Si l’entreprise constitue souvent le cœur du patrimoine, elle n’en est qu’un des éléments appelés à être transmis aux héritiers. Comment assurer sereinement sa succession sans léser qui que ce soit? Stéphanie Caron, avocate spécialisée en planification successorale au sein du cabinet Delahaye et François Descheemaeker, directeur du département patrimonial de CBC, détaillent les enjeux d’une planification successorale réussie.
En quoi intégrer son entreprise dans un plan de transmission plus large est-il indispensable?
François Descheemaeker: “L’entreprise n’étant qu’une des pièces du puzzle patrimonial, on ne peut réfléchir à sa transmission au sein de la famille sans examiner toutes les autres pièces. Car l’enjeu est à la fois de déterminer une correcte répartition de l’ensemble du patrimoine entre les héritiers, et de permettre à ceux qui sont intéressés par l’entreprise de la reprendre dans les meilleures conditions.”
Comment procéder?
F.D.: “Nous commençons toujours par une cartographie de l’ensemble du patrimoine concerné, qui englobe donc aussi les avoirs financiers, immobiliers et artistiques, notamment. Outre cet inventaire des biens, il faut déterminer qui les possède réellement. Cela demande par exemple d’examiner avec précision le régime matrimonial d’un dirigeant marié, de vérifier le registre des actionnaires ou encore les titulaires exacts des comptes bancaires… Sans cette analyse préalable, on peut bâtir des raisonnements sur de très mauvaises bases.”
Stéphanie Caron: “De même, il convient de mettre des valeurs sur les éléments du patrimoine. Pour ce qui concerne l’entreprise, le dirigeant pourrait être tenté de minimiser sa valeur afin d’en faciliter sa reprise par le ou les enfants qui y travaillent depuis plusieurs années. Ces derniers pourraient quant à eux estimer avoir déjà contribué à la croissance de celle-ci. Pour des raisons tant civiles que fiscales, il faut rester prudent sur cette question de la valorisation. Faire appel aux méthodes d’évaluation traditionnellement utilisées par les professionnels permet de dégager une base de réflexion objective.”
Y a-t-il d’autres étapes à ce diagnostic?
“La situation la plus fréquente et souvent la plus complexe est celle où seulement une partie des enfants sont intéressés par la reprise de la société.”
S.C.: “À partir de la ‘photo’ du patrimoine actuel, on détermine de quelle façon le patrimoine serait réparti entre les héritiers si le dirigeant était décédé sans planification, et on vérifie si cela correspond aux souhaits du dirigeant. Cela implique de vérifier par exemple si un contrat de mariage contient des dispositions spécifiques en cas de décès, si un testament a déjà été rédigé, et si des donations ont été réalisées par le passé. Et les particularités de chaque situation peuvent être nombreuses: un enfant mineur, un héritier vivant à l’étranger, des enfants d’une précédente union sont autant d’éléments qui ont une influence sur les enjeux de la transmission. Si le conjoint n’est pas investi dans l’entreprise, la question de la reprise de la société sera au centre du débat.”
F.D.: “Il faut également définir les enjeux fiscaux: quels seraient approximativement les droits de succession à payer en cas de décès du dirigeant? La Région wallonne, à l’instar des autres Régions, a prévu un régime fiscal avantageux pour la transmission successorale d’entreprises et de sociétés d’exploitation. Il s’agit d’une exemption totale de droits, même si, pour en bénéficier, les conditions à remplir sont nombreuses, au moment du décès et dans les cinq années qui suivent.”
L’entreprise est la plupart du temps l’élément central de la transmission. En quoi peut-elle être source de tensions entre les héritiers?
F.D.: “La situation la plus fréquente et souvent la plus complexe est celle où seulement une partie des enfants sont intéressés par la reprise de la société. On est alors en présence de personnes qui ont des intérêts très différents. Les héritiers dits ‘actifs’, ceux qui travaillent dans l’entreprise, ont à cœur de voir les bénéfices suffisamment réinvestis afin d’assurer sa croissance et sa pérennité. À l’inverse, les héritiers dits ‘passifs’, ceux qui n’interviennent pas dans la gestion de l’entreprise, sont plus focalisés sur le rendement et la distribution de dividendes. Ces oppositions peuvent provoquer des tensions intrafamiliales. C’est pourquoi il sera souvent salutaire de permettre aux seuls héritiers actifs de reprendre la société.”
“Planifier ne signifie pas uniquement ‘penser à ses héritiers’. Lorsqu’il établit ses objectifs, un entrepreneur doit aussi penser à lui – et, le cas échéant, à son partenaire.”
S.C.: “Tout l’enjeu est de chercher la solution la plus équitable pour toutes les parties. Une piste pourrait être de faire en sorte que les héritiers actifs reprennent seuls l’entreprise, tout en trouvant les justes compensations pour les héritiers passifs. Cela dépend principalement de la part que représente la société dans l’ensemble du patrimoine, et du nombre d’héritiers. Bien que certains choix demeurent éminemment personnels, nous aidons à trouver ces équilibres. Cela peut passer par exemple par la réorganisation ou la scission de la société, dans le but de séparer l’entreprise, destinée aux héritiers actifs, et les immeubles, destinés aux héritiers passifs.”
F.D.: “Un autre exemple est la vente d’une partie de l’entreprise aux héritiers actifs plutôt que la donation. Le prix perçu peut alors servir de compensation pour les autres enfants. Mais cela peut demander aux héritiers actifs d’accepter de ne recevoir que l’entreprise dans le patrimoine des parents, et de prendre des engagements financiers parfois lourds via l’emprunt pour pouvoir en régler le prix.”
S.C.: “Après avoir discuté avec le dirigeant d’entreprise pour établir ses priorités et les principes qu’il veut voir présider à la transmission, il est indispensable d’ouvrir le dialogue avec les héritiers pour cerner leurs attentes et leurs ambitions quant à l’avenir de l’entreprise. La transparence joue ici un rôle déterminant. Et lorsque la seule solution est de transmettre l’entreprise aux héritiers tant actifs que passifs, l’avocat dispose d’outils pour proposer des solutions pointues et sur mesure aptes à réconcilier les attentes de chacun. On parlera de conventions d’actionnaires, de chartes familiales ou encore de création de différentes classes d’actions. La dernière réforme du droit des sociétés a considérablement élargi à ce propos le champ des possibilités.”
Quand convient-il de lancer la démarche?
F.D.: “Pris par le quotidien, l’entrepreneur a une tendance naturelle à reporter la réflexion à plus tard. Or, il n’y a pas d’âge pour planifier. Et même si certaines situations impliquent d’attendre avant de se lancer dans une transmission, notamment parce que les enfants sont trop jeunes ou ne se sont pas encore déterminés par rapport à leur avenir, il est utile de planifier en utilisant des ‘parachutes’ tels que le recours au testament, modifiable aisément et à tout moment, au mandat de protection extrajudiciaire ou à l’assurance décès temporaire pour protéger au mieux ses héritiers.”
S.C.: “Le mandat de protection extrajudiciaire est effectivement un outil important: il permet de désigner un mandataire en cas d’incapacité – coma, maladie grave, etc. Il faut y penser, quel que soit l’âge. Pour les donations, il faut être plus prudent, puisque ce sont des actes irrévocables, sauf entre époux. Mais on peut prévoir des clauses de protection du donateur, comme une réserve d’usufruit. Selon l’âge, on peut aussi envisager des donations échelonnées dans le temps.”
Que penser du régime fiscal actuel de la Wallonie en matière de transmission d’entreprise?
S.C.: “Ce régime est favorable, avec un taux d’imposition à 0% tant sur les donations que sur les successions. Et ce, bien que ce taux soit assorti de certaines conditions. La Région wallonne a compris qu’il était dans son intérêt de ne pas compromettre la transmission ‘familiale’ des PME avec des droits de succession ou de donations trop élevés, et ce régime, qui impose notamment des conditions en matière d’emploi, est très cohérent de ce point de vue. Par ailleurs, il y a toujours la possibilité de procéder à des donations de biens mobiliers à 3,3% sans aucune condition.”
F.D.: “Ceci dit, ce régime avantageux ne doit pas être une excuse, pour l’entrepreneur, de repousser ses réflexions à plus tard. Et j’ajoute qu’en matière fiscale, il sera bien entendu nécessaire de vérifier toutes les conséquences liées aux différentes voies de transmission, pas uniquement celles liées aux droits de succession ou de donation. L’appel à des conseillers spécialisés s’avère donc, en cette matière également, incontournable.”