L'intelligence artificielle est l'une des technologies les plus discutées du moment, mais que signifie-t-elle concrètement pour notre industrie et nos infrastructures? Quatre capitaines d’industrie de Siemens, LCL, VINCI Energies et Sibelga partagent leur vision. “Si tous les paramètres sont corrects, les entreprises peuvent réaliser d'énormes gains d'efficacité, réduire les coûts et renforcer considérablement leur compétitivité grâce à l'IA.”
Comment mettez-vous l’IA en pratique au sein de votre organisation ou chez vos clients?
Serge Molinari (CEO de Siemens Belgique et Luxembourg): “En tant que pionniers en Europe, nous travaillons avec l'IA depuis des années. Cette technologie permet aux entreprises, aux organisations et à la société dans son ensemble de s'attaquer à des problèmes complexes, tels que l'efficacité énergétique et la durabilité. Nous appliquons par ailleurs l'IA en interne pour nos prévisions financières et le suivi des paramètres ESG. Dans nos propres usines comme chez nos clients, notre Siemens Industrial Copilot peut booster la productivité en aidant les ingénieurs automaticiens à générer du code et à diagnostiquer des erreurs.”
Inne Mertens (directrice générale de Sibelga): “Nos employés recourent à des solutions d'IA générative telles que ChatGPT et Copilot pour les assister dans leurs tâches quotidiennes. Nous explorons également des preuves de concept, comme la gestion des connaissances pour les documents techniques afin d'aider nos techniciens, et des applications destinées au centre d'appel pour améliorer le service client. À l'échelle industrielle, nous exploitons aussi l'IA prédictive. En tant que gestionnaire du réseau de distribution, nous pouvons ainsi mieux prévoir l'offre, la demande et l'impact sur notre réseau électrique et gazier dans la Région de Bruxelles-Capitale.”
Luc Clabout (Managing Director de VINCI Energies Belgium): “Nos équipes ont adopté des applications telles que la création de contenu via l'IA générative. Nos programmeurs utilisent cette technologie pour écrire du code informatique. De plus, l'IA est intégrée dans divers outils qui rationalisent nos processus, comme la documentation automatique. Pour nos clients, nous avons développé des solutions d'IA qui rendent leur business plus intelligent. Pensez à des outils qui détectent la perte de grain lors de la récolte, ou à des capteurs virtuels qui mesurent les débits dans les conduites.”
Laurens van Reijen (CEO de LCL): “Nous examinons actuellement le rôle que l'IA peut jouer dans certains domaines de notre activité de centre de données. Par exemple, l'IA pourrait aider à anticiper les périodes de maintenance de notre équipement. Nos collègues des finances et du marketing utilisent déjà quotidiennement l'IA générative. Parallèlement, nous réfléchissons à la manière dont nous pourrions mieux adapter nos centres de données pour servir les clients qui mettent sur le marché des applications d'IA.”
L’IA existe depuis plus de 50 ans, ce n’est donc pas exactement une nouveauté. Cette technologie est-elle surestimée? Il existe davantage de solutions que de clients, selon certains experts.
Inne Mertens: “Le cabinet de conseil et de recherche en informatique Gartner utilise le Hype Cycle pour mesurer la maturité des technologies émergentes. Aujourd'hui, l'IA générative est au sommet de sa courbe de hype. Selon certains, elle pourrait tout résoudre, même préparer du café… Nous savons par expérience qu'après un pic de hype, les attentes générales diminuent et qu’une certaine prise de conscience de la réalité s'ensuit. Puis la courbe se stabilise. Il n’en va pas de même avec l'IA prédictive. Cette technologie existe depuis bien plus longtemps, et nous sommes selon moi parvenus à un niveau stable, avec des applications qui ont prouvé leur utilité concrète.”
L'IA est dans une phase de hype, c'est pourquoi certaines choses sont probablement surestimées. Pour autant, les possibilités d'application sont gigantesques.
Serge Molinari: “L'IA est effectivement dans une phase de hype, et c'est pourquoi certaines choses sont probablement surestimées. Pour autant, les possibilités d'application sont gigantesques. Comparé à ce qui prévalait dans le passé, l'accès aux données – la source d'alimentation de l'IA – est sans précédent. Et la puissance de calcul des ordinateurs et des processeurs pour traiter et analyser toutes ces données s'est considérablement améliorée.
Cette combinaison fait que l'IA montre aujourd'hui son véritable potentiel, et que l'utilisation d’applications intelligentes explose. L'IA parvient à convaincre de plus en plus d'entreprises de ses résultats impressionnants.”
Luc Clabout: “Grâce à la centralisation des données dans le cloud, le potentiel de l'IA continue de croître. Les données peuvent être facilement liées et traitées entre systèmes, emplacements et appareils, ce qui crée de nouvelles possibilités d'application. Néanmoins, de grandes quantités de données dans l’industrie ne conduisent pas toujours à des résultats qualitatifs. Toutes les données ne sont pas adaptées à des analyses significatives. En outre, toutes les entreprises ne sont pas prêtes à placer l’ensemble de leurs données dans le cloud; souvent, elles optent pour des solutions hybrides avec des serveurs sur site. Il n'est pas facile d'identifier des cas d'utilisation intéressants, c’est la raison pour laquelle le déploiement d'applications concrètes et l'adoption réelle par les entreprises ne progressent pas aussi rapidement qu’on le souhaiterait.”
Laurens van Reijen: “C’est tout à fait vrai. Un sondage mené auprès de nos clients montre que de nombreuses organisations continuent d’attendre. Beaucoup d'idées et de domaines d'application sont possibles, mais il y a encore trop peu de réalisations pratiques. Si l'IA est effectivement le sujet de conversation principal dans notre secteur, nous n'en sommes pas au point où tout le monde s’approprie massivement cette nouvelle technologie. Ce moment viendra, mais on ignore précisément quand.”
Comment l’IA peut-elle booster la puissance et l’efficacité de nos industries?
Luc Clabout: “L'IA crée certainement des opportunités dans les chaînes logistiques des entreprises. L'échange de données avec les fournisseurs, les transporteurs et les clients peut rendre tout l'écosystème plus efficace.
Les meilleures solutions d'IA proviennent d'une réflexion holistique et de la cocréation avec d'autres parties prenantes.
Cela nécessite cependant d’amplifier la collaboration et l'ouverture entre les départements et les partenaires, et de rompre avec la pensée en silos.
Les meilleures solutions d'IA proviennent d'une réflexion holistique et de la cocréation avec d'autres parties prenantes. Les cas d'utilisation de l'IA ne naissent pas de sessions ChatGPT.”
Inne Mertens: “Pour stimuler cette cocréation, nous avons par exemple créé une Data Acceleration Squad avec des experts en business, informatique et analyse de données. La combinaison de connaissances et de compétences aide toutes les parties à mieux comprendre ce qui est indispensable pour identifier et développer des applications d'IA pertinentes pour notre organisation. Nous travaillons aussi avec des clients et d'autres acteurs extérieurs sur des solutions. En fin de compte, cela peut réduire les coûts et créer de la valeur ajoutée dans toute la chaîne de valeur.”
Serge Molinari: “Les possibilités d'application sont sans précédent. Tout commence par la collecte des bonnes données en association avec les méthodes de mesure les plus efficaces, et cela doit être accompli par toutes les parties concernées. Ce n'est qu'ainsi que les Big Data peuvent être transformées en Smart Data. Il est crucial, à cet égard, de former les employés. Par exemple, 40.000 de nos collaborateurs dans le monde ont suivi une formation en IA pour exploiter cette technologie de façon optimale. Ce n'est que lorsque tout le cocktail est réussi que les entreprises peuvent devenir plus efficaces grâce à l'IA, réduire les coûts, travailler de manière plus ciblée et, en définitive, devenir plus compétitives.”
Si l'IA dope sa productivité, une entreprise peut croître, embaucher du personnel supplémentaire et augmenter les salaires.
Laurens van Reijen: “Absolument. Si l'IA dope la productivité au sein d'une entreprise, celle-ci peut croître, embaucher du personnel supplémentaire et augmenter les salaires. Et cela a un effet positif sur l'ensemble de l'économie. Pour ce qui concerne la cocréation, nous souhaitons à l'avenir produire nous-mêmes 40% de notre énergie totale.
La clé réside, selon moi, dans la création de communautés où un Corporate Power Purchase Agreement (CPPA) est signé par plusieurs parties, parmi lesquelles des fournisseurs d'énergie. Un CPPA est une convention qui connecte directement notre organisation à un parc solaire ou éolien. Cela permet de collaborer avec des parties qui souhaitent par exemple acheter de l'électricité excédentaire et peuvent par conséquent participer à l’équilibre du réseau.”
Les solutions d'IA sont fortement consommatrices d'énergie. L'Agence internationale de l'énergie estime qu'il faudra pas moins de 800 térawattheures d'ici à 2026 pour les faire tourner. La fin justifie-t-elle les moyens?
Luc Clabout: “L'IA générative est devenue si accessible que nous n'y pensons généralement pas. Une certaine sensibilisation au sein des entreprises est certainement souhaitable. Les gens ne savent souvent pas qu'un outil comme ChatGPT consomme 10 fois plus d'énergie qu'un moteur de recherche ordinaire. En ne stockant pas les données indéfiniment, nous pouvons déjà économiser beaucoup d'énergie.”
Inne Mertens: “En plus de sensibiliser nos employés via notre digital policy, nous voulons travailler avec un système de crédits pour un outil d'IA générative tel que Microsoft Copilot. Lorsque les crédits sont épuisés, la création d'images ou de résumés de texte doit être réalisée d'une autre manière. Nos employés gardent ainsi à l'esprit de que la technologie est très énergivore.”
Vous pouvez par exemple réutiliser la chaleur résiduelle des centres de données pour alimenter un réseau de chaleur.
Laurens van Reijen: “Notre devise est: chaque kilowattheure que nous ne consommons pas est un kilowattheure gagné. Nous utilisons depuis des années les serveurs les plus économes en énergie, et nous produisons nous-mêmes autant d'énergie que possible. Parce que le hardware pour l'IA consommera beaucoup d'électricité dans les années à venir, de nouvelles solutions sont nécessaires – des serveurs refroidis à l'eau, notamment. De grands acteurs comme Google et Microsoft suivent la même piste de réflexion et commencent à produire de plus en plus d'énergie verte, dans le but de la consommer eux-mêmes au maximum.”
Inne Mertens: “Vous pouvez par exemple réutiliser la chaleur résiduelle des centres de données pour alimenter un réseau de chaleur. Cela fait partie de la solution. À la condition que le réseau de connexion soit construit de manière durable.”
Serge Molinari: “Lors du développement d'applications d'IA, nous prenons en compte l'efficacité énergétique et une réduction optimale de l’empreinte écologique. C'est pourquoi nous programmons des applications afin que leur matériel consomme le moins d'énergie possible. Nous économisons une énergie considérable en ne transférant pas constamment les données dans le cloud, mais en les gardant au niveau local. De plus, nous nous efforçons de rendre le logiciel lui-même durable. Et bien sûr, l'IA peut elle-même contribuer à une gestion intelligente de l'énergie des centres de données. Par exemple grâce à des prévisions qui alignent mieux l'offre et la demande.”