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interview

Florence Bergeaud-Blackler: "Peu à peu, le frérisme rend nos sociétés 'sharia compatibles'"

©Hakim Kaghat

Anthropologue au CNRS, Florence Bergeaud-Blackler a suscité la polémique à l'occasion de la publication de son dernier livre, "Le frérisme et ses réseaux, l'enquête".

Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, chargée de recherche CNRS au groupe Sociétés, religions, laïcité à l’École pratique des hautes études. Elle a publié une vaste enquête sur l'islamisme frériste, qui a suscité de nombreuses polémiques. Dans ce livre*, qui a reçu le prix de la Revue des Deux Mondes 2023, elle décrit à la fois l’origine de ce mouvement et son fondement doctrinal, mais elle montre surtout comment le frérisme s’infiltre dans nos sociétés démocratiques. Elle est aujourd'hui la cible de menaces de mort et vit sous protection policière.

"Je définis le frérisme comme un projet intellectuel, politico-religieux, visant l’instauration d’une société islamique mondiale", écrivez-vous. Peut-on parler aujourd’hui d’un véritable "système" frériste en Europe?

Le frérisme est une forme d’islamisme adaptée aux démocraties libérales, sécularisées et multiculturelles. Il s’agit d’une idéologie issue de deux branches islamistes indo-pakistanaise et arabe issues du revivalisme islamique anticolonial du début du XXᵉ. Ces deux branches se sont rencontrées dans les années 60 sur les campus américains et européens. Fascinés par la technologie et la puissance occidentales, des étudiants musulmans réfugiés en Occident, et ne pouvant retourner dans leur pays d’origine, se sont donnés pour objectif de rassembler les musulmans afin d’accomplir la prophétie califale, islamiser le monde selon le plan de Dieu. Je définis le frérisme comme un "système d’action" axé sur la mission, un mouvement théocratique, donc incompatible avec la démocratie, mais qui s’adapte temporairement à elle pour la surpasser.

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Quelles sont les caractéristiques de ce mouvement?

Les frères musulmans, ces VIP de l’islamisme, veulent faire des musulmans des ambassadeurs de l’islam en Occident en leur inculquant une vision (V), une identité  (I) et un plan (P). Le frérisme propose une "vision" du passé et du futur, inculquée aux jeunes musulmans. Il met en avant une identité transnationale qui surplombe les autres identités. On est d’abord musulman avant d’être belge ou français. Enfin, le frérisme suit un "plan", le plan de Dieu. Les Frères ne se confrontent pas à l’État, ils contournent le politique en passant par l’économique et la culture. C’est un mouvement liquide, opportuniste et pragmatique.

Comment procède le frérisme très concrètement? Quels sont ses modes opératoires?

Le frérisme prend appui sur deux piliers: la culture halal et la lutte contre l’islamophobie dite structurelle. Ces deux dispositifs contribuent à isoler la communauté musulmane du reste de la société par le biais de la séduction, d’une part, en les enfermant dans l’espace normatif du halal, en les incitant à consommer des aliments et des médicaments halal, à adopter la mode "pudique", à voyager sharia-compatible, en rendant la société "sharia-friendly" et, d’autre part, par le biais de la répulsion en utilisant l’argument d’une islamophobie d’État. L’idée est simple: l’État belge n’accepte pas les musulmans et veut les détruire, d’où l’odieuse comparaison avec le traitement des juifs durant les années 1930.

La lutte contre cette islamophobie structurelle cache donc l’idéologie frériste, selon vous?

La lutte contre l’islamophobie "structurelle" a bien d’autres avantages. Elle permet de s’appuyer sur les ressorts de la culpabilité post-coloniale, de proposer des programmes de rééducation des Européens, musulmans comme non-musulmans. En faisant financer par les contribuables des programmes de lutte contre la haine anti-musulman ou islamophobie, les Frères rééduquent les médias, les écoles, les universités à une vision favorable à leur conception fondamentaliste de la norme. Ils s’attaquent aussi aux grands secteurs régaliens de la sécurité, de l’armée, de la police et de la justice. Peu à peu, légalement et sans confrontation, le frérisme rend nos sociétés "sharia compatibles". L’objectif est de faire accepter leur vision, en surveillant les comportements non conformes des musulmans, et ceux jugés «islamophobes» des autres, les réseaux sociaux jouant un grand rôle.

Il faut résister au chantage à l’islamophobie d’État qui est, comme l’a montré Pierre-André Taguieff, une stratégie islamo-gauchiste.

Mais l’islamophobie existe quand même…

Ce qui existe ce sont les conduites discriminatoires et racistes. Qu’elles soient spécifiquement islamophobes est difficile à établir comme l’a montré l’économiste et anthropologue Philippe d’Iribarne. Pourquoi une personne est-elle discriminée lors d’un entretien d’embauche, par exemple? Est-ce parce qu’elle est arabe ou africaine, parce qu’elle vient de la banlieue ou parce qu’elle est musulmane? Il faut à mon sens considérer ces conduites discriminatoires comme racistes et les sanctionner comme telles. Mais il faut résister au chantage à l’islamophobie d’État qui est, comme l’a montré Pierre-André Taguieff, une stratégie islamo-gauchiste.

Depuis les attentats, n’a-t-on pas vu un sentiment anti-musulman grandir dans nos sociétés, une façon d’amalgamer l’islam et le terrorisme, par exemple?

À nouveau, il faut bien distinguer les choses. Il s’agit plus de la crainte du terrorisme et de l’emprise d’une norme fondamentaliste que d’un sentiment anti-musulman.  L’amalgame est le fait des islamistes et de l’ultra-droite identitaire qu’ils nourrissent.

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Qui sont les premières victimes du frérisme?

Cette islamophobie "structurelle" fragilise d’abord les populations musulmanes à qui l'on dit sans cesse, et depuis trente ans, qu’elles sont "victimes". Avant d’imposer un contrôle du langage aux non-musulmans par réintroduction d’un crime de blasphème, par exemple, les attentats ont fait taire les profs dans les écoles. L’islam sans islamisme que j’ai connu il y a trente ans est en voie de disparition. Les frères empêchent l’assimilation de l’islam en interdisant sa fragmentation naturelle dans un nouvel environnement européen. Il faut que tous les musulmans marchent dans le même sens. Les Frères combattent la fitna, la division intracommunautaire et culpabilisent ou excommunient les musulmans qui leur résistent.

En Belgique, le frérisme avance par l’élite féminine, car les femmes sont plus rusées et jouent mieux la petite musique victimaire. Et les néoféministes tombent dans le panneau.

Quelle est la position du frérisme au sujet du statut de la femme et du port du voile, par exemple?

Les Frères européens se font défenseurs des droits des femmes, y compris en Iran, pour mieux défendre le port du hijab en Europe, port qu’ils considèrent comme une obligation divine. C’est une ruse, car pour eux si une jeune fille ne porte pas le hijab, c’est parce qu’elle n’est pas encore prête, que son heure n’est pas venue, mais ce moment arrivera forcément par la grâce de Dieu. Sinon, elle brulera en enfer.

Les Frères ont inventé l’oxymore "féminisme islamique", un féminisme dans le cadre de l’islam, qui concerne plutôt l’élite. En Belgique, le frérisme avance par l’élite féminine, car les femmes sont plus rusées (la ruse est licite) et jouent mieux la petite musique victimaire. Et les néoféministes tombent dans le panneau. De cette manière, on fait oublier que le hijab est avant tout une norme islamique qui consacre la séparation des sexes et la division sexuelle des responsabilités, ce qui est formellement incompatible avec le fondement égalitaire des sociétés démocratiques.

Vous dites que certains courants à gauche sont des alliés du frérisme. Comment expliquez-vous cette situation?

Il y a un mélange de naïveté, d’ignorance et de complicité passive. Certains courants de gauche détestent le régime néo-libéral capitaliste et voudraient le voir s’effondrer. S’allier avec ceux qui veulent détruire nos modes de vie et nos modes de pensées leur parait une opportunité et ils ne voient pas plus loin, contrairement aux Frères qui voient à l’échelle de siècles. Certains fréristes ont milité dans les mouvements altermondialistes, décoloniaux et néoféministes. Ils ont été les instruments d’infiltration frériste de la gauche contestataire qui leur a ouvert les portes des universités, des associations et de certains partis.

Mais, de manière plus générale, la gauche et la droite ne mettent pas ce sujet sur la table, selon vous. Pourquoi?

Il y a un déni, un aveuglement, et pas mal de clientélisme. Le vote musulman est déterminant à Bruxelles, par exemple, où les Frères ont une emprise sur le vote des Belges d’origines maghrébine et turque. Il faudrait faire un travail de fond et analyser l’entrisme frériste dans le secteur associatif, politique, franc-maçon, etc. Dans certains pays, comme la Belgique et même surtout la Belgique , la situation est très préoccupante. Il y a un entrisme frériste jusque dans les institutions européennes.

L’impact de la montée du fondamentalisme musulman touche l’ensemble de la population. Il a modifié nos comportements, notre façon de penser et conditionner notre expression.

Ce déni, on le retrouve également dans le champ académique?

Certains chercheurs sont devenus les compagnons de route du frérisme. Il y a une part de responsabilité chez les intellectuels qui scient la branche sur laquelle ils sont assis. Sans démocratie, ils n’existeront plus. J’insiste bien: mon livre est une démonstration, et non une dénonciation. Si je prends position en conclusion, c’est que je défends les conditions de possibilité de faire de la recherche.

Vous montrez que cette idéologie gagne nos "espaces mentaux". C’est donc un combat en interne que nous devons mener?

C’est un combat psychologique, en effet. Il y a un effet de censure et surtout d’autocensure. L’impact de la montée du fondamentalisme musulman touche l’ensemble de la population. Il a modifié nos comportements, notre façon de penser et conditionné notre expression. Nous ne cessons de revendiquer notre liberté d’expression, mais force est de constater qu’il y a des phrases qu’on s’interdit désormais de prononcer.

Quelles sont les solutions très concrètes pour affronter ce phénomène, selon vous ?

La solution est plus citoyenne que strictement politique, au sens de la politique partisane. Elle passe notamment par une meilleure information. Ce n’est pas la faiblesse de l’État ou les failles du politique qui propulsent les Frères musulmans sur le devant de la scène: ils créent cette situation. Même si nous étions dans les meilleures conditions démocratiques et socio-économiques, ils trouveraient les moyens de nous le faire regretter. 

Vous avez reçu des soutiens de la population musulmane en Belgique et en France ?

Oui bien sûr, mais rarement publiquement. Les musulmans me demandent de tenir bon, et je les supplie aussi de faire de même. Le combat contre le frérisme, nous devons le mener ensemble.

*Le frérisme et ses réseaux, l'enquête. Florence Bergeaud-Blackler, Odile Jacob, 381 p., 24,90 euros.

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