chronique

Les États-Unis face à eux-mêmes

Président d’Eurasia Group et GZERO Media et auteur de Us vs. Them: The Failure of Globalism

Les États-Unis sont d'ores et déjà la démocratie la plus divisée et la plus dysfonctionnelle du monde. Les élections de 2024 ne feront qu'exacerber ce problème, quel que soit le vainqueur.

Si la puissance militaire et économique des États-Unis demeure exceptionnellement élevée, son système politique apparaît aujourd’hui plus défaillant que celui de n'importe quelle autre démocratie parmi les pays industrialisés. En 2024, l'élection présidentielle américaine et les divisions politiques qu'elle ne manquera pas d’entrainer mettront à l'épreuve la résilience de la démocratie américaine comme jamais depuis plus de 150 ans. 

Ian Bremmer.
Ian Bremmer. ©Getty Images for Concordia Summit

Le système politique américain apparait incroyablement fragmenté et la confiance du public dans ses principales institutions — en particulier le Congrès, le pouvoir judiciaire et les médias — a atteint un niveau historiquement bas. Si l'on ajoute à cela la désinformation amplifiée par des algorithmes, les Américains ne croient désormais plus en un ensemble commun de faits pourtant établis concernant leur pays et le monde.

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Pour le reste, les candidats à la présidence des deux grands partis sont largement considérés comme inaptes à exercer leurs fonctions. Donald Trump fait face à des dizaines d'accusations criminelles, dont beaucoup sont directement liées à des faits commis durant sa présidence. Le président Joe Biden aurait, lui, 86 ans au terme de son second mandat. Une nette majorité d'Américains ne souhaite ni l'un ni l'autre à la tête de la nation. 

Les déclarations politiques de Trump, aussi farfelues soient-elles, vont influencer le discours national et définir l'orientation de la politique au Capitole.

Dans ce contexte, les rancœurs partisanes iront crescendo au cours de la période précédant l'élection. Dès l'instant où il obtiendra (presque à coup sûr) l'investiture de son parti pour l'élection présidentielle, Donald Trump s'emparera de la politique républicaine et américaine, car même les républicains les plus réticents du Congrès — ainsi que la plupart des médias conservateurs, des groupes d'activistes et des intérêts financiers — se rangeront derrière lui.

Ses déclarations politiques, aussi farfelues soient-elles, vont dès lors influencer le discours national et définir l'orientation de la politique au Capitole ainsi que dans les assemblées des États à travers le pays. Il en résultera encore davantage d'extrémisme politique, de divisions et de blocages.

Martyr populiste

Sachant qu'il risque une peine de prison s'il perd en novembre, Donald Trump utilisera sa plateforme en ligne, son emprise sur le parti républicain et ses relations avec des médias proches pour délégitimer à la fois le système judiciaire qui le poursuit et l'intégrité de l'élection elle-même. Sa capacité à se présenter comme un martyr populiste et ses accusations préventives de fraude électorale trouveront à coup sûr un public réceptif parmi les Américains conservateurs. Ces efforts ne compromettront pas le processus électoral, mais ils ne manqueront pas de persuader nombre de ses partisans de remettre en question la légitimité du résultat de l'élection — un problème exacerbé par la désinformation alimentée par l'IA et par les chambres d'écho des médias sociaux. 

la perspective d'une victoire de Trump va affaiblir la position de l'Amérique sur la scène internationale à mesure que les législateurs républicains adopteront ses positions en matière de politique étrangère

Dans un monde en proie à la guerre et à la fragilité économique, la perspective d'une victoire de Trump va affaiblir la position de l'Amérique sur la scène internationale à mesure que les législateurs républicains adopteront ses positions en matière de politique étrangère et que les alliés et adversaires des États-Unis se protégeront contre ses politiques probables. 

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Avant même que l'élection ne soit décidée, le soutien américain à l'Ukraine sera confronté à des vents contraires plus prononcés au Congrès, ce qui mettra à rude épreuve l'alliance transatlantique et laissera les Ukrainiens et leurs soutiens européens en première ligne dans l'embarras.

Des conséquences déstabilisantes avant même l'investiture 

Kiev prendra des mesures de plus en plus téméraires pour faire ce qu'elle peut avant que le prochain président ne prenne ses fonctions, tandis que les espoirs de Vladimir Poutine de mettre un terme définitif à l'aide américaine en 2025 renforceront la détermination de la Russie à poursuivre le combat

Au Moyen-Orient, le soutien appuyé de Trump à Israël et son attitude agressive à l'égard de l'Iran limiteront la marge de manœuvre politique de Joe Biden. Les pressions exercées par les républicains au Congrès rendront politiquement plus compliquée la volonté de M. Biden de poursuivre le "dégel" des relations avec la Chine au cours de l'année. L'ombre de Trump conduira les alliés et les adversaires des États-Unis à se préparer à son retour au pouvoir, avec des conséquences déstabilisantes avant même le jour de l'investiture.  

Qu'elle soit le fait de contre-manifestants, d'éléments radicaux ou d’opportunistes, la violence généralisée représente un risque réel.

Si Trump remporte l'élection, Joe Biden cédera sa place. Mais même si les dirigeants démocrates sont moins enclins que l'ancien président à affirmer que l'élection a été "truquée", ils persisteront à considérer Trump comme illégitime, persuadés qu'il devrait être en prison. La réponse dans les grandes villes pourrait être une répétition des manifestations de rue massives qui ont eu lieu pendant la transition présidentielle de 2016, mais dans un pays maintenant encore plus sévèrement divisé et avec davantage de démocrates convaincus que Trump 2.0 menace l'avenir de la démocratie américaine. Qu'elle soit le fait de contre-manifestants, d'éléments radicaux ou d’opportunistes, la violence généralisée représente un risque réel. 

La fracture politique va se renforcer

Si Trump perd, il fera tout ce qui est en son pouvoir, légalement ou non, pour contester le résultat et remettre en cause la légitimité du processus. En tant qu'opposant, il aura moins d'options pour contester les résultats qu'en tant que président en 2020. Mais cela ne l'empêchera pas d'essayer, surtout s'il risque une peine de prison. Il invoquera, dans ce cas, à nouveau la fraude massive. Il lancera de vastes campagnes d'intimidation contre les agents électoraux et les secrétaires d'État tant dans les États «rouges» que dans les États «bleus», en exigeant qu'ils "trouvent" des votes supplémentaires en sa faveur. Il fera aussi pression sur les gouverneurs républicains pour qu'ils soumettent des listes de grands électeurs républicains dans les États remportés par les démocrates. Et il fera également pression sur les sénateurs et les représentants républicains pour qu'ils disqualifient les votes démocrates au collège électoral. Aucune de ces tactiques n'a de chance d'aboutir, mais elles porteront un coup supplémentaire à la confiance déjà faible de l'opinion publique dans l'intégrité des institutions démocratiques américaines.

L'issue du scrutin se jouant à pile ou face (du moins pour l'instant), la seule certitude est que le tissu social, les institutions politiques et la position internationale de l'Amérique continueront de se dégrader.

À moins d'un improbable raz-de-marée démocrate, les républicains considéreront la victoire de Biden comme illégitime, en alléguant soit que l'élection a été "volée", soit que des enquêtes motivées par des considérations politiques ont rendu la campagne de Trump plus compliquée. Ils considéreront l'incarcération de Trump comme un exemple de persécution politique. Bien que la violence à grande échelle soit moins probable dans ce contexte, la fracture politique de l'Amérique se renforcerait et la fragmentation du pays en États, villes et villages «rouges» et «bleus» s'accélérerait, ce qui aurait pour effet de politiser davantage les décisions relatives à l'endroit où vivre, faire des affaires et investir.

Les États-Unis sont d'ores et déjà la démocratie industrielle avancée la plus divisée et la plus dysfonctionnelle du monde. Les élections de 2024 ne feront qu'exacerber ce problème, quel que soit le vainqueur. L'issue du scrutin se jouant à pile ou face (du moins pour l'instant), la seule certitude est que le tissu social, les institutions politiques et la position internationale de l'Amérique continueront de se dégrader.

Ian Bremmer
Président et fondateur d’Eurasia Group et de  GZERO Media

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