S'amuser en travaillant La clé du succès?
"Disruption". Tel est le terme qui désigne ce puissant bouleversement des règles du jeu économique, causé par la globalisation et les technologies numériques. Quand les méthodes d’hier ne correspondent plus aux problématiques d’aujourd’hui, trouver de nouvelles clés du succès devient indispensable. Le consultant Francis Cholle y travaille.
Le Franco-américain Francis Cholle, consultant en entreprise et fondateur de la société de conseil The Human Company, nous tend son "compas intuitif", véritable boussole d’innovation mise à la disposition des chefs d’entreprises pour mieux naviguer dans une météo économique capricieuse. Comme dans "Descente dans le Maelstrom" d’Edgar Allen Poe, sera sauvé celui ou celle qui saura utiliser son intelligence intuitive face à la tempête. Comment? En arrimant l’instinct à la raison, pour laisser émerger "une logique non rationnelle", portant en elle de nouvelles formes de résolution de conflits et de compréhension de la complexité. "L’intuition est une tête chercheuse capable d’aller dans des zones où la rationalité se perdrait", explique l’expert. Son Compas Intuitif® comporte deux axes: l’axe nord-sud, qui met en relation la raison et l’instinct et l’axe est-ouest, les résultats et le "jeu". À travers un questionnaire type, chaque entreprise peut trouver sa position grâce à cette "boussole" et inventer de nouvelles routes d’exploration. Pour créer son modèle d’application, Francis Cholle, diplômé d’HEC, a puisé dans son expérience d’entrepreneur et de dirigeant d’entreprise, mais aussi dans la psychologie clinique, dans l’enseignement du yoga et de la méditation, ainsi que dans le chant lyrique, disciplines qu’il a pratiquées professionnellement, et dans bien d’autres domaines d’étude et de recherches scientifiques. Ses séminaires ou "Labs" ont été adoptés par plusieurs sociétés de la liste Fortune 500, dont L’Oréal, Estée Lauder, SAP-Business Objects, Bristol Myers Squibb, Hachette, Lagardère, Veolia ou Ralph Lauren. Il est l’auteur du best-seller "L’Intelligence Intuitive" ("Pour réussir autrement") et, en anglais, d’un ouvrage pour dirigeants: "The Intuitive Compass, (Why the best decisions balance reason and instinct)".
Vous introduisez la notion de jeu et des techniques empruntées au théâtre dans vos séminaires d’entreprise. Pourquoi?
Parce que les problèmes que nous devons résoudre aujourd’hui font appel à des solutions auxquelles nous n’avons pas accès en utilisant des modes de pensées traditionnels. Il a été prouvé neurologiquement que le jeu permet de solliciter des strates du cerveau où existent des formes d’intelligence accessibles seulement au travers du jeu, de la méditation, des psychotropes ou par les rêves. Lorsque nous jouons, nous sommes moins dans le "self-control", nous sommes plus ouverts, plus créatifs et capables de prendre plus de risques.
En quoi l’utilisation de l’intelligence intuitive est-elle particulièrement importante de nos jours?
"L’intuition est une tête chercheuse capable d’aller dans des zones où la rationalité se perdrait."
Parce qu’il faut se rendre compte que le phénomène de "disruption", auquel nous sommes actuellement confrontés, n’est pas simplement une phase passagère qu’il faut traverser, mais qu’il s’agit d’une nouvelle norme, un "new normal" qui appelle un regard nouveau sur le monde. Nous redécouvrons que le changement est bien la seule chose qui ne change pas, alors que, jusqu’à présent, nous avions une vision beaucoup plus statique du monde.
Les modèles enseignés dans les écoles de commerce ne correspondent plus à cette nouvelle réalité?
Les choses évoluent, comme partout, y compris dans les écoles de commerce. Toutefois, je pense qu’il faudrait aider les étudiants à repenser leur relation à la complexité: admettre, d’une part, que la résolution de la complexité est un champ où les modes de pensées linéaires, logiques, stratégiques ne sont pas adaptés à l’exigence de "disruption", et, d’autre part, que l’espèce humaine n’a cessé de résoudre des situations complexes depuis des centaines de milliers d’années, bien avant l’avènement de la logique moderne. Il s’agit d’une aptitude innée en l’homme, qui transcende la culture et l’apprentissage, et à laquelle on a accès à tout moment. C’est cette compétence universelle que j’aide les dirigeants à mettre en œuvre dans leurs entreprises, de façon pratique et concrète, au cœur de nouveaux modes de management, d’organisation et conduite du changement, de nouvelles approches de leur marché, de leur savoir-faire et de la création de valeur. C’est ce que la génération montante doit découvrir et apprendre à mobiliser, dans le business comme ailleurs.
Einstein a dit: "L’esprit intuitif est un cadeau sacré et l’esprit rationnel son serviteur fidèle." Vous citez le cas d’un prix Nobel de chimie, Kary Mullis, qui explique que sa plus grande découverte est née alors qu’il était en train de conduire, l’esprit vagabond, loin de son laboratoire et de ses travaux de recherches. Qu’est-ce que cela nous dit sur l’intuition?
"Nous redécouvrons que le changement est bien la seule chose qui ne change pas."
L’étude IBM Global CEO de 2010 a montré que près de deux tiers de dirigeants de petites et grandes entreprises, dans 60 pays et 33 secteurs, considéraient que la créativité allait devenir leur compétence la plus importante au cours des cinq années suivantes. Dans son dernier livre, Eric Schmidt, président de Google, explique que, pour faire face à la "disruption", il faut compter davantage sur les bons créatifs que sur les grands stratèges. D’autres études ont démontré qu’une grande part de cette créativité était logée dans notre inconscient. On accède à celui-ci lorsqu’on dort, bien sûr, mais aussi à travers le jeu ou bien lorsque notre esprit s’évade du carcan conscient de la pensée rationnelle. J’aime beaucoup cette phrase de Niels Bohr, scientifique aux origines de la physique quantique: "Non, non, vous ne pensez pas, vous êtes simplement logiques!" Elle résume bien l’idée que la pensée ne se résume pas à ce qu’on appelle traditionnellement la logique, en sciences. Jouer, comme toute activité qui nous permet de déconnecter de la pensée consciente logique, nous ouvre donc la porte de l’intuition créative. L’intérêt du jeu, c’est qu’il s’agit d’un mode actif qu’on peut facilement intégrer dans les modes de travail et de collaboration. Des médecins chercheurs américains de l’université de Washington y ont eu recours il y a quelques années. En trois semaines, ils sont parvenus à des résultats qu’ils n’avaient pu obtenir en dix ans de recherche, en faisant participer à un jeu interactif, dénommé Fold It, des joueurs non scientifiques.
Dans vos Labs, vous demandez aux participants d’enlever leurs chaussures. Pour quelle raison?
Les chaussures, comme la cravate ou le veston, font partie de l’apanage de la "persona" professionnelle, du personnage qu’on se construit au travail. En enlevant ces accessoires qui participent de la "persona", nous permettons sans effort particulier, aux personnes présentes d’être naturellement plus authentiques, afin qu’elles soient moins dans leur tête et plus dans leur corps, qu’elles accèdent à leur ressenti et moins à leur intellect, et, de ce fait, à des informations créatives originales.
Décrivez-nous la séance du jeu que vous utilisez pour créer cette prise de conscience qu’une autre forme d’intelligence plus profonde et plus créative sommeille en nous…
Le groupe doit reconstituer l’alphabet, de A à Z, les yeux fermés, une lettre à la fois, en suivant l’ordre alphabétique, mais selon un mode aléatoire de participation de chaque membre du groupe. Il n’est pas permis au groupe de se mettre d’accord sur une stratégie définie au préalable ou pendant l’exercice. Les participants n’ont le droit de parler que pour dire une lettre. Personne ne sait qui va prendre la parole ni quand. Si deux personnes disent une lettre en même temps ou si l’ordre alphabétique n’est pas respecté, il faut recommencer à zéro. Je mets le groupe face à une situation complexe pour laquelle il n’existe aucune solution préconçue. L’esprit logique est impuissant à résoudre cette situation par nature complexe. Toutefois, l’esprit logique est sollicité afin de respecter l’ordre alphabétique. Pourtant, le groupe finit toujours par y arriver. Cela permet de démontrer, aux cadres dirigeants, qu’il existe un autre mode de résolution des problèmes que celui de la pensée logique et stratégique. Les participants doivent rester présents à leur intelligence rationnelle, à leur logique, mais ils doivent aussi laisser émerger une autre façon de penser, celle d’une logique non rationnelle.
Quel est le but?
Je veux recréer des espaces et des temps où les gens fonctionnent dans une connexion les uns avec les autres à un niveau très instinctif, très universel et très efficace parce qu’au-delà des opinions, des émotions et de toute représentation séparative. C’est un lieu d’où peut émerger une unanimité à laquelle on n’arriverait pas autrement, et certainement pas de façon aussi rapide, car on peut toujours tout débattre sans fin. Culturellement, nous sommes très attachés au débat d’idées. Le but est d’arriver à une qualité de relation avec soi et avec les autres où l’on dépasse les limites du mental, du rationnel et du conscient pour arriver à une convergence universelle qui ouvre un champ inédit de possibilités et de réinvention. C’est une expérience cathartique pour chaque participant. Une fois cette expérience vécue par le groupe, le comité de direction, par exemple, un sens du possible et un consensus émergent. La qualité d’interaction entre les membres du groupe devient totalement différente. De nouvelles solutions apparaissent et des actions concrètes peuvent être décidées. L’étape suivante consiste alors à bâtir des plans d’action précis, détaillés, et de permettre à chaque participant de s’approprier ces solutions nouvelles et de s’engager à leur implémentation. Enfin, l’étape ultime consiste à instaurer ces nouvelles pratiques dans le quotidien du groupe et de ses participants. Cela requiert un accompagnement dans le temps pour lutter contre les inerties individuelles et organisationnelles. Mais on parvient, avec le temps et avec une attention particulière, à développer de façon durable et imprimer dans les esprits, dans les modes de travail et les modes de penser, cette nouvelle approche. Une fois en place, c’est très puissant.
Votre méthode est utilisée par des compagnies comme L’Oréal, Lagardère, Estée Lauder Companies. Comment cela se passe-t-il concrètement?
J’ai travaillé récemment avec la filiale d’une multinationale française au Japon, dans le secteur de la beauté. Ce groupe a des difficultés historiques pour percer sur le marché nippon. Un des freins est l’adaptation du modèle de développement de l’entreprise aux particularités du Japon, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise. Par exemple, les Japonais n’ont pas une approche des problèmes semblables aux Occidentaux. Leur approche est contextuelle. La pensée occidentale a tendance à s’attaquer à un problème de manière frontale, comme une flèche se dirige vers son objectif. Alors que les Japonais avancent de façon progressive et selon un "ordre caché" pour l’esprit occidental. C’est comme cela qu’ils résolvent les problèmes et mènent leurs projets. Le jeu de l’alphabet a permis au comité de direction de l’entreprise de dépasser ce fossé culturel très limitant. Il a permis aux Japonais membres du comité de direction de se sentir compris et aux Occidentaux de mieux saisir les attentes des Japonais. Ils sont parvenus à mieux travailler ensemble, mieux résoudre leurs challenges sans qu’ils aient pour autant besoin de comprendre toutes les subtilités et différences de leurs cultures managériales respectives. Ils ont adopté l’exercice et le répètent à chaque fois que le comité de direction se réunit, comme pour se mettre au diapason au-delà de leurs différences culturelles. Une fois qu’un groupe a perçu la profondeur et la puissance de ce processus, il l’adopte et l’utilise. Cela leur permet immédiatement de mieux travailler ensemble et de résoudre efficacement et rapidement les challenges complexes, nés de la "disruption", auxquels ils doivent faire face. Les enjeux et la rapidité du changement sont tels qu’il faut apprendre de nouveaux comportements agiles et de nouveaux modes de penser créatifs en même temps qu’on résout les problèmes pressants.
Vous avez obtenu des résultats chiffrés?
Oui toujours. Notre approche est conçue pour ça. La plupart de mes clients — des sociétés de plusieurs milliards de chiffre d’affaires, comptant des milliers d’employés — comme beaucoup d’entreprises aujourd’hui, se sont trouvés confrontés à des business modèles dépassés du fait de la compétition globale et de nouveaux entrants digitaux, au point même, pour certains d’entre eux, d’être parfois en perte. La réinvention de leur business modèle s’avérait tout à fait nécessaire. Je pense notamment à Hachette Media (presse) aux Etats-Unis ou Lagardère Unlimited (marketing sportif) en Europe et en Afrique. En un temps record — moins d’un an — notre approche leur a permis d’identifier et mettre en œuvre les changements nécessaires, de se remettre en selle avec un business model viable, de regagner des parts de marché considérables et de retrouver une bonne profitabilité, malgré un environnement compétitif qui reste changeant. La "disruption" ne leur fait plus peur. Ils sont maintenant capables d’y faire face.
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