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Sergueï Jirnov: "Le patriarche Kirill est plus dangereux que Poutine"

Journaliste, Europe et International

Dans son nouveau roman, l’ancien espion du KGB, Sergueï Jirnov, décode en profondeur la rivalité entre le président russe Vladimir Poutine et le patriarche Kirill de Moscou.

Deux anciens du KGB, Poutine d'un côté, Kirill de l'autre, pris dans une lutte fratricide pour le pouvoir. Dans "Les pires amis", l'écrivain et expert en géopolitique Sergueï Jirnov tisse avec brio la trame d’une crise politique majeure en cours en Russie pouvant déboucher sur une guerre civile.

Votre roman commence par l’initiation de Poutine au chamanisme. Qu’y a-t-il de vrai et de faux dans cette scène et, plus largement, dans votre roman?

Tout est vrai, particulièrement cette histoire de chamanisme. Poutine n’est pas un croyant, c’est un superstitieux. Il veut qu’une certaine force supérieure lui assure la possibilité de garder le pouvoir. Tantôt c’est la religion, tantôt les chamans, puis les maffieux… Vers 2014, il a commencé à délaisser la religion parce qu’il a compris que l’Église orthodoxe voulait devenir une vraie force politique et il ne voulait pas ça.

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Sergueï Choigou, son ministre de la Défense, originaire de Sibérie et connaissant le chamanisme, a joué un rôle prépondérant dans cette histoire en tant que Raspoutine, pour amener Poutine vers ces croyances bizarroïdes.

Poutine passait ses étés avec Choigou et à la marge de ces vacances, de leurs bains de soleil, torses nus, masculins et très homos, ils fréquentaient les chamans. C’était une période compliquée pour la Russie, économiquement. Les chamans rassuraient Poutine, au point qu'il est devenu dépendant de ces rites. Non seulement lui, mais aussi, par mimétisme du chef, les hauts fonctionnaires. Tout le Kremlin est aujourd’hui dans ces rites.

"Les chamans ont prédit à Poutine que "le prince Vladimir gagnerait la guerre". Le problème, c'est que Zelensky s’appelle aussi Vladimir et qu’il est le prince de Kiev. Poutine, en colère, a fait exécuter les chamans."

Sergueï Jirnov

Pourquoi le président russe a-t-il fait ce choix?

Poutine est perdu. Rien ne se passe comme il le voudrait. Il a raté la première partie de sa vie. Il voulait être espion, et n’a jamais pu le faire. En devenant président, il a gagné la loterie et cela a duré jusqu'à 2014. Il se disait qu’il était un élu de Dieu, et qu’il était là pour sauver le monde. Puis, quand ça a commencé à mal tourner, il est tombé dans le doute.

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Est-il sous toujours sous l'influence des chamans?

Il est devenu dépendant de ces rites ésotériques, mais en même temps, il n’y croit pas à 100%. Il n’est sûr de rien. Un exemple: les chamans lui ont prédit que "le prince Vladimir gagnerait la guerre". Le problème, c'est que Zelensky s’appelle aussi Vladimir et qu’il est le prince de Kiev. Poutine, en colère, a fait exécuter les chamans.

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En réalité, il déteste qu’on lui dicte quoi que ce soit. Il veut être numéro un, et qu’on l’accompagne. Qu’on lui apporte la chance.

D’où vient cette obsession d’être numéro 1?

Cela vient de son enfance. Il était le plus petit, le plus chétif, mais aussi le plus malin. Il voulait dominer, en reversant le mauvais sort de la vie. Ce fut la même chose que pour Napoléon, Staline, Hitler.

"Poutine veut juste profiter des richesses de l’État, sans avoir un bureau politique religieux. Il veut devenir un tsar."

Sergueï Jirnov

Quelle est l’origine de la rivalité entre Poutine et le patriarche Kirill?

Cette rivalité est personnelle. Ce sont deux frères jumeaux qui aiment les mêmes choses : l’argent, le pouvoir et les services secrets. Mais Kirill est beaucoup plus intelligent que Poutine. Il est brillant, l’autre est médiocre. Kirill a fait le séminaire, puis une carrière fulgurante. Il a été pris sous son aile par le métropolite Nicodème, qui était le patron du renseignement de l’Église orthodoxe lors de l’époque soviétique.

La tendance s'inverse lorsque Poutine entre en politique dans les années 90, et devient président en 2000. Kirill ne devient patriarche qu'en 2009. Pour lui, la religion orthodoxe doit devenir la religion d’État, mais Poutine ne veut pas d’idéologie d’État. C’est là que se trouve leur concurrence. Kirill voudrait être quelqu’un qui dicte ce que le chef d’État doit faire.

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Poutine veut juste profiter des richesses de l’État, sans avoir un bureau politique religieux. Il veut devenir un tsar. On se retrouve dans une position où on avait un tsar et un patriarche à ses côtés. Kirill veut diriger, il veut devenir ce qu’est l’ayatollah Khamenei en Iran, où l’État est sous le guide suprême.

Poutine ne veut pas de cela. Il a placé le patriarche numéro six dans la hiérarchie, et pas numéro deux et surtout pas numéro un.

 "Kirill (à gauche) veut diriger, il veut devenir ce qu’est l’ayatollah Khamenei en Iran, où l’État est sous le guide suprême", estime Sergueï Jirnov.
"Kirill (à gauche) veut diriger, il veut devenir ce qu’est l’ayatollah Khamenei en Iran, où l’État est sous le guide suprême", estime Sergueï Jirnov. ©AFP

Pourquoi Kirill a-t-il encouragé la guerre en Ukraine? N'y trouve-t-on pas la rivalité entre deux Églises?

Tout à fait. Historiquement, les Russes ne supportent pas que les Ukrainiens aient la primauté dans la création de chrétienté sur les terres slaves. Le souverain de la Rous de Kiev a été baptisé en l’an 988, alors que le premier patriarche de Moscou date de 1589.

Moscou a été créée en 1147, quatre siècles après Kiev. Avec l’expansion du pouvoir russe, le métropolite de Moscou est devenu patriarche et s'est attribué le privilège de nommer le métropolite de Kiev.

Depuis lors, pour les Ukrainiens, c’est une question de revanche sur les Russes : ils veulent récupérer leur autonomie. En 2019, le patriarche mondial Bartholomée de Constantinople a rendu son indépendance à l'Église de Kiev. Mais Kirill veut garder cette primauté. Il a reconstruit son Église comme un État, il a mis en place 350 évêques désormais sous ses ordres. Il a une revanche à prendre sur le patriarche Bartholomée.

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Son ambition est dévorante, par rapport à l’Église, aux Ukrainiens et par rapport à Poutine, ce qui le pousse à la folie. Il est d’autant plus en colère que Poutine traite avec les musulmans : les Tchétchènes, les Ukrainiens, les talibans, le Hamas, les Houthis, au détriment de la religion orthodoxe.

C’est le cœur de votre roman…

Oui, c’est ce que je veux démontrer. Une guerre civile menace d'éclater en Russie. Elle a peut-être même commencé. J’ai prédit l’acte terroriste islamiste qui a eu lieu en avril à Moscou dans une salle de concert du Crocus City Hall. Il y a quelques semaines, un attentat a eu lieu au Daghestan contre deux synagogues et deux églises orthodoxes. J’ai anticipé cette tendance.

Les nationalistes et les néonazis russes ne sont pas contents de leur rôle dans la société russe. Ils voudraient écraser Poutine et les musulmans, et prendre leur revanche sur les Ukrainiens et sur Bartholomée. Toutes les conditions sont en place.

Quand voyez-vous cette guerre éclater?

Personne ne le sait. Il suffit d’une étincelle, comme lors de la Première Guerre mondiale. Un prêtre tué. Un gamin assassiné.

Les signes sont clairs. Evgueni Prigojine a donné le "la" l'an dernier. Ce qui s’est passé au Daghestan, c’est maintenant. Kadyrov qui obtient le transfert en Tchétchénie du Russe qui a brûlé un Coran, puis qui le fait battre, c'est maintenant. Poutine ne parvient pas à gagner la guerre en Ukraine, les gens commencent à douter.

"Kirill est plus dangereux que Poutine, car il est plus intelligent, il possède un appareil qui lui permet d’être partout et il comprend mieux que lui le fonctionnement de la société russe."

Sergueï Jirnov

Vous décrivez l’Église de Russie comme une structure militaire. Comment en est-on arrivé là?

Cela remonte à Staline, qui a fait renaître le patriarcat de Moscou en 1943. L’Église était un ennemi des Soviétiques, mais Staline avait besoin d’un partenaire idéologique pour mobiliser le peuple contre les nazis. Bien sûr, il a mis l’Église russe sous la tutelle du KGB, qui recrutait lui-même les popes. Cette structure a survécu.

N’importe quelle église peut devenir un service de renseignement, les prêtes sachant exactement ce qui se passe sur leur territoire. Le patriarche de Moscou est très bien informé, et son département international est en réalité un service d’espionnage.

De plus, c'est une institution parfaitement adaptable à ce qui est vertical. Elle est présente dans tous les services de l’armée et des renseignements. Le patriarche et beaucoup de métropolites sont mieux informés que Poutine, qui s'est enfermé dans sa bulle.

Le patriarche de Moscou est aussi dangereux que Poutine?

Kirill est plus dangereux que Poutine, car il est plus intelligent, il possède un appareil qui lui permet d’être partout et il comprend mieux que lui le fonctionnement de la société russe.

Pourquoi avez-vous choisi le style romanesque plutôt que l’essai?

Parce que cela me laisse la liberté, par endroits, de grossir certains faits sans devoir apporter des preuves documentées à chaque ligne et mettre mes sources en danger. J’ai apporté des modifications de lieu et des détails qui m’éviteront un procès. C’est aussi un roman qui se lit comme tel, par plaisir et sans être initié.

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*"Les pires amis", Serguei Jirnov, Slatkine Et Cie, 349 p., 22 €.

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