Twitter, espace public, doit être géré par le politique
La volonté d’Elon Musk de faire de Twitter une agora a le mérite de réaliser ce que la plateforme est réellement: un espace public.
L’histoire de la technique est intrinsèquement mêlée à celle du progrès – avec ses hauts et ses bas, ses éclats de génie et ses erreurs irréparables. De tout temps, cette technique s’est trouvée empreinte d’une certaine incompréhension populaire, entre craintes, admiration, étonnements et curiosités. De l’imprimante à Internet en passant par l’électricité ou la voiture et son moteur à explosion, on s’est toujours demandé si c’était sûr, quels étaient les risques, comment ça marchait.
Les techniques algorithmiques qui régissent les plateformes numériques de nos jours n’échappent pas à la règle avec, toutefois, deux différences notables: les propriétaires de cette technique refusent d’ouvrir le capot et, même s’ils le faisaient, ils seraient ensuite bien incapables d’expliquer le fonctionnement du moteur – ou des moteurs – qui s’y loge.
Accompagnant son potentiel rachat de Twitter, les innovations proposées par Elon Musk viendraient ôter la première différence: en offrant une transparence totale, on ne pourrait pas dire que le capot ne serait pas grand ouvert! Mais le second aspect, quant à lui, demeure: le moteur à algorithmes – qui est également très explosif – reste indéchiffrable. Mais que se passe-t-il, si nous poursuivons notre analogie, s’il y a un accident de la route? Si le moteur tombe en panne? S’il envoie le véhicule dans le fossé? "C'est l'horloger, et non la montre, qui porte la responsabilité de la défaillance de la montre" écrivait Hans Jonas.
Double avertissement
On peut voir dans la volonté d’Elon Musk un double avertissement.
D’une part, il apparaît que le génie derrière Tesla, PayPal ou SpaceX veut faire glisser la question de la responsabilité. En effet, en dévoilant les secrets de ses algorithmes, il semblerait qu’il veuille surtout montrer patte blanche et se dédouaner de la responsabilité de Twitter, le tout au service d’une liberté d’expression qu’il souhaite sans limite.
D’autre part, il semble oublier que la transparence de la technique ne peut être absolue. Outre la multitude d’algorithmes présents pour faire tourner Twitter – ou d’autres plateformes – cette transparence peut également ne pas être souhaitable pour de plus petits acteurs. En ouvrant leur code, ils pourraient se retrouver à devoir dévoiler ce qui fait leur succès, ou bien ils pourraient être dans l’obligation de dépenser des mille et des cents en documentation, en formation ou en reporting inutiles et redondants. Au-delà de ces barrières pour des "non-mastodontes", il s’agirait de ne pas confondre transparence et explicabilité.
Ce qui intéresse le consommateur – et donc le législateur qui se veut agir pour lui – c’est de pouvoir garantir son autonomie et sa sécurité dans son utilisation de tout progrès technique.
Ce qui intéresse le consommateur – et donc le législateur qui se veut agir pour lui – c’est de pouvoir garantir son autonomie et sa sécurité dans son utilisation de tout progrès technique: qu’il s’agisse d’une plateforme numérique, d’une machine à laver ou du nouveau modèle Toyota. Le philosophe Gilbert Hottois considérait que les problèmes techniques étaient "avant tout des problèmes politiques ou économiques" (que la technique pouvait potentiellement renforcer ou paroxyser). La volonté de puissance des algorithmes est toujours en même temps celle de leurs concepteurs et de leurs objectifs – mercantiles, financiers ou politiques.
L’agora voulue par Elon Musk ressemblera plus à l’arène du Colisée qu’au forum d’Auguste.
Cela a cependant des impacts concrets pour les utilisateurs: la transparence voulue par Musk amènera de facto une nouvelle manipulation de la publicité (au sens d’espace public) du réseau à l’oiseau bleu. Impossible de continuer à gazouiller en toute innocence si l’algorithme nous est ouvert: les utilisateurs les plus puissants le manipuleront à leur guise et l’agora voulue par Elon Musk ressemblera plus à l’arène du Colisée qu’au forum d’Auguste. Dopé aux hormones néolibérales, Twitter, dans toute sa transparence, risque de passer à côté de son potentiel – et de la croissance économique qui y est liée.
Pouvoir de la cité
Paradoxalement, la volonté de faire de Twitter une agora aura le mérite de réaliser ce que la plateforme est réellement: un espace public. Fréquentés par des milliards de personnes, il devient difficilement tenable de considérer les réseaux sociaux comme des espaces privés. En les considérant comme tels, on laisse aux plateformes le droit de décider ce qui se passe en leur sein – mais si on les voit comme des espaces publics, c’est un tout nouveau champ des possibles qui s’offre à nous. Ce nouveau lieu devrait alors être géré directement par le politique, par le pouvoir de la cité, et par un nouvel élan démocratique.
L’Europe semble suivre le mouvement demandé par Frances Haugen, Tristan Harris, et d’autres lanceurs d’alerte américains.
Loin d’une volonté absolue de transparence, c’est la question de la responsabilité qui s’imposera alors – la Commission européenne, avec les DSA et DMA, s’est lancée dans cette voie. Comme avec le RGPD, ses premiers pas seront sans doute hésitants, titubants, mais l’Europe semble suivre le mouvement demandé par Frances Haugen, Tristan Harris, et d’autres lanceurs d’alerte américains – espérons que d’autres lui emboîteront le pas. Il en va de notre débat démocratique, et de nos économies numériques.
Par Louis de Diesbach, senior manager chez Cream Consulting.
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