James Bridle: "Les solutions simples qu'offre la technologie ne régleront pas nos problèmes complexes"
À la fois spécialiste des nouvelles technologies et environnementaliste, James Bridle entrevoit un nouvel âge des ténèbres consécutif à l'utilisation aveugle de l'intelligence artificielle. Dans son dernier ouvrage, dont la version traduite, "Toutes les Intelligences du Monde", paraîtra en septembre, l’auteur britannique appelle à observer et nous inspirer davantage des divers systèmes biologiques.
Vous estimez que nous avons été conditionnés à croire que les ordinateurs rendent le monde plus clair, plus efficient et moins complexe. Pourquoi cela serait-il un mythe?
Depuis 70 ou 80 ans, nous nous sommes voilés la face avec les ordinateurs. Nous nous sommes tellement laissés impressionner que nous avons fini par croire qu'ils représentaient le futur. Leur puissance est telle qu'ils ont fini par produire une vision du monde biaisée. Nous avons fini par voir le monde uniquement par le prisme d’une logique comptable et résumé en données. Nous ne percevons plus ce qui ne se conforme pas à la logique binaire des ordinateurs où il n'y a que le chiffre 0 et le chiffre 1. Tout ce qui ne correspond pas à cette catégorisation est soit rejeté, soit supprimé. Cela a des effets au moins tout aussi dommageables que les choses merveilleuses que l’on peut réaliser avec un ordinateur.
Une réflexion radicale devra être entreprise pour comprendre comment ces évolutions endommagent la planète et nos interactions.
Ces ordinateurs - et tout particulièrement leur boîte noire où résident leurs algorithmes - semblent être si complexes, si opaques pour la plupart des gens, qu'il devient impossible de formuler une critique sur leur fonctionnement. Et cela va empirer, car les grandes sociétés et gouvernements cherchent à maintenir cette opacité. Les dernières avancées en intelligence artificielle, par exemple, appartiennent à un très petit nombre de personnes. Une réflexion radicale devra être entreprise pour comprendre comment ces évolutions endommagent la planète et nos interactions.
Vous suggérez que les technologies n'augmentent pas vraiment nos capacités, mais les déforment et les réorientent. Comment prendre conscience des mécanismes sous-jacents de cette transformation cognitive?
Tout d'abord, en considérant que mieux comprendre ces mécanismes n'est pas impossible. Ils ne sont pas aussi compliqués qu'ils en ont l'air. Les acteurs du secteur qui l’affirment et prétendent qu’il ne sert à rien de chercher à les comprendre ne font que promouvoir leur produit et protéger leurs intérêts. N'oublions pas qu'on ne parle, en définitive, que d'ordinateurs qui manipulent des chiffres, rien de plus. Il est du devoir des concepteurs de ces technologies d'expliquer comment elles fonctionnent, de faire preuve de transparence. Les gouvernements doivent légiférer pour garantir un droit à l'information, à la totale transparence, sachant que ces produits interfèrent avec nos vies privées. Quelles informations ces technologies détiennent-elles sur nous? Pourquoi prennent-elles telle décision plutôt qu'une autre? Nous avons le droit d’obtenir des réponses. Au niveau individuel, il faudra renforcer l'éducation technologique. Certes, nous sommes formés à de nombreuses compétences, mais le fait est que nous le sommes souvent insuffisamment dans les domaines les plus importants.
Comment dépasser ce que vous appelez le solutionnisme technologique, autrement dit la croyance dans la capacité des nouvelles technologies à résoudre tous les problèmes de l'humanité?
De la même manière que nous avons de plus en plus tendance à penser comme le ferait un ordinateur, nous avons tendance à tout interpréter en termes de problèmes et de solutions. Concrètement, nous sommes préconditionnés à croire que pour chaque problème, il y a forcément une application. Nous en arrivons même à transposer cette croyance sur des questions complexes, comme par exemple la gouvernance politique. Mais la technologie ne peut pas faire cela. Elle opère nécessairement dans le cadre d'une culture existante.
Réhabiliter l'intelligence des autres êtres vivants et de l'ensemble du système terrestre est à notre portée. Cela commence par le respect et le soin que nous leur devons.
Pour changer ces relations, il faut pouvoir changer la culture qui sous-tend cette technologie. Et pour y parvenir, il faut pouvoir se distancer du solutionnisme, de cette idée que des solutions simples - celles offertes par la technologie —- peuvent régler des problèmes complexes. C'est la multiplicité, la complexité, la diversité des intelligences, qui permettent de régler les problèmes les plus complexes. La multiplicité des interactions crée de nouvelles situations qui permettent de transformer la problématique, de sortir par le haut. Cela s'observe dans toutes les formes de démocraties, de sociétés animales ou d'écosystèmes.
Pourquoi est-il plus important que jamais de définir ce qu'est vraiment l'intelligence?
L'intelligence est un processus continu qui se produit à partir de l'interaction de diverses choses. Les humains ne sont qu'une entité parmi d'autres qui peuvent interagir avec l'environnement. Ce que nous appelons intelligence est quelque chose qui se produit de façon active au fil de nos interactions avec cet environnement. Il est important de savoir définir ce qu'elle est, car son acception tend à être utilisée de façon exclusive.
L'histoire de l'étude de l'intelligence a montré que les autres êtres vivants étaient exclus de cette définition, avec cette idée que l'intelligence humaine serait plus importante, plus spéciale, que toutes les autres formes d'intelligence. Le résultat de cette croyance a été de considérer le reste du vivant comme les animaux, les plantes et l'ensemble de l'écosystème de la planète, comme stupides, voués à être exploités de façon irresponsable. Le désastre écologique que nous observons autour de nous n'en est que le résultat. Réhabiliter l'intelligence des autres êtres vivants et de l'ensemble du système terrestre est à notre portée. Cela commence par le respect et le soin que nous leur devons.
Selon vous, donc, l'intelligence ne doit pas testée ou évaluée, mais reconnue dans la multiplicité de ses formes…
L'une des façons les plus pernicieuses de considérer l'intelligence est, en effet, de chercher à lui appliquer une série de tests. En faisant cela, on crée une définition très étroite. On s'approprie ce qu'elle est, en considérant qu'il n'y a que ce qui correspond à notre définition limitée qui a de l'importance.
Un grand nombre de modalités de communications entre humains, et entre humains et autres espèces, ont été construites sur des différences, des classifications, qui sont au cœur de la pensée occidentale depuis très longtemps.
Cette définition est ainsi prédéfinie culturellement, par ceux qui détiennent le pouvoir, par une façon de penser à dominante occidentale, et plus généralement par une pensée humaine. Nous passons ainsi à côté de toutes les formes d'intelligence exprimées par les animaux et les plantes. Cette pensée limitative consiste, dans le meilleur des cas, à chercher dans les autres formes vivantes en quoi elles nous ressemblent, les points communs qui la relient à nous, au lieu de chercher à savoir comment leur intelligence s'exprime, en quoi elle est spéciale, et ce que l'on peut apprendre d'elle.
Vous appelez à la formation de nouvelles relations avec les intelligences vivantes non-humaines. Mais cette démarche est-elle réaliste compte tenu du fossé cognitif et langagier qui sépare l'humain et les autres formes du vivant?
La pensée et le langage sont deux choses différentes. N'oublions pas que le langage non-humain existe. Un très grand nombre d'espèces utilisent un langage, voire des mots spécifiques. Nous ne pourrons jamais pleinement comprendre le langage des autres créatures, car leur existence est très différente de la nôtre. Mais c'est une existence dans laquelle ils prennent des décisions et font même de la politique à leur manière.
Mieux communiquer entre humains n'exclut pas de pouvoir mieux communiquer également avec les autres espèces. Un grand nombre de modalités de communications entre humains, et entre humains et autres espèces, ont été construites sur des différences, des classifications, qui sont au cœur de la pensée occidentale depuis très longtemps. C'est d'ailleurs cette pensée qui a mené à la réalité actuelle, où les gens sont peu à peu réduits à leurs données exploitables.
L'ambition première de ce système n'est d'ailleurs pas de nous permettre de mieux communiquer entre nous, mais de monétiser les données qui en découlent. Il y a un décalage fondamental entre la raison pour laquelle on utilise ces systèmes et la raison pour laquelle ils ont été créés. Il n'y a qu'en analysant profondément la logique de ces systèmes que nous pourrons comprendre l'intérêt de refonder l'ensemble de nos communications sur une base écologique.
Nous intéresser davantage au monde animal ne signifie pas que nous devons le considérer comme meilleur que le monde humain, ou que nous devons fuir le monde humain. Mais mieux comprendre le monde animal peut nous permettre de mieux nous comprendre en tant qu'humains et de mieux communiquer.
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