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Quand Facebook devient un État

©Elzo Durt

Cette semaine, Facebook a annoncé le lancement de sa cryptomonnaie: le libra. Si le projet comporte encore pas mal de zones d’ombre et se révèle passionnant à analyser en termes de stratégie commerciale et financière, il dévoile aussi une facette plus troublante: les soubassements idéologiques et politiques de cette entreprise qui apparaît de plus en plus comme un État au-dessus des États.

Malgré son côté un peu nigaud d’adolescent attardé, Mark Zuckerberg est un garçon qui ne manque pas d’ambition. En avril dernier, il avait annoncé: "Je pense que cela devrait être aussi simple d’envoyer de l’argent à quelqu’un que de lui envoyer une photo." Faisant face à des pressions internes et à une concurrence accrue, mais aussi à des scandales à répétition, l’emblématique patron de Facebook a donc choisi de frapper fort en prenant la décision de battre monnaie. Après pas mal de tergiversations (de prime abord, il ne semblait pas prêter attention au phénomène), Facebook a donc lancé sa cryptomonnaie: le libra. Et, partant, il s’enfonce encore davantage dans notre vie quotidienne. Car cette monnaie, il l’a proposée non seulement à ses quelque 2,5 milliards d’utilisateurs, mais aussi à nos activités les plus basiques: nos transports, nos achats, nos choix musicaux, etc., puisque derrière lui, ce sont 27 partenaires (Uber, Booking, eBay, Spotify, etc.) qui appuient aujourd’hui la devise du réseau social dont le lancement est prévu pour 2020. En outre, pour rajouter une couche de sérieux à sa stabilité financière, Visa et MasterCard font aussi partie de l’aventure, construite en interne par David Marcus, ancien président de PayPal, société de paiement électronique également partenaire. "Facebook propose d’offrir une infrastructure permettant de faire des paiements à coût quasi nul, nous explique Guillaume Vuillemey, professeur de finance à HEC Paris. Une entreprise comme Visa offre des services de paiements sans avoir sa monnaie."

L’annonce du lancement prochain du libra, la semaine passée, a fait l’effet d’une bombe. Banques, régulateurs, politiques ont immédiatement réagi, et émis des réserves. Certains dénoncent à nouveau l’hypertrophie de l’entreprise. "Le pouvoir de Facebook s’accroît, s’alarme l’entrepreneur digital Gilles Babinet. Il s’agit de plus en plus d’un monopole avec ce déploiement d’activités. Il y avait déjà une collecte importante de données personnelles, maintenant, il s’agira des données liées aux achats et à la vente. Ce qui va rendre encore plus incontournable cette plateforme."

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→ Découvrez notre format explicatif: "Comprendre le libra, la cryptomonnaie de Facebook"

Un État au-dessus des États

Certains n’ont pas hésité à parler de révolution, comme l’économiste Bruno Colmant, qui a réagi sur Twitter: "La création du libra, la monnaie de Facebook, est l’événement monétaire d’un demi-siècle après la fin de l’étalon-or décidé par les USA. C’est même la plus grande révolution depuis l’invention de la monnaie papier: une monnaie universelle, privée et digitale! Facebook devient un État. Le libra est une véritable révolution monétaire et socio-politique."

"L’arrivée de nouvelles monnaies met à jour l’archaïsme des banques, nous dit pour sa part Laurent Alexandre, spécialiste des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle. Les banques se sont endormies. Il faut penser le rôle de la banque de demain. Et la question majeure est celle de la cybersécurité. Il faudra sortir des dizaines de milliards: on voit mal BNP ou ING le faire. Or, les Gafa sont capables de faire de la cybersécurité."

La plus grande inconnue est aussi de savoir quelle sera la réaction des États. Facebook va-t-il, comme il l’a annoncé, se conformer aux réglementations? "On ne sait pas ce qui va être autorisé ou non, déclare Laurent Alexandre. Si on limite, on tombe dans le protectionnisme. Mais en même temps, la monnaie est systémique, on ne peut pas permettre à n’importe qui d’en produire."

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C’est surtout cet accroissement de pouvoir qui inquiète. D’autant que Facebook a écorné son image en faisant preuve d’un manque de transparence évident, qui a notamment éclaté au grand jour lors de l’affaire Cambridge Analytica. Gilles Babinet a ainsi appelé à une concertation des États suite à l’annonce du lancement du libra (le sujet sera-t-il sur la table d’un prochain G7? se demande-t-il) car, selon lui, aucun doute: "Ce projet est de nature politique."

"On assiste à la redéfinition de ce qu’est la puissance géopolitique, ajoute Laurent Alexandre. Facebook, c’est une population nombreuse, un contact quotidien avec les gens, pas de territoire précis. C’est un peu le Vatican du XVe ou du XVIe siècle: Facebook est transnational. Avec la monnaie, Zuckerberg fait encore un pas de plus. Pour l’instant, son pouvoir géopolitique n’est pas aussi fort que celui d’un État. Mais la vraie puissance future sera la cybersécurité. Ce sera plus important que d’avoir la bombe atomique. Sans la cybersécurité, vous ne serez pas en mesure d’appuyer sur le bouton pour lancer votre bombe atomique, car il n’y aura peut-être pas d’électricité dans la salle… C’est pourquoi le Pentagone ne permettra pas le démantèlement des Gafa, car cela signifierait laisser la main à la Chine."

Le rêve libertaire

Avec le libra, Facebook promet aussi l’accès bancaire pour tous, bien conscient du fait qu’une grande partie de la population mondiale n’a pas accès aux institutions bancaires, tout en surfant sur la défiance grandissante des gens envers les banques et les institutions publiques. La démarche ressemble furieusement à ce vieux rêve libertaire, dont l’un des porte-parole acharnés est Peter Thiel, le fondateur de PayPal. Zuckerberg fait preuve de plus de retenue, mais adhère néanmoins à cette pensée.

Le libertarisme

Lorsqu’on évoque le libertarisme, on pense souvent aux Lumières et la fin du XVIIIe siècle, mais le libertarisme (ou libertarianisme), en tant que théorie politique ultralibérale, est né en réalité aux Etats-Unis, bien qu’il possède de nombreuses sources européennes. Dans les années 30, la philosophe Ayn Rand, d’origine russe, prône un capitalisme radicalement individualiste, où la pleine liberté de chacun peut s’exercer. Figure de l’anti-communisme, elle refuse toute forme d’intervention étatique. En développant son concept d’"égoïsme rationnel", elle s’affirme comme une grande partisane du "laisser-faire". Mais on ne peut pas parler de libertarisme sans évoquer également un économiste belge, aujourd’hui tombé dans l’oubli: Gustave de Molinari. Il est considéré comme le fondateur de l’anarcho-capitalisme, qui a pour principe de s’opposer à toute forme de régulation afin de mieux favoriser le libre-échange. À côté de ce libertarisme de droite, on trouve aussi un libertarisme de gauche qui, s’il défend de la même façon la liberté individuelle, n’en oublie pas pour autant un certain principe d’égalité.

Le libertarisme (voir l’encadré) hante en effet les Gafa. Pour le comprendre, il faut se replacer dans le contexte des années 60. Dans son ouvrage, "Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture", Fred Turner a remarquablement montré comment les communautés hippies de l’époque, faute de pouvoir réaliser leurs utopies, vont progressivement, dans les années qui suivent, se réincarner à travers la constitution de communautés alternatives par le biais de la cybernétique. Une rencontre étonnante a ainsi eu lieu entre illuminés notoires, artistes, hackers, scientifiques et activistes de gauche. Cette collusion a forgé le système de pensée dans lequel évoluent aujourd’hui les représentants de la Silicon Valley. Un personnage clé comme Stewart Brand a formulé la perspective générale du mouvement: libérer l’individu en créant des réseaux qui permettent d’améliorer la vie de ceux qui y participent, sur la base d’un système autorégulé, sans l’aide de l’État. Mais cette idéologie libertaire, plutôt de gauche à la base, va entrer progressivement en lien avec un libertarisme de droite, c’est-à-dire un hyperlibéralisme: "Le libertarisme vise à tout transformer en marchandise, en objet échangeable sur un marché, précise Guillaume Vuillemey. Dès qu’un nouveau marché planétaire se crée, c’est un succès du libertarisme." En mettant à mal nos libertés, Facebook semble néanmoins s’éloigner de toutes les formes de libertarisme: "Facebook n’est pas un rêve libertaire, estime Louis Larue, chercheur à la chaire Hoover de l’UCL. Le libertaire veut la libre concurrence, alors que Facebook fonctionne comme un monopole. C’est l’enfer des libertaires. Tout est centralisé. À mon sens, c’est une entreprise capitaliste classique qui a simplement plusieurs domaines d’activité."

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Dépolitiser la monnaie

Il est également intéressant de noter que l’émergence des cryptomonnaies fait écho à un concept ultralibéral énoncé dans les années 1970: la fin du monopole de l’État sur la monnaie. Le grand représentant de ce courant est l’économiste Friedrich Hayek, avec son livre "The denationalization of money". Selon lui, la concurrence est toujours bonne, car elle garantit la découverte et l’innovation. Les principales entraves à la concurrence proviennent de l’État et de ses réglementations. Et, dans ce cadre, la monnaie apparaît toujours comme un perturbateur pour l’ordre concurrentiel. Dans le fond, la monnaie ne parle pas le langage de l’économie, mais toujours celui de l’État et de l’ordre social, cibles favorites de l’individualisme. La dimension politique du fait monétaire est en effet indéniable. Il suffit dè songer aux liens unissant étroitement souveraineté́ et monnaie…

©Elzo Durt

C’est pourquoi, dans l’esprit de Hayek, l’objectif est de dépolitiser la monnaie, en la rendant indépendante, pour mieux la transformer en un instrument au service de la concurrence. Or, aujourd’hui, les cryptomonnaies, telles que le bitcoin et maintenant le libra, sont émises par des agents privés. Zuckerberg, fils spirituel de Hayek? "En un sens oui, déclare Guillaume Vuillemey. Si certaines personnes ne font plus confiance dans une monnaie, elles peuvent choisir d’utiliser une autre monnaie. Cependant, la totale dépolitisation de la monnaie est une illusion, pour une raison très simple: les États exigeront toujours que les impôts soient payés en monnaie nationale. Je ne pense pas que nous paierons un jour nos impôts en bitcoin ou en libra. Donc cela donne un avantage considérable aux monnaies établies. Par ailleurs, je ne pense pas que le jour est venu où les entreprises paieront les salaires en crypto-monnaies, publieront leurs bilans en libras, etc."

Elzo Durt, illustrateur "joyeusement morbide"

Les illustrations qui ornent les deux pages précédentes sortent du crayon du Belge Elzo Durt. Diplômé de l’Ecole de Recherche Graphique à Bruxelles en 2003, il a créé sa galerie Plin Tub’ et sa maison d’édition à Bruxelles. Il réalise des pochettes de disques et affiches pour de nombreux labels, et développe des visuels pour des marques de vêtements comme Lacoste ou Step Art. Son "univers joyeusement morbide", écrit-il sur son site, se répand aujourd’hui également dans des journaux comme Le Monde et Libé.

En finir avec la monnaie étatique n’est pas seulement une idée proposée par Hayek, mais également par… les bolcheviques. En leur temps, ils désiraient eux aussi la destruction de la monnaie, mais pas pour les mêmes raisons. Si pour les uns, la monnaie n’est jamais qu’un frein à la concurrence, pour les autres, elle incarne la société bourgeoise qu’il s’agit de renverser. Une même utopie, mais déclinée de façon totalement opposée: émanciper l’humanité ou émanciper l’individu. N’est-ce pas là tout le paradoxe de Mark Zuckerberg qui semble vouloir, en apparence du moins, réaliser ces deux objectifs conjointement?

Mais, au fond, que veut-il exactement? Est-il un "simple" chef d’entreprise ou un fin stratège? Ses intentions sont-elles claires, étaient-elles bien définies au départ? "Le projet s’est construit petit à petit, explique Laurent Alexandre. Par exemple, les Gafa n’avaient pas ces fantasmes transhumanistes à la base. C’est une évolution naturelle. L’appétit vient en mangeant. Au départ, Zuckerberg voulait juste coucher avec des filles, maintenant il veut diriger le monde."

Pour de multiples raisons, il serait tentant de rejeter en bloc l’initiative de Facebook, mais peut-être serait-il plus judicieux de se sortir de notre torpeur face aux géants du numérique, en se réappropriant internet. Il existe un autre scénario que celui d’Orwell dans "1984". La cryptomonnaie pourrait être un outil garantissant plus de liberté, capable de redéfinir l’échange. À ce sujet, Jack Dorsey, le patron de Twitter, a récemment taclé le projet de Facebook tout en maintenant l’idée qu’internet, en tant qu’"équivalent d’un Etat-nation", devrait posséder une monnaie propre: "Nous avons besoin d’une monnaie pour internet. Mais internet n’est contrôlé ni par une société ni par un gouvernement." De l’État, Facebook ne retient hélas manifestement que les aspects les plus totalitaires et les plus opaques. Bien sûr, le contexte politique mondial joue en sa faveur: les États apparaissant de plus de plus fragilisés par une mondialisation sauvage et par la viralité des populismes. Mais ne nous réjouissons pas trop vite du coup de grâce que Facebook pourrait porter à nos États. La crainte de l’omnipotence de la structure étatique, si elle est parfois tout à fait légitime, nous fait trop souvent oublier que, dans l’Histoire, les sociétés sans État ne furent pas des modèles d’émancipation. À force de rêver à des paradis perdus, il se pourrait bien que nous nous retrouvions en Enfer.

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