Qu’ont en commun Jos Delbeke (ancien directeur général de l’action pour le climat à la Commission européenne), Jan Goossens (CEO d’Aquafin), Rudy Van Beurden (président de Gas.be) et Olivier Van der Maren (compétent pour le développement durable et la mobilité au sein de la FEB)? Un message sans concession pour nos dirigeants politiques: “Ce pays a besoin d’une vision d’avenir pour enfin donner forme à notre politique climatique.”
Dispose-t-on de données objectives suffisantes pour convaincre les entreprises de l’impact économique du changement climatique?
Jan Goossens: “J’ai le sentiment que les entreprises commencent à ressentir cet impact. Avant de prendre la tête d’Aquafin, j’ai travaillé plusieurs années au sein du géant de la chimie BASF. Et nous y avons été confrontés à plusieurs graves problèmes de production, tout simplement parce que le faible niveau du Rhin perturbait l’approvisionnement en matières premières. Par ailleurs, il est impossible d’éluder l’impact financier du changement climatique. Nous voyons de plus en plus souvent des entreprises obligées de prendre des mesures environnementales lorsqu’elles s’adressent à des banques pour de nouveaux prêts. C’est le cas d’Aquafin qui est largement financée par la Banque européenne d’investissement.”
Jos Delbeke: “Voyons également le côté positif: le changement climatique offre une foule d’opportunités aux entreprises. Le consensus scientifique autour de l’urgence de certaines mesures climatiques a contribué à tourner tous les regards dans la même direction. Et les entreprises en conçoivent peu à peu le potentiel économique. Nous serons bientôt 10 milliards d’humains. Nous ne pourrons vivre tous sur notre planète qu’en développant de nouvelles technologies à faible émission dans les domaines les plus divers. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le secteur des énergies renouvelables, qui a accompli des progrès technologiques proprement stupéfiants ces deux dernières décennies.”
Nos dirigeants politiques soufflent le chaud et le froid. Nous ne pouvons qu’espérer que des choix clairs soient opérés rapidement après les élections.
Les entreprises critiquent régulièrement le rôle des pouvoirs publics, qui négligeraient trop souvent de créer un cadre clair.
Olivier Van der Maren: “L’ETS, le système communautaire d’échange de quotas d’émission, a joué un rôle crucial dans la sensibilisation des entreprises à la problématique du climat en imposant le débat sur la limitation des émissions de CO2 au plus haut niveau des très grands groupes. Des innovations technologiques fondamentales figurent ainsi parmi leurs priorités actuelles. Par le passé, les entreprises anticipaient à 10 voire 15 ans. Désormais, nous sommes obligés de réfléchir à l’horizon 2050 et d’élaborer des stratégies à très long terme. À la FFB, nous estimons qu’une vision claire des grands choix stratégiques pour l’avenir fait défaut en Belgique. Quelle sera la source d’énergie de demain? Miserons-nous pleinement sur l’hydrogène? Quel regard portons-nous sur le potentiel de la biomasse? Quel sera le rôle du gaz naturel? Si les entreprises doivent prendre des décisions stratégiques importantes qui auront un impact sur deux ou trois décennies, elles n’ont pas droit à l’erreur.”
Jos Delbeke: “Tout à fait d’accord. Les gouvernements de notre pays ont souvent montré leurs faiblesses dans ce domaine. Ils soufflent le chaud et le froid. Nous ne pouvons qu’espérer que des choix clairs soient opérés rapidement après les élections.”
Cette indécision n’arrange-t-elle pas les entreprises, en fin de compte? Tant que les gouvernements ne prennent pas de grandes décisions, elles peuvent reporter des choix fondamentaux et coûteux.
Olivier Van der Maren: “Cela ne nous conduit nulle part, croyez-moi. Nous œuvrons depuis plus de 10 ans à l’amélioration de notre efficacité énergétique, mais à un moment donné, on se heurte aux limites du processus. Une question se pose alors: que pouvons-nous faire d’autre? Et quels nouveaux choix fondamentaux cela implique-t-il?”
Rudy Van Beurden: “Dans notre secteur, nous nous sommes engagés – en Belgique comme au niveau international – à évoluer vers une société neutre en carbone d’ici à 2050. Nous ne produisons pas de gaz naturel: nous sommes des opérateurs d’infrastructure, notre tâche se limite donc au transport. Aujourd’hui, c’est du gaz naturel, mais demain, cela pourrait tout aussi bien être un autre type de gaz. Ce qui me dérange surtout, dans ce débat, c’est que le gouvernement a tendance à se concentrer rapidement sur une technologie et une source d’énergie données, qu’il entreprend de soutenir massivement via des subventions ou des avantages fiscaux. Et tous les regards se tournent ensuite vers les entreprises, alors qu’elles ont déjà pris des mesures très importantes.”
Vous ne trouverez personne, dans le monde des entreprises, qui soit opposé à une écologisation de la production d’électricité. À condition qu’elle ne porte pas préjudice à la compétitivité internationale et, bien entendu, qu’elle ne mette pas en péril l’approvisionnement en électricité.
Pouvez-vous donner des exemples concrets?
Rudy Van Beurden: “L’électrification est le nouveau terme à la mode. À l’avenir, tout sera électrique, et notre futur sera automatiquement vert. Mais personne ne semble se demander à quel point cette électricité est ou peut devenir verte… Et nous nous basons presque exclusivement sur des modèles théoriques annuels qui ne tiennent pas compte de la réalité du terrain ni de fluctuations saisonnières qui ont un impact non négligeable sur la production d’électricité verte. On produit davantage d’énergie solaire l’été; or, la demande d’électricité est maximale l’hiver, et surtout le matin et le soir, lorsqu’il fait nuit. Le grand défi consiste à garantir un approvisionnement continu en énergie, à tout moment de la journée, été comme hiver. Dans un pays comme la Belgique, on ignore cette question. Une problématique d’autant plus cruciale que les usagers résidentiels et les PME s’adjugent la moitié de la consommation de gaz. On encourage les utilisateurs résidentiels à installer des pompes à chaleur électriques pour chauffer leur logement. Mais ce n’est pas sans soulever d’importantes questions! Car une pompe à chaleur électrique reste inaccessible financièrement à de très nombreux particuliers. En outre, elle est rarement une option réaliste d’un point de vue économique et technique pour des habitations existantes. Simultanément, nous constatons que nos villes comptent des centaines de milliers de logements anciens, mal isolés, avec des installations de chauffage obsolètes. Ne pourrons-nous pas progresser plus rapidement dans la lutte contre le réchauffement climatique en investissant dans une meilleure isolation, associée à une installation de chauffage plus récente, plus efficace et plus abordable, et qui pourrait, à terme, fonctionner au gaz vert, biométhane, gaz synthétique, etc.?”
Jos Delbeke: “Les grandes entreprises ont beaucoup fait ces dernières années, c’est vrai. Pour n’épingler que deux chiffres: entre 2005 et 2018, les émissions de CO2 des grandes entreprises énergétiques et industrielles qui participent à l’ETS ont diminué de 29%, nettement plus que les 22% de l’ensemble de l’économie depuis 1990. Le secteur résidentiel s’est montré considérablement moins performant. Et on en arrive naturellement au chauffage des habitations et à notre usage de la voiture.”
Quels incitants pourraient convaincre les entreprises de s’impliquer davantage, sachant que des choix fondamentaux s’imposent?
Olivier Van der Maren: “À la FEB, nous croyons dans ce que nous appelons la neutralité technologique. Le gouvernement doit avant tout fixer des normes et des objectifs, sans se mêler de la technologie à laquelle les entreprises feront appel pour les respecter. Il pourrait établir une quantité d’énergie maximale au mètre carré pour le chauffage des bâtiments, sans déterminer que cet objectif devrait être réalisé par l’installation d’une pompe à chaleur, par exemple. Une nouvelle voiture devra satisfaire à certaines normes d’émissions en 2030, mais pour nous, il est loin d’être acquis que toutes les voitures devront être électriques.”
Aujourd’hui, l’électrification est le nouveau terme à la mode. Mais personne ne semble se demander à quel point cette électricité est ou peut devenir verte.
Cette idée fait-elle l’unanimité?
Jos Delbeke: “Sur le principe, oui. Toutefois, il ne faut pas inverser les rôles. La production d’électricité en Belgique provoque des émissions de CO2 relativement faibles, notamment grâce à nos centrales nucléaires. Bien entendu, l’énergie nucléaire soulève d’autres questions, et son utilisation s’accompagne d’une ‘facture cachée’ liée au démantèlement des centrales, mais c’est un autre débat. À mes yeux, cette neutralité technologique est déjà largement atteinte. Simultanément, une politique d’innovation très volontariste a permis, en Europe, de réduire le surcoût de l’énergie renouvelable de quelque 80% en huit ans. De ce fait, l’éolien terrestre est désormais la technologie de production d’électricité la moins chère. Et les panneaux solaires atteindront bientôt un niveau de coût similaire.”
Jan Goossens: “Vous ne trouverez personne, dans le monde des entreprises, qui soit opposé à une écologisation de la production d’électricité, à condition qu’elle ne porte pas préjudice à la compétitivité internationale et, bien entendu, qu’elle ne mette pas en péril l’approvisionnement en électricité. Cela fait d’ailleurs plusieurs années que les gros consommateurs d’électricité investissent lourdement dans une baisse de leur consommation. Et ce, pour des raisons à la fois écologiques et économiques.”
Jos Delbeke: “Il nous faudra modifier notre approche de la production d’électricité. Pour le particulier, l’accent sera de plus en plus placé sur une production à plus petite échelle, souvent locale. Pour l’industrie lourde, comme les entreprises du port d’Anvers, une telle solution est beaucoup moins envisageable. Cela exige une politique double. Je comprends parfaitement la nervosité des entreprises qui veulent en premier lieu des garanties concernant la disponibilité ininterrompue d’électricité. Il est urgent de mener ce débat.”
Jusqu’à présent, nous avons surtout abordé les défis des entreprises. Qu’en est-il des opportunités qu’offre le changement climatique?
Olivier Van der Maren: “Un bon exemple en est le captage et le stockage de CO2. Le gouvernement belge veut-il accompagner voire soutenir le développement de cette technologie? Allons-nous dès lors investir dans des canalisations pour le transport de CO2? Ce pourrait être un pilier important d’une politique industrielle solide. Indépendamment de cela, on voit comment nos entreprises accroissent leurs investissements dans des services novateurs liés à la lutte contre le changement climatique. Les nouveaux modèles circulaires, dans le cadre desquels une entreprise n’achète plus des ampoules mais de l’éclairage, par exemple, en sont une bonne illustration.”
Jos Delbeke: “Ceci étant dit, nous aurons toujours besoin, au cours des années à venir, d’une quantité énorme de produits de base à forte intensité CO2, tels que l’acier, le ciment et les matières premières chimiques. Ne serait-ce que pour développer des villes et des infrastructures de transport durable. D’un point de vue écologique, il n’y a aucun sens à devoir les importer de Chine pour économiser du CO2 ici. J’entrevois un fort potentiel dans la réinvention de nos grands processus industriels. Les entreprises flamandes actives dans ce domaine sont nombreuses. Et nous devons encourager ces efforts autant que possible. Je vous en prie, n’attendons pas que les nouveaux pays industrialisés développent les technologies de demain! En ce sens, le réchauffement climatique peut même nous aider à regagner des parts de marché. Simultanément, placer l’accent sur l’innovation est notre meilleure garantie de continuer à compter sur la scène mondiale. En 2019, l’Europe ne représente plus que 7% de la population mondiale. À terme, ce sera à peine 5%. Si nous ne devenons pas leaders en matière d’innovation industrielle, nous nous laisserons mettre hors-jeu.”
Rudy Van Beurden: “Il importe surtout de maintenir toutes les options ouvertes. Les nouvelles solutions qui feront bientôt leur apparition dans de très nombreux domaines – entre autres les énergies renouvelables – recèlent un potentiel beaucoup plus important que les technologies que nous utilisons aujourd’hui. Je pense au gaz vert et à la conversion de l’électricité renouvelable en un autre vecteur d’énergie comme le gaz, via la technologie ‘power-to-gas’. Ce gaz pourra ensuite être transporté et stocké à moindre coût via l’infrastructure existante. Nous apporterons ainsi une réponse à la nécessité d’aligner l’offre et la demande d’énergie renouvelable sur les saisons.”
e gouvernement doit fixer des normes et des objectifs, sans se mêler de la technologie à laquelle les entreprises feront appel pour les respecter.
Question finale: quelle doit être, selon vous, la priorité absolue des négociations gouvernementales qui s’ouvriront dans quelques mois?
Jos Delbeke: “Une politique énergétique stable, fondée sur une vision. C’est un domaine dans lequel nos responsables politiques échouent depuis plus de 10 ans. Et cela rend les entreprises nerveuses, à raison.”
Olivier Van der Maren: “L’Europe attend de notre pays un plan climatique national pour 2030. Le plan qui se trouve actuellement sur la table regorge de bonnes intentions mais ne contient guère de mesures concrètes. C’est un défi considérable.”
Rudy Van Beurden: “Il est relativement aisé de mettre en avant une vision pour 2050, puisque ces projets seront de facto réalisés par d’autres. C’est pourquoi je plaide pour des objectifs concrets à court terme. Une myriade de petites mesures font aussi la différence! Leur impact cumulé sur la réduction des émissions de CO2 grandit au fil du temps, ce qui nous évite de devoir prendre des mesures nettement plus draconiennes à plus long terme.”
Jan Goossens: “Dans mon secteur, la problématique de la sécheresse occupera le devant de la scène. Je plaide moi aussi pour une vision plus large et pour des mesures à plus grande échelle. Notre secteur compte de très nombreux acteurs et un certain émiettement est inévitable. J’espère donc que nos décideurs feront preuve de davantage de courage politique afin d’adopter une stratégie plus efficace.”