tribune

L’IA a pour enjeu géopolitique la domination de l’autre

Consultant au BCG et éthicien de la technique

De la Silicon Valley à Pékin, l’intelligence artificielle est au cœur d’un combat idéologique. Dans le grand match sino-américain, l’Europe a choisi le rôle d’arbitre.

Pendant que le président américain Joe Biden invite les dirigeants de la Big Tech à la Maison-Blanche et que l’Union européenne (UE) peaufine son AI Act, l’Empire du Milieu travaille également à sa régulation de l’intelligence artificielle (IA).

Au cours du mois d’avril, la Chine a sorti, en effet, une première version de différentes "Mesures pour la gestion des services d’intelligence artificielle générative" dont l’analyse est débordante d’intérêt.

Publicité
Louis de Diesbach est consultant au BCG et éthicien de la technique
Louis de Diesbach est consultant au BCG et éthicien de la technique

Comme à son habitude, le régime chinois y montre une réelle volonté de contrôle de l’industrie de la tech avec, d’une part, des principes que l’on retrouve à peu près partout (transparence des algorithmes, non-discrimination par ceux-ci sur la base du genre ou de l’âge, etc.) et, d’autre part, un totalitarisme imposant que tout contenu généré par une IA doive refléter les valeurs fondamentales du socialisme et du Parti communiste chinois (PCC).

Ce n’est pas – ou plus – un secret: la Chine et les États-Unis sont dans une lutte féroce pour une hégémonie et une domination totale du secteur et c’est un programme que l’on retrouve, en filigranes, dans le texte chinois: le PCC tient à encourager subtilement les entreprises à poursuivre leurs investissements et leurs développements dans ce secteur.

Le développement de l’intelligence artificielle est, comme l’était l’arme atomique au siècle dernier, l’ultime but à atteindre.

Par exemple, les amendes mentionnées dans cette version préliminaire sont ridiculement faibles, comme pour dire "ne vous en faites pas, continuez vos recherches, c’est surtout pour suivre un mouvement de régulation de l’IA". Le pouvoir chinois se retrouve, en effet, à jouer un double rôle: à la fois celui de régulateur, mais également de promoteur de l’intelligence artificielle, son premier soutien dans la lutte qui l’oppose à l’Occident.

Un affrontement entre deux projets de société

Au cœur du XVIIIe siècle, Montesquieu avait esquissé sa théorie du "doux commerce" selon laquelle deux nations qui entretiennent des échanges commerciaux n’auraient aucun intérêt à entrer en guerre puisqu’un conflit les appauvrirait bien plus qu’une saine et pacifique poursuite de leurs relations économiques. En 2023, force est de constater que la théorie du philosophe français en a pris un coup – c’est aujourd’hui précisément une volonté de domination commerciale qui dicte une partie des décisions militaires.

Publicité

Carl von Clausewitz fut également un grand penseur de la guerre à qui l’on doit cette fameuse phrase: "la guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté". Avec les technologies qui sont actuellement développées en Chine comme aux États-Unis, la maîtrise de la volonté d’autrui est au cœur des enjeux techniques – et aux quatre coins du monde, le développement de l’intelligence artificielle est, comme l’était l’arme atomique au siècle dernier, l’ultime but à atteindre.

La politique économique et scientifique autour de l’intelligence artificielle n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens.

De la Silicon Valley à Pékin, il s’agit bien d’un combat idéologique et politique, de visions du monde qui s’opposent davantage que (ou en parallèle) de concurrences strictement économiques ou mercantiles. Au-delà d’un "Google vs Baidu", ou "Instagram vs TikTok", nous assistons à un affrontement entre deux projets de société.

Une autre formule de Carl von Clausewitz, "la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens", peut dès lors s’en trouver inversée: la politique – et dans notre cas, la politique économique et scientifique autour de l’intelligence artificielle – n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens.

La place de l’Europe entre les deux géants?

Il est difficile, dans ce bras de fer titanesque, de penser la place de l’Europe, elle qui a vu naître à la fois Montesquieu et Clausewitz. Un adage quelque peu cynique et grossier dit qu’"aux États-Unis on innove, en Chine, on copie, en Europe, on régule".

La réponse réglementaire européenne est une bonne façon de rappeler que nous sommes le plus grand marché démocratique du monde, et que nous avons un rôle à jouer.

Force est de constater que la régulation a été, en effet, la première réponse européenne. Si, comme le rappelait récemment la spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la tech Asma Mhalla, "la norme n’endiguera pas la dynamique, [elle] permettra a minima d’énoncer les règles du jeu", d’où l’importance pour l’AI Act de donner le ton – et vite.

Si les TikTok, Instagram et Snapchat se plient aux règlementations européennes – dans une volonté de maintenir ces relations commerciales qui, Montesquieu l’avait quand même vu, forcent à la docilité certains partenaires.

La réponse réglementaire européenne est une bonne façon de rappeler que nous sommes le plus grand marché démocratique du monde, et que nous avons un rôle à jouer. Dans le grand match sino-américain, il semblerait que nous ayons, en quelque sorte, choisi le rôle d’arbitre. C’est intéressant, et ce ne sera pas un rôle facile à tenir, car la neutralité de l’arbitre doit être infaillible sous peine de n’être qu’un pion de l’une ou l’autre équipe. L’enjeu est capital. La prudence est de mise, l’affaire ne fait que débuter.

Par Louis de Diesbach, consultant au BCG et éthicien de la technique.

Dossier | Intelligence artificielle & ChatGPT

Toute l'actualité sur ChatGPT et les acteurs de l'intelligence artificielle. Infos, analyses et décryptages de cette révolution.

Publicité
Publicité
Messages sponsorisés