Jacques Arnould: "Si l'homme colonise un jour l'espace, il n'y sera pas meilleur que sur Terre"
Historien des sciences, ingénieur agronome, théologien, Jacques Arnould est en charge des questions éthiques au Centre national d’études spatiales (CNES). Dans son dernier ouvrage, il aborde les questions relatives à la probable colonisation de l’espace, qui soulève de nombreux problèmes à la fois technologiques et éthiques.
Pourquoi les colonies dans l’espace représentent-elles, selon vous, l’ultime utopie?
Depuis la révolution copernicienne au moins, et encore plus au XXe siècle, l'espace nous impose des dimensions spatiales et temporelles qui vont au-delà de ce que nous pouvons mesurer, voire même de ce que nous pouvons imaginer. C'est précisément ce qu'est l'utopie: un dépassement de nos échelles habituelles.
Pourquoi vouloir partir dans l’espace, aller ailleurs? Comment expliquer ce besoin?
Il n’est pas facile de dévoiler les racines et le sens profond de l'exploration. Nous avons à disposition de nombreux récits d'explorateurs et d'explorations, mais nous avons beaucoup moins de traités philosophiques sur l'exploration. On relie souvent l'exploration à la conquête, au sens de conquête de territoire, d'accroissement de son espace vital. Cette réponse est juste, mais elle me semble cependant assez insuffisante. Au fond, nous pourrions tout à fait appliquer cela au domaine animal, et même au domaine biologique en général. Je ne dis pas que l'amibe a beaucoup de curiosité et un grand sens de l’exploration, mais elle essaie autant que possible de conquérir et d'augmenter sa surface de vie. C'est en quelque sorte une forme de «conquête».
Le ressort puissant de l'imagination fait de nous des explorateurs et pas seulement des conquérants ou des curieux.
Il y a aussi un élément que nous ne devons pas oublier: l'imaginaire, c'est-à-dire la faculté qui semble être le propre de l'humain, désigne la capacité à nous absenter de l'ici et du maintenant, de voyager dans l'espace et dans le temps. L'exploration, c'est cette combinaison: une curiosité, qui est sans doute un héritage commun avec d'autres formes vivantes, et un imaginaire proprement humain. Or, ce désir d'aller voir ailleurs va plus loin que l’élargissement des conditions de vie. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que l’être humain n'explore jamais que ce qu'il a déjà imaginé. Ça ne veut pas dire pour autant qu'il trouve ce qu'il a imaginé! Mais ce ressort puissant d'imagination fait de nous des explorateurs et pas seulement des conquérants ou des curieux.
Est-ce que notre imaginaire de l'espace a changé, selon vous? Depuis 1969, par exemple?
Sur une période si courte, il me semble que nos imaginaires n'ont pas beaucoup changé. Les missions Apollo ont eu pour principal résultat de nous faire redécouvrir la Terre. Aujourd'hui, lorsqu’on écoute les propos d’un Elon Musk, par exemple, il y a un constat sur l’état de la Terre. L’idée d’aller vivre ailleurs n’est pas vraiment neuve. Elle n'a jamais quitté le milieu spatial, mais des raisons de quitter la Terre, de trouver une planète B notamment, ont été ajoutées à cet imaginaire du départ. Néanmoins, ces raisons-là sont aujourd'hui remises en question. Pas par le fait que la Terre soit en mauvais état, mais par le fait qu'il soit possible de réaliser une telle échappée. Les critiques de tels projets de fuite sont nombreuses.
L’exploration spatiale n’est-elle pas en quelque sorte déséquilibrée par ces projets qui émanent du secteur privé?
Jusque dans les années 2000, moins d'une dizaine d'acteurs contrôlaient toute la question spatiale. Même si les initiatives privées sont déjà fort anciennes, elles n'ont pas réussi à vraiment décoller avant cette période. À partir de 2010, il y a eu une volonté politique, aux États-Unis notamment, de s'appuyer davantage sur des entreprises privées. L'administration américaine a permis à ces entreprises privées d'émerger et de connaître le développement qu'on connaît. Mais elles restent quand même très liées à l'engagement des États et à des marchés publics.
L’espace est vraiment un lieu où l'humanité a appris à travailler, à vivre ensemble, au-delà des divisions, même si cela n'a jamais pour autant totalement éteint les velléités d'exploitation et d'utilisation.
L'espace a toujours été un mélange de compétition et de coopération. On a pu, à juste titre, se féliciter du succès de l'ISS comme lieu de coopération entre des pays qui ont un certain nombre de difficultés à vivre ensemble. L’espace est vraiment un lieu où l'humanité a appris à travailler, à vivre ensemble, au-delà des divisions, même si cela n'a jamais pour autant totalement éteint les velléités d'exploitation et d'utilisation. Dans le premier traité au sujet de l'espace, on parle de «bien commun». En 2015, les États-Unis et d'autres États ont commencé à promulguer des lois pour remettre en question cette idée. Derrière cela, il y a bien sûr des entrepreneurs qui veulent en profiter, mais il ne faut pas non plus leur faire porter toute la responsabilité. Leur émergence et leur développement sont dus à un appui étatique.
À l'avenir, pourrait-on abandonner l’idée d’un espace considéré comme bien commun?
On voit qu'il y a plusieurs tendances. Il y a des États qui seraient plutôt enclins à abandonner cette idée, tandis que d’autres, comme la France et l'Allemagne, pensent qu'il faut aller plus loin, car jusqu'à présent, en réalité, on s'est contentés d'une gouvernance assez minimaliste à ce sujet.
Faute de considérer l'espace comme un bien commun, ne risque-t-il pas de devenir une espèce de Disneyland pour milliardaires?
C'est vrai qu'il y a un côté obscène dans ce tourisme spatial, mais au fond, il ne fait que refléter certains de nos comportements sur Terre. Ce tourisme spatial est un miroir des actions humaines, qui ne sont pas toutes nécessairement très louables. Il nous ramène à la manière dont nous gérons l'espace commun et in fine à la question de la pollution. Avec une différence importante: si sur Terre, nous arrivons à cacher nos déchets relatifs à nos excès, les débris spatiaux flottent quant à eux au-dessus de nos têtes...
Il y a ce préjugé, cette idée qu'ailleurs, ce serait mieux que chez nous. L'homme, même s'il devient un jour extraterrestre, ne sera pas pour autant nécessairement meilleur qu'il ne l'est sur Terre. Il faut arrêter de croire que l’espace est le paradis.
Pourquoi recourir à ce terme de «colonisation»? N’y a-t-il pas une autre manière de concevoir l’exploration de l’espace?
Cette guerre des mots est intéressante. Aujourd'hui, comme souvent, nous sommes un peu dans l'excès. Nous sommes prêts à jeter le bébé avec l'eau du bain. Il y aurait des mots qu'il ne faut plus utiliser dans le domaine spatial: le progrès, la colonisation, la conquête, etc. Je comprends très bien que l’on veuille éviter le terme de "colonisation" et nous ne devons pas arriver dans l'espace comme des conquérants ou des conquistadors. L'esprit de conquête ne peut plus être un esprit de domination, de gaspillage, d'abus, etc. En revanche, il faut conserver l'engagement, l'enthousiasme, la prise de risque, et même le sens du sacrifice.
Cette colonisation de l’espace, vous le rappelez bien, n’aura rien d’une sinécure...
Souvent, on nous présente la situation de façon très simpliste. Il suffirait de se préparer un peu physiquement pour aller dans l’espace. Or, en réalité, le projet d’une colonie dans l’espace représente un bouleversement énorme, comportant de nombreux risques. Et puis, il y a aussi ce préjugé, cette idée qu'ailleurs, ce serait mieux que chez nous. L'homme, même s'il devient un jour extraterrestre, ne sera pas pour autant nécessairement meilleur qu'il ne l'est sur Terre. Il faut arrêter de croire que l’espace est le paradis.
Dans une colonie spatiale, on ne respirera pas à l'air libre, par exemple. L’air sera surveillé, contrôlé, dosé. Nous serons dépendants de machines ou d'une entité extérieure. C’est une chose que nous mesurons mal, mais qui représente une contrainte majeure. Ensuite, il faudra penser dans une perspective à très long terme. Certains individus naitront dans ces colonies, et y mourront. On retrouvera des situations que l'humanité a connues par le passé, en tout cas en partie. Il faudra administrer ces communautés, leur donner des règles sans doute très contraignantes, parce que la moindre ressource sera limitée dans l’espace. Aujourd'hui, dans l'ISS, qui est la "colonie" la plus simple que nous ayons créée en quelque sorte, les séjours durent au maximum un an environ.
La première colonie sera lunaire?
Oui, c'est là que devrait probablement s'installer la première colonie test. De là à parler de véritable «colonie»... La première chose serait déjà d'installer une base lunaire, un peu à l'image des bases scientifiques en Antarctique. Quoi qu'il en soit, nous ne serons pas à l’hôtel sur la Lune.
Une colonie sur Mars, ce n’est donc pas pour tout de suite?
À l'heure actuelle, si tant est que des individus puissent supporter les six mois de voyage, ils ne survivraient pas à quelques jours sur Mars. Nous n'avons pas la technologie suffisante. D’autre part, le projet en lui-même pose d’immenses questions. Une colonie martienne est un projet sans retour, c'est un aller simple. Dans les siècles précédents, quand les colons partaient, ce n'était pas pour rentrer tous les week-ends chez eux! Nous allons donc aller sur Mars en ayant le projet d'y rester, de nous y installer, tout en gardant des liens avec la Terre. Ces individus partiront pour fonder des familles, des sociétés. Il faudra se poser des questions au sujet de la reproduction, de la mort, etc.
*Des colonies dans l’espace. L’ultime utopie?, Odile Jacob, 192 p., 21,90 euros.
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