane Dogniaux, déléguée de l'équipe d'élite du Sporting de Charleroi, qui retracent son parcours, celui des filles de Jumet et le traitement médiatique du football féminin à partir des années 1970.En mettant un terme à sa carrière à 35 ans, Lysiane aura joué 699 rencontres sur 12 saisons en provinciales, 9 saisons en D2 nationale et une saison en D1. Pourquoi le football? "Je ne sais pas c'est inné. Quand tu aimes vraiment quelque chose, c'est pour la vie. Mon doudou c'était un ballon de foot. Je pense que ça doit venir de mon père, il a toujours baigné dans le foot." Son amour inconditionnel du foot et du Sporting, elle le met aujourd'hui au service des jeunes générations de footballeuses. Bénévolement. "Ce que je peux leur apporter, c'est une expérience de vie. Ce n'est pas qu'une question de rémunération. Pour évoluer, le football féminin a surtout besoin de considération de la part des dirigeants des clubs."
Photoreportage réalisé en collaboration avec Frédéric Pauwels (Collectif Huma) avec le soutien du Fonds pour le journalisme Fédération Wallonie-Bruxelles.