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Les initiés en bourse passent des ordres à coups de millions d’euros

Filip Balcaen et le fonds d'investissement Waterland ont pu estimer au mieux comment tirer profit du cours de Fagron.

Les pontes des entreprises belges cotées sont très actifs en bourse. Forts de leurs informations privilégiées, ils en retirent des bénéfices supérieurs à la performance du marché global. La crise sanitaire n’a pas réduit leur activité boursière. "Pour les investisseurs lambda, ils sont comme le canari dans la mine de charbon."

Un club très sélect de quelque 350 dirigeants d’entreprises belges cotées - constitué de cadres, d’administrateurs et d’actionnaires familiaux - passe en bourse de gros ordres d’achat ou de vente d’actions de leurs sociétés. Rien que pour ces cinq dernières années, on a dénombré 8.500 ordres de ce type pour une valeur totale de 10,3 milliards d’euros, soit en moyenne 1,2 million d’euros par opération, comme le révèle une enquête de notre rédaction.

1,4 million €
montant moyen d'un ordre d'initié
Ces cinq dernières années, on a dénombré 8.500 ordres d'initié, se montant en moyenne à 1,4 million d’euros par opération.

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Comme ces "initiés" disposent de connaissances privilégiées - des informations non publiques, susceptibles d’influencer le cours de l’action - leurs opérations boursières sont strictement réglementées. Ils doivent en effet les signaler au gendarme boursier, la FSMA. Ces règles ne les ont pas empêchés d’acheter, durant la période 2017-2021, des actions pour pas moins de 5,5 milliards d’euros, en retirant 4,8 milliards d’euros de leur revente partielle ultérieure.

Durant la crise du covid, ils ont quelque peu réduit leurs opérations d’achat d’actions: en 2020, elles n’ont représenté que 591 millions d’euros, contre plus de 1 milliard un an plus tôt. Le volume de vente a également reculé à 601 millions d’euros, alors qu’il était de 857 millions d’euros l’année précédant la pandémie.

Au cours des trois premiers trimestres de l’an dernier, les signalements d’opérations d’initiés auprès de l’autorité de contrôle ont également été moins fréquents, avant que leur nombre remonte en flèche au quatrième trimestre, avec un volume record inédit de 2,8 milliards d’euros en ordres d’achat et 3,4 milliards en ordres de vente d’actions. En clair, les "initiés" ont acheté des actions pour 600 millions d’euros de plus qu’ils n’en ont vendues.

Les trois premiers mois de 2022 affichent un nombre d’ordres de vente toujours relativement élevé, pour un volume de près de 800 millions d’euros. En revanche, les opérations d’achats ont brassé beaucoup moins d’argent, à peine 92 millions d’euros, ce qui pourrait indiquer que les "initiés" ont pu observer aux premières loges la dégradation de la situation, sur fond de remontée des taux d’intérêt et de la menace d’une guerre en Ukraine.

Ces deux derniers mois, les transactions sont pratiquement à l'arrêt. Depuis le mois d’avril, les volumes d’ordres de ventes sont retombés à 11 millions d’euros, tandis que les ordres d’achats ont totalisé 13 millions d’euros.

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Excellents "market timers"

La hauteur des achats d’actions par les "initiés" est souvent un signe de confiance dans l’avenir d’une entreprise. En revanche, les opérations de vente semblent indiquer qu’une action a atteint sa valeur maximale, même si d’autres raisons peuvent jouer dans le chef du vendeur: par exemple, un besoin d’argent ou une volonté de rééquilibrer son portefeuille. Mais, dans les deux cas, le signal émis à cette occasion n’est pas à sous-estimer pour les investisseurs "lambda".

"Lorsque les initiés belges achètent des actions, ils enregistrent six mois plus tard une performance supérieure en moyenne de 7,5 points de pourcentage à celle du marché."

Nils De Wit
Gestionnaire chez Vector

Les initiés sont comme le canari dans la mine de charbon, selon certaines études. Ils ont en effet la réputation de très bien prédire l’évolution du marché. Non seulement, ils vendent lorsque le cours de l’action a atteint un sommet, mais ils achètent aussi lorsqu’il a touché un plancher. Cette aptitude leur procure souvent un rendement supérieur à la moyenne. "Lorsque les initiés belges achètent des actions, ils enregistrent six mois plus tard une performance supérieure en moyenne de 7,5 points de pourcentage à celle du marché", souligne Nils De Wit, qui a consacré sa thèse sur le sujet à l’Université d’Anvers en 2014 et qui travaille aujourd’hui pour le gestionnaire de fonds luxembourgeois Vector.

Cette surperformance s’explique aisément, selon lui. "Les initiés sont au contact de leur entreprise au jour le jour. Ils sont les mieux placés pour évaluer l’effet de l’actualité sur ses activités. Ou lorsque la sanction du marché a pesé trop lourdement sur le cours de l’action de leur entreprise."

Le top 20 des initiés qui, en net, ont vendu davantage d’actions qu’ils n’en ont acheté ces cinq dernières années en est une belle illustration. Au sommet, trônent l’entrepreneur flandrien actif dans le textile, Filip Balcaen, et le fonds d’investissement Waterland, qui ont pris en 2016 une participation dans Fagron, un spécialiste des préparations pharmaceutiques, et qui l’ont revendue trois ans plus tard.

Les deux investisseurs ont effectué cette vente en juillet et octobre 2019, lorsque l’action cotait environ 16 euros. Dans les mois suivants, le cours a progressé jusqu’à atteindre un pic de 22,5 euros en février 2020, avant de retomber à 14 euros et ensuite de fluctuer autour de 19-20 euros. Depuis quelques semaines, son cours est redescendu à 16 euros, soit le niveau auquel Waterland et Balcaen avaient cédé leurs actions. Ils ont donc pu, apparemment, estimer mieux que les autres la valeur à laquelle ils devaient vendre leurs parts.

Un rapide calcul révèle que les deux investisseurs ont enregistré en trois ans à peine un gain de plus de 225 millions d’euros sur une mise de quelque 125 millions. Un rendement du tonnerre, auquel s’ajoutent encore les quelques millions d’euros de dividendes que les deux ont empochés durant cette période. 

Bart Van Malderen, CEO et principal actionnaire du producteur de couches Drylock, est également un initié utile à suivre. Ce Flandrien, ami et partenaire d’affaires de Jan Van Geet, le patron du groupe d’immobilier logistique VGP, possède 19% dans cette entreprise cotée. En 2017, il en a vendu une partie lorsque le cours de l’action évoluait juste au-dessus de 50 euros depuis plus d’un an. Et l’action est restée autour de ce niveau encore une année.

En soi, cette vente qui lui a rapporté 237 millions d’euros, n’a rien de particulier. Mais au début de 2019, l’action du groupe immobilier a entamé une ascension spectaculaire, quasi continue, jusqu’à atteindre un sommet de près de 249 euros en novembre 2021. Ce mouvement haussier a été le signal, pour Van Malderen, d’étoffer sa participation, ce qu’il a fait en avril 2020 au cours de 100 euros. Ceux qui se sont mis dans sa roue à ce moment-là ont pu réaliser un très joli gain. Après son cours record, VGP cote en effet autour de 187 euros actuellement.

Par ici la galette

Les investisseurs boursiers seraient bien inspirés également de s’intéresser à d’autres initiés parce qu’ils semblent "doués" pour revendre leurs actions à leur cours maximum. Ainsi, le 4 octobre 2021, Jan Boone, le CEO de Lotus Bakeries, a cédé, avec quelques proches, des actions de leur entreprise au cours de 5.000 euros pour un montant total de 305 millions d’euros. Ensuite, le cours a fluctué durant quelques mois entre 5.000 et 6.000 euros, avant de passer sous le seuil de 5.000 euros au début mars. Aujourd’hui, Lotus cote 4.500 euros, ce qui ramène l’action au niveau de l’été dernier, et qui semble une valorisation plus réaliste de l’entreprise. La famille l’avait donc bien estimée. D’autres branches de la famille des propriétaires historiques de Lotus - telles que les branches "Anton Stevens" et "Johan Boone" - avaient également choisi de vendre au bon moment, à 5.000 euros l’action.

Roland Duchâtelet a lui aussi repris ses billes à bon escient, le 27 septembre 2021, aux côtés des membres du comité de direction et des coactionnaires Françoise Chombar et Rudi Dewinter. Ils ont vendu à l’époque pour 158,5 millions d’euros d’actions Melexis, soit 88,5 euros le titre. En février dernier, le cours de l’action est passé pour la première sous les 88 euros et se situe aujourd’hui à 80 euros.

De son côté, l’investisseur Jürgen Ingels a revendu la majeure partie de ses actions Unifiedpost le 27 janvier 2021. Le titre cotait alors 21 euros. Cette vente lui a rapporté 29 millions d’euros. Là aussi, le timing s’est avéré excellent. Ensuite, l’action Unifiedpost a systématiquement reculé, pour ne plus valoir aujourd’hui que 4,2 euros.

"Les signaux de vente sont des informations dont les investisseurs peuvent profiter."

Nils De Wit

"Les signaux de vente sont des informations dont les investisseurs peuvent profiter", avance Nils De Wit. "Même les transactions qui semblent anodines à première vue peuvent contenir des informations bonnes à exploiter, à en juger par des recherches académiques publiées au début de cette année qui se sont penchées sur les initiés siégeant dans plusieurs conseils d’administration de sociétés cotées. Les auteurs ont constaté que lorsque ces administrateurs décidaient de vendre les actions de l’entreprise A, mais pas de B ou de C, ce choix pouvait constituer un signal pour ces deux dernières entreprises. Les investisseurs qui mènent une stratégie consistant à acheter les "entreprises non vendues" ont enregistré une performance supérieure de 5% à celle du marché."

La plupart des recherches concluent cependant que les ordres d’achat constituent à long terme un signal beaucoup plus précieux que les ordres de vente,  tout simplement parce qu’il n’y a qu’une seule raison pour acheter une action: l’initié estime qu’elle est une bonne affaire.

Et cette conclusion est confirmée dans notre analyse du top 20 des principaux acheteurs nets de ces cinq dernières années.

538 millions €
Plus-value sur AB Inbev
En vendant plus d’actions AB InBev qu’il n’en a achetées à travers son holding durant la période 2007-2016, Alexandre Van Damme, figure clé et grand actionnaire du groupe, a réalisé 538 millions d’euros de plus-value.

Les opérations d’initié du Belge Alexandre Van Damme, figure clé et grand actionnaire d’AB InBev, sont intéressantes à cet égard. En vendant plus d’actions qu’il n’en a achetées, à travers son holding, durant la période 2007-2016, il a réalisé à l’époque 538 millions d’euros de plus-value. Ensuite, il a adopté une stratégie exactement inverse. Via son véhicule personnel, Patrinvest, il a acquis des actions AB InBev pour 337 millions d’euros. Ces opérations ont surtout eu lieu en 2018, lorsque le cours de bourse est passé de 85 à 55 euros. Une bonne tactique à première vue puisque le cours s’était redressé à 89 euros un an plus tard. Mais la crise du covid l’a fait rechuter ensuite à un plancher historique de 30 euros.

Le fait que, durant ces cinq dernières années, il a acheté davantage d’actions qu’il n’en a vendu s’est avéré cependant un excellent signal.

Risque accru de délit d’initié

Avec la multiplicité de ces ordres d’investisseurs très bien informés s’accroit cependant le risque de délit d’initié. Il existe en effet une zone grise entre la règle qui oblige une entreprise à rendre immédiatement publiques des informations susceptibles d’influencer son cours de bourse et le fait que ces personnes connaissent tout simplement mieux leur entreprise que les investisseurs ordinaires. Ce sont surtout AB InBev (avec 500 ordres), Bekaert (378), Tessenderlo (363), UCB (354) et Umicore (345) qui s’exposent à ce risque. Mais on pointe également Telenet, Deceuninck, Galapagos, Econocom, Sofina et D’Ieteren avec plus de 200 transactions par des initiés ces dernières années.

"Certains initiés exploitent bel et bien des informations privilégiées. Et nos recherches montrent que la législation relative à la bonne gouvernance ne parvient à contrecarrer cette dérive."

Nils De Wit

Si ces initiés peuvent obtenir des rendements supérieurs sur leurs ordres d’achat et de vente que les investisseurs ordinaires, l’on est en droit de se demander si les règles de l’autorité de contrôle sont suffisamment strictes. Non, selon Nils De Wit: "Certains initiés exploitent bel et bien des informations privilégiées. Et nos recherches montrent que la législation relative à la bonne gouvernance ne parvient à contrecarrer cette dérive."

Plutôt que durcir les règles, il plaide pour plus de transparence. En suivant de près les opérations des initiés et en les copiant, les investisseurs peuvent en profiter. Mais cela se heurte à une difficulté majeure: les informations mises à disposition par la FSMA sont fragmentaires. L’investisseur ordinaire ne peut pas en déduire comment les initiés agissent à long terme.

"De nombreux hauts dirigeants des entreprises connaissent leur secteur sur le bout des doigts", fait remarquer un porte-parole de la FSMA. "Les opérations d’initiés sont donc une source précieuse d’information pour les investisseurs. Mais ces informations ne remontent pas à plus de cinq ans. La publication sur notre site n’est pas conçue en effet pour devenir un cadastre des fortunes. Le législateur ne nous le demande pas."

Qu’est-ce qu’une information privilégiée?

Une information précise qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d'avoir une influence sensible sur le cours de l’action. Les cadres, administrateurs et grands actionnaires d’entreprises cotées, ou leurs proches, disposent souvent de telles informations.

Qu’est-ce qu’un délit d’initié?

Investir sur la base d’informations non publiques qui sont susceptibles d’influencer sensiblement le cours de l’action. La FSMA peut infliger des amendes allant jusqu’à 5 millions d’euros aux personnes physiques et 15 millions aux personnes morales. Les délits d’initiés peuvent également faire l’objet de poursuites pénales.

Ce que pouvez apprendre des initiés

Ils excellent dans la prévision de l’évolution du marché, en vendant leurs titres au sommet de leur cotation et en les achetant au plancher. Les investisseurs peuvent en profiter en copiant ces opérations.

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Méthodologie

Pour analyser les opérations des cadres, administrateurs et actionnaires (familiaux) d’entreprises cotées, nous nous sommes basés sur les déclarations reprises depuis janvier 2017 sur le site web de la FSMA. Nous avons regroupé tous les ordres d’achat et de vente d’actions sur une période de cinq ans (jusqu’au 29 avril 2022). Nous avons exclu les opérations consécutives à des rachats d’entreprises.

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