Plantons le décor. La question n’est désormais plus de savoir "si" les taux négatifs percoleront progressivement dans tous les compartiments financiers mais "quand", et "qui" sera le prochain à en faire les frais. Les analystes, les professionnels de l’investissement et des marchés le martèlent dans toutes les langues: l’anémie des taux est appelée à durer. Et sans doute très longtemps. Pourquoi et comment en est-on arrivé là? Qui est (déjà) concerné?
Pourquoi les taux sont-ils négatifs?
Après le déclenchement de la crise financière de 2008, les banques centrales ont toutes progressivement emboîté le pas de la Réserve fédérale américaine (Fed) et opté pour une politique monétaire très expansionniste. En clair, elles ont acheté des titres de dette publique sur le marché obligataire pour faire pression sur les taux d’intérêt à moyen et long termes et tenter de soutenir la relance de l’économie. L’arrivée massive des liquidités sur les marchés a rapidement fait fondre la courbe des taux d’intérêt.
Ensuite, la politique d’assouplissement quantitatif menée par la BCE a encore accru le montant des capitaux disponibles sur le marché et tari les possibilités d’investissement en obligations de la zone euro. L’inflation en baisse constante a fait le reste. C’est ainsi que sont apparus les taux d’intérêt négatifs sur les obligations à 10 ans émises par les États réputés financièrement les plus solides de la zone euro, dont l’Allemagne et la France. En Belgique, le taux à 10 ans a entamé en juillet une immersion en territoire négatif qui l’a mené jusqu’à un plancher de -0,38%. Les guerres commerciales et la politique monétaire de la BCE avaient en effet contraint les investisseurs à se rabattre sur les valeurs refuges, au rang desquelles figurent les obligations d’État.
L’OLO à 10 ans a toutefois légèrement ressorti la tête de l’eau le 7 novembre, lorsque les tensions politiques et commerciales se sont estompées.
Ces taux négatifs sont évidemment une aubaine pour le budget de l’État. Durant l’été, le gouvernement belge gagnait en effet de l’argent lorsqu’il empruntait. Cette situation inédite a cependant aussi des effets pervers puisqu’elle conduit progressivement à une taxation de l’épargne et des liquidités des particuliers.
En octobre, la BCE a maintenu à -0,50% le taux négatif appliqué depuis le mois précédent aux dépôts de liquidités excédentaires faits à son guichet par les banques, sans exclure de futures baisses. Les établissements bancaires, sous pression, se résolvent désormais à répercuter ces frais sur leurs clients. Après les gros clients (institutionnels et entreprises), ce sont désormais les clients particuliers qui commencent à trinquer. Les rendements prennent l’eau les uns après les autres.
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Les banques étrangères répercutent déjà les taux négatifs. Comment?
Jean-Pierre Mustier, le patron de la Fédération bancaire européenne, a invité la BCE à "pousser les banques à appliquer des taux négatifs sur les dépôts supérieurs à 100.000 euros des particuliers". Et les signaux observés jusqu’ici ne trompent pas.
En Allemagne, le tabou des taux négatifs est tombé dès 2016, lorsque le taux des dépôts de la BCE était passé sous zéro. La quasi-totalité des établissements appliquent une pénalité (équivalente à celle pratiquée par la BCE) à leur clientèle d’entreprise et certaines, comme la Caisse d’épargne de Munich (5e établissement bancaire du pays) l’étendent, en général, à la clientèle fortunée dont les dépôts atteignent au moins 100.000 euros.
Le directeur financier de la Commerzbank a déclaré voici quelques jours que "la banque étudie comment répercuter avec raison" l’impact des taux négatifs de la BCE sur ses clients particuliers. Avouant explorer "un territoire totalement nouveau", Stephan Engels a précisé qu’il s’agit dans un premier temps de taxer plutôt les "gros volumes d’un million d’euros".
À l’occasion de la présentation de ses résultats semestriels la semaine dernière, la banque néerlandaise ABN Amro a promis qu’elle n’introduirait pas de taux négatifs pour son portefeuille de comptes d’épargne inférieurs à 100.000 euros.
"Un taux négatif sur l’épargne n’est pas souhaitable. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher cela", a pour sa part commenté la Rabobank. Les clients néerlandais de Triodos et Evi van Lanschot se voient déjà proposer des taux à 0%.
En Suisse, depuis le 1er novembre, les clients d’UBS se voient appliquer des frais annuels de 0,6% sur les dépôts supérieurs à 500.000 euros.
UniCredit, le premier groupe bancaire italien, a annoncé l’application d’un taux d’intérêt négatif sur les dépôts bancaires supérieurs à 1 million d’euros dès 2020.
Dans un autre registre, depuis le 15 novembre, le courtier en ligne néerlandais DeGiro applique des taux négatifs sur les positions cash au-delà de 2.500 euros des petits investisseurs particuliers.
Le mouvement est clairement en marche.
Faut-il craindre un taux négatif sur l’épargne?
En Belgique, on n’y est pas encore vraiment, mais on s’en rapproche. Les patrons des grandes banques commencent à ruer dans les brancards. Durant l’été, le patron d’ING Belgique, Erik Van Den Eynde, avait averti que "le minimum légal de 0,11% applicable aux comptes d’épargne n’était plus tenable et qu’il était temps d’envisager un taux nul". Entre un taux zéro et un taux négatif, il y a cependant encore un pas. L’État belge oblige les banques à garantir un taux minimum de 0,11% (taux de base de 0,01% + prime de fidélité de 0,1%) sur les comptes d’épargne réglementés. Le rendement est ainsi "artificiellement" maintenu en territoire positif.
"La BCE devrait pousser les banques à appliquer des taux négatifs sur les dépôts supérieurs à 100.000 euros des particuliers."
Les livrets les plus généreux offrent du 0,55%, ce qui ne compense déjà plus l’inflation, pourtant au plus bas depuis des années (0,48% en octobre). Donc, si le taux du compte d’épargne n’est pas encore en territoire négatif, on y perd de l’argent lorsqu’on y parque ses économies. Et ça, c’est déjà une réalité depuis longtemps.
Sur les comptes à vue et les comptes d’investissement des particuliers, par contre, de nombreuses banques belges appliquent déjà un taux zéro. S’il est peu probable à court terme que ce taux plonge en territoire négatif, une alternative pour les banques pourrait être d’augmenter les frais liés à ces comptes ou de limiter le montant que le particulier est autorisé à déposer sur un compte à vue et/ou d’épargne
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Les riches épargnants sont-ils visés?
L’idée d’appliquer un taux négatif aux dépôts au-delà d’un certain montant a été évoquée pour la première fois en Belgique à la fin du mois d’octobre. Puilaetco Dewaay a alors annoncé que ses clients qui ont signé un contrat de gestion en investissement et qui sont essentiellement investis en cash pour des montants supérieurs à 5 millions d’euros seront concernés.
Le tabou brisé par cette banque privée signera peut-être le début d’un mouvement plus général…
Les taux hypothécaires peuvent-ils tomber à/sous 0%?
C’est bien connu: les taux bas font le malheur des épargnants mais le bonheur des emprunteurs. Toutefois, si le taux des obligations souveraines belges à 10 ans est en territoire négatif depuis l’été, les emprunts hypothécaires qui dépendent de ce taux sont encore "loin" de zéro.
Prenons l’exemple d’une obligation dont la valeur faciale est 100 euros, avec un taux de 2% par an sur 5 ans.
À l’échéance, son détenteur aura touché 10 euros au total et se verra rembourser le montant nominal de 100 euros.
En période de taux négatifs, le détenteur de cette même obligation ne l’aura pas achetée à sa valeur faciale mais au-dessus du pair. Mettons à 111 euros.
À l’échéance, l’investisseur aura également touché des coupons pour un total de 10 euros, mais il se verra rembourser l’obligation à sa valeur nominale (100 euros). Au total, il récupérera in fine 110 euros sur les 111 qu’il avait investis. Soit un rendement négatif de 0,9%.
En octobre, un client d’ING a reçu un taux fixe 0,91% pour un crédit hypothécaire sur 20 ans. Le taux du crédit habitation à taux fixe sur 20 ans était tombé pour la première fois sous 1% en septembre (0,92%). Ce n’est toutefois pas encore la norme!
Ces taux ont été accordés à des clients présentant un excellent dossier. En outre, les banques qui doivent quand même engranger un bénéfice et tenir compte d’une série de coûts (prime de liquidité, couverture contre les défauts de paiement, etc.) n’ont plus de marge de manœuvre pour répercuter la baisse des taux sur les crédits hypothécaires. Enfin, le montant emprunté influencera toujours le taux qui est accordé.
Il est donc peu probable que les taux hypothécaires tombent plus bas et inimaginable qu’ils arrivent en territoire négatif puisque dans ce cas, les clients ne rembourseraient pas l’intégralité de la somme empruntée.
Les taux négatifs auront-ils un impact sur les pensions?
Les assurances groupe et les fonds de pension sont également en situation difficile, et ce depuis un certain temps déjà. La loi sur les pensions complémentaires (LPC) impose en effet une garantie de rendement annuel minimum de 1,75% (et 3,75 maximum) pour la pension complémentaire d’entreprise (2e pilier). Si l’assureur ou le fonds de pension n’atteint pas ce taux, l’employeur est donc tenu de combler la différence.
En 2018, les rendements nets des assurances groupe (Branche 21) ont atteint entre 1,75 et 2,25%. Les fonds de pension, eux, ont accusé le coup (-3,21%). Ils ont certes nettement ressorti la tête de l’eau au 1er semestre (+ 8,47%), mais il faut tenir compte du fait que les taux resteront bas pendant encore très longtemps. Or, il est impossible de garantir le pouvoir d’achat avec des obligations. Il faut donc aller chercher du rendement du côté d’actifs alternatifs: immobilier, private equity, infrastructures.