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Jeunes, riches et fraudeurs: Charlie Javice, une leçon à 175 millions de dollars pour JPMorgan (3/4)

Charlie Javice arrivant à une audience dans un tribunal fédéral de New York, le 6 juin dernier. ©EPA-EFE

Après avoir lancé sa start-up pour aider les étudiants à financer leurs études, Charlie Javice l'a revendue à JPMorgan pour 175 millions de dollars. La banque l'accuse d'avoir menti en gonflant sa clientèle. Inculpée pour fraude, elle plaide non coupable.

"Une grossière erreur". Ce sont les mots que Jamie Dimon, CEO de JPMorgan Chase, utilise aujourd’hui pour décrire sa transaction réalisée en septembre 2021 avec Charlie Javice. Pour 175 millions de dollars, le plus grand groupe bancaire des États-Unis avait racheté Frank, la start-up de la jeune entrepreneuse, qui visait à aider les étudiants dans l'obtention de prêts et d’aides financières.

Sur le papier, le projet était prometteur. Frank se présentait comme la plateforme de planification financière pour étudiants "à la croissance la plus rapide". Elle leur permettait de demander rapidement toutes sortes d’aides publiques et de bourses, tout en offrant d'autres services académiques et financiers.

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Pour Chase, la banque de détail du géant américain, le deal devait être un tremplin vers cette jeune clientèle, dure à atteindre. Problème: la plupart des 5 millions de clients étudiants de Frank n’existaient pas.

Le premier business de Charlie Javice, PoverUp, est une sorte de réseau social visant à rassembler des étudiants qui souhaitaient créer des clubs de microfinance pour aider des personnes défavorisées à travers le monde à lancer leur propre entreprise.

"Fake it till you make it"

Charlie Javice a toujours fait preuve d’une certaine assurance. Née au début des années 1990, elle grandit dans le riche comté de Westchester, au nord de New York, et étudie au Lycée franco-américain. Son père travaille alors au sein d’un hedge fund, et sa mère est "coach de vie".

Elle poursuit ensuite un double cursus en finance et en droit à la Wharton School de l'Université de Pennsylvanie. Une de ses camarades de classe révélera des années plus tard qu’elle avait tendance à faire du "name dropping" (soit citer des noms connus pour impressionner ses interlocuteurs), et à exagérer les faits à son avantage.

En 2011, encore étudiante, elle crée PoverUp, sorte de réseau social visant à rassembler des étudiants qui souhaitent créer des clubs de microfinance pour aider des personnes défavorisées à travers le monde à lancer leur propre entreprise. Le magazine Inc., spécialisé dans les startups, inclut PoverUp dans sa liste des "11 startups étudiantes les plus cool", tandis que Fast Company classe Charlie Javice parmi les "100 personnes les plus créatives du monde des affaires en 2011".

Elle prétend avoir remporté la bourse Thiel en 2012. Cette bourse de 100.000 dollars, offerte par le milliardaire Peter Thiel, cofondateur de Paypal et de Palantir, vise à aider des jeunes à lancer leur entreprise en quittant l'université. Cependant, Charlie Javice aurait refusé cette bourse pour continuer ses études. Selon une source proche de l’organisation de Peter Thiel, elle n’aurait en réalité jamais remporté la bourse, PoverUp étant une idée qui n’a jamais vraiment décollé.

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Frank, cet oncle ou cousin "digne de confiance"

Après avoir obtenu son diplôme de Wharton en 2013, Charlie Javice commence à développer sa société d’EdTech. Plusieurs idées se succèdent. Elle envisage d’abord une plateforme de recherche d’emploi, puis se penche sur une alternative aux "credit scores" accordés aux emprunteurs américains, nommée Tapd.

Le projet est finalement abandonné et ses collaborateurs sont licenciés. L’entrepreneuse attribue l’échec aux démarches administratives trop lourdes pour faire approuver son produit, mais d’anciens employés révéleront qu’elle manquait simplement d’argent et qu’elle avait arrêté de les payer.

En 2017, elle lance son nouveau business, Frank. Objectif: aider les étudiants à obtenir des prêts et rendre l’université plus accessible aux États-Unis. Charlie Javice décrit Frank comme un oncle ou un cousin digne de confiance, vers lequel on peut se tourner pour demander conseil.

Dans une interview, elle met alors en avant le côté "honnête" et "transparent" du service, qu’elle espérait humblement voir devenir "l’Amazon de l’enseignement supérieur". Cette vision lui vaut le soutien de Marc Rowan, le CEO du géant du private equity Apollo, du fonds israélien de capital-risque Aleph, du groupe d’EdTech Chegg et même d’une certaine Silicon Valley Bank...

28.000
dollars
Dans une interview, Charlie Javice met en avant les 28.000 dollars qu’elle parvient en moyenne à faire économiser aux étudiants grâce à Frank, qui ne fait pourtant que recenser des aides existantes et faciliter les requêtes.

Les régulateurs avaient Frank dans le viseur

La première tuile tombe peu après le lancement de Frank. Le département américain de l’Éducation lui reproche d’utiliser la marque déposée FAFSA (Free Application for Federal Student Aid), du nom du programme permettant de déterminer l’éligibilité d’un étudiant à des bourses et des prêts. Un arrangement à l’amiable est trouvé l’année suivante.

En 2018, elle fait aussi l’objet d’une poursuite en Israël, où le cofondateur de Frank, Adi Omesy, l’accuse de vol de salaire, ce pour quoi il sera indemnisé.

Malgré tout, Charlie Javice continue d’être acclamée dans la presse. Business Insider fait notamment son éloge dans un article, où elle met en avant les 28.000 dollars qu’elle parvient en moyenne à faire économiser aux étudiants grâce à Frank, qui ne fait pourtant que recenser des aides existantes et faciliter les requêtes. Fin 2018, elle affirme avoir aidé 300.000 étudiants à obtenir des aides, ce qui lui permet d’atterrir dans le classement Forbes "30 under 30" de 2019.

En 2020, une commission du Congrès des États-Unis se penche sur Frank et demande une enquête à la Federal Trade Commission (FTC). Des élus s’inquiètent des pratiques douteuses de la plateforme, qui "crée de faux espoirs et de la confusion chez les étudiants" en leur promettant des aides auxquelles ils n’auraient pas toujours droit, et en utilisant leurs données pour faire du profit sur leur dos.

Selon la plainte de JPMorgan, preuves à l’appui, elle aurait fait appel à un expert en données pour créer des millions de faux comptes en échange de 18.000 dollars (...).

Une leçon de calcul à 175 millions de dollars

L’apogée de la société est atteint en 2021. Le 21 septembre, Charlie Javice et JPMorgan annoncent que le groupe bancaire a racheté Frank pour 175 millions de dollars. Elle obtient ainsi, en plus de 10 millions de dollars, un poste de haut rang au sein de la banque, désormais à la tête de ses produits destinés aux étudiants. Frank est alors censé avoir aidé "plus de 5 millions de clients".

Tout s’effondre à peine un an plus tard lorsque JPMorgan prend la décision, en janvier 2023, de désactiver la plateforme. La banque révèle que quelques mois après l’acquisition, elle avait appris la vérité sur Frank. Suite à un envoi d’e-mails promotionnels à un groupe de 400.000 des 5 millions d’utilisateurs dont elle détenait les coordonnées, 70% n’avaient pas abouti.

Le groupe annonce avoir engagé des poursuites judiciaires contre Charlie Javice fin 2022, lui reprochant d’avoir menti sur l’ampleur de sa clientèle. Selon la plainte, preuves à l’appui, elle aurait fait appel à un expert en données pour créer des millions de faux comptes en échange de 18.000 dollars, tout en prétendant durant les discussions sur l’acquisition que Frank comptait plus de 4 millions d’utilisateurs. La réalité, selon JPMorgan, est que la plateforme en comptait moins de 300.000.

"Charlie Javice a choisi à chaque fois de mentir"

"Dans tous les aspects de ses interactions avec JPMorgan Chase, Charlie Javice avait le choix entre révéler la vérité sur sa startup et accepter la valeur réelle de Frank, et mentir pour gonfler la valeur de Frank et en récolter les fruits", indiquent les avocats dans la plainte. "Charlie Javice a choisi à chaque fois de mentir, et les preuves montrent qu'à chaque fois, elle a multiplié les fraudes pour tromper JPMorgan Chase."

De son côté, Charlie Javice se défend par la voix de ses avocats. Selon elle, JPMorgan cherchait en réalité une excuse pour la licencier et ne pas lui verser les millions de dollars auxquels elle avait droit. Elle attaque également la banque en justice, entre autres pour licenciement abusif.

Charlie Javice attend son procès (dont la date n'a pas encore été définie) depuis sa résidence de Miami (...).

Début avril, l’entrepreneuse déchue est inculpée par le département américain de la Justice pour fraude envers JPMorgan Chase. Elle est arrêtée le 3 avril dans le New Jersey et est, en outre, attaquée au civil par la Securities and Exchange Commission (SEC).

L’acte d’accusation rendu public en mai lui reproche, entre autres, une fraude aux valeurs mobilières et une association de malfaiteurs. Elle plaide non coupable et a indiqué que des documents internes de la banque (auxquels elle a tenté en vain d'avoir accès pour les inclure dans le procès) lui donneraient raison.

Où est Charlie aujourd'hui? Relâchée sous caution, elle attend son procès (dont la date n'a pas encore été définie) depuis sa résidence de Miami, achetée en 2021 pour 1,4 million de dollars, avec un crédit hypothécaire obtenu… auprès de JPMorgan Chase.

Les "30 under 30" de Forbes, reflet d'un culte du jeunisme?

Comme Elizabeth Holmes (Theranos), Trevor Milton (Nikola) et Sam Bankman-Fried (FTX), Charlie Javice avait figuré dans la liste des "30 under 30" (ou d'autres classements similaires) du magazine américain Forbes, qui y célèbre la réussite de jeunes entrepreneurs dans de multiples secteurs.

Très suivis par le monde du business, les membres de cette liste ont collectivement levé 5,3 milliards de dollars auprès d'investisseurs (pour l'édition 2023). Un chiffre qui se compare aux plus de 18,5 milliards de dollars de fraudes et escroqueries pour lesquels une poignée d'entre eux ont été arrêtés au fil des dernières années.

Pour Arwa Mahdawi, autrice et chroniqueuse au Guardian, "le problème n'est pas Forbes, le problème est cette vision du succès, qui contient une fétichisation de la jeunesse". Le classement de Forbes n'est, selon elle, pas qu'une liste, mais également une forme de mentalité, qui pousse à accomplir de grandes choses le plus tôt possible dans sa vie, avant qu'il soit trop tard.

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"Les raccourcis sont encouragés, et les millenials grandissent en suivant l'adage 'Fake it till you make it'. Exagérer un peu, ce n'est pas de la fraude, c'est de la débrouille! Jusqu'au jour où la justice vient frapper à la porte."

Série | Jeunes, riches et fraudeurs

Ils étaient jeunes, avaient des idées ambitieuses, et avaient réussi à convaincre jusqu'aux plus hautes sphères politiques et économiques avec leurs projets. Présents partout dans la presse financière, ils étaient acclamés pour avoir fait fortune en un temps record.

Ce n'était que la partie émergée de l'iceberg. Car tous cachaient un secret, qui, une fois découvert et mis au grand jour par des lanceurs d'alerte, a causé leur chute, encore plus rapide que leur ascension.

Le temps d'une série, L'Echo retrace le parcours de ces jeunes fraudeurs, de leurs débuts dans le monde du business à leur effondrement, entre belles promesses et escroqueries.

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