Imaginé par le couturier disparu, le palace The Karl Lagarfeld Macau vient d'ouvrir ses portes. Une adresse aux fastueux mélanges, à la (dé)mesure de son illustre créateur.
C’est une folie. Un palais prodigieux, au cœur des 521.000m² que compte le gigantesque complexe hôtelier de luxe Grand Lisboa Palace Resort, à Macao. Une cité radieuse 5 étoiles, comme une promesse d’abondance, qui s’enlace dans ce matin bleu et subtropical sur l’estuaire de la rivière des Perles, en mer de Chine méridionale. C’est le tout premier hôtel de Karl Lagerfeld: The Karl Lagerfeld Macau, dernier projet entièrement conçu par le regretté couturier.
Le plus audacieux, le plus intime aussi, tant cette figure incontournable du XXe siècle, taillée dans l’enfance d’une Allemagne calviniste gothique et romantique, y dévoile son amour immodéré pour l’architecture d’intérieur. "Karl était subjugué par la grandeur du projet. Il a mis toute son âme dans cet hôtel. On est ici chez lui", confie Caroline Lebar, 35 ans de complicité tissée avec le styliste, directrice de l’image et de la communication de la marque.
Elle nous reçoit, émue, dans la bibliothèque riche d’une collection de 4.000 ouvrages. Tous proviennent de la Librairie 7 L, par ailleurs maison d’édition fondée par Karl Lagerfeld en 1999. Bibliophile éclairé, ce papivore insatiable accumula pas moins de 300.000 livres de son vivant. "Nous les avons classés par couleurs et par rangées. Cela m’a valu plusieurs heures de soumission à Karl, pour savoir s’il était d’accord, pour plus de marron ou davantage de rouge", s’amuse Caroline, qui a porté ce projet pendant neuf ans avec le maestro. Initié en 2014, inauguré avec faste le 10 juin dernier, près de quatre ans après la disparition du couturier, son joyau s’érige enfin sur les rives de Cotai. Une bourgade touristique flambant neuve, conquise en 2005 sur les terres marécageuses de la région administrative de Macao.
"Karl était subjugué par la grandeur du projet. Il a mis toute son âme dans cet hôtel. On est ici chez lui."Caroline Lebar
China meets Europe
Cet ancien comptoir marchand portugais fondé en 1557 a été rétrocédé à la souveraineté chinoise en 1999. Ce petit trésor de 30,5km² que l’on surnomme le "Las Vegas de l’Asie", s’appropriant par la même occasion la première place mondiale des jeux d’argent, est classé en son centre historique au patrimoine mondial de l’Unesco, témoignant de la plus longue et prospère rencontre culturelle entre l’Occident et l’Orient. Une alliance ancestrale toujours à l’œuvre aujourd’hui puisque la Chine est le premier partenaire économique de l’Union européenne. "Aux XVIIIe et XXe siècles, l’art chinois eut une influence considérable sur le design européen et sur les arts décoratifs."
L’hôtel devra être ce mix: "China meets Europe, l’Est rencontre l’Ouest. Le rococo et l’art déco, voilà mon projet." Et Karl Lagerfeld ne s’y est pas trompé. Au XVIIe siècle, la reconnaissance mutuelle de la France de Louis XIV et de la Chine de l’empereur Kangxi, de la dynastie Qing, ouvre cette fascination florissante pour les arts occidentaux et chinois. La fièvre des "chinoiseries" s’empare de la France, tandis que l’empire du Milieu s’entiche du baroque et du rococo.
Le goût chinois s’impose à Versailles. Laques, éventails, soies précieuses envahissent le palais. Louis XIV fait construire le Trianon de Porcelaine (aujourd’hui disparu) pour sa favorite, Madame de Montespan. Une extravagance féérique, ornée sur ses toits de centaines de vases aux couleurs bleu et blanc de la porcelaine de style Ming. Les jardins sont pris d’assaut d’exotisme extrême-oriental.
"Tout me nourrit. Je suis une parabole qui capte tout et je refais les choses à ma façon."Karl Lagarfeld
Plus tard, les laques Coromandel, au raffinement ultime, se monnaient à prix d’or pour les intérieurs du grand chic parisien, à l’instar des célèbres paravents des appartements privés de Coco Chanel. Autant de références puisées avec la précision de l’expert dans les livres d’histoire de l’art de la Chine, des arts décoratifs ou du Grand Siècle, que Lagerfeld a compilées tel un manifeste dans un de ses carnets fétiches Sennelier. "Tout me nourrit. Je suis une parabole qui capte tout et je refais les choses à ma façon. Même les villes sont à inclure dans l’évolution de nos préférences et de nos goûts. Lorsque je n’ai pas de projet d’architecture, je m’ennuie", proclamait-il déjà en 2009.
Melting-pot créatif
Un précepte et de savants mélanges d’influences sino-européennes pour ce palace qu’il a imaginé comme une résidence privée : parquet Versailles en marbre au sol du book lounge, chaises chinoises période Art déco, flanquées de pieds Grand Siècle, en écho à celles du style occidental de la dynastie Qing, la plus fastueuse et prospère du 18e siècle de l’empire du Milieu, dont Karl s’est le plus inspiré pour les meubles et vases de l’hôtel, lesquels, comme un fil rouge, sont partout, dans toutes les formes.
Pour l’impressionnant lobby, le Kaiser les pense monumentaux. Il choisit le vase cornet aux armes du duc d’Orléans conservé au Louvre, le réinterprétant en 4 mètres de haut dans le bleu-vert du céladon. Teinte qui rappelle le jade, considéré comme la plus estimée des pierres précieuses du céleste empire. Karl va plus loin encore dans l’allégorie de son récit créatif : un bracelet de jade de 12 cm à peine, un dragon datant du 17e siècle, devient une œuvre monumentale de 300 kilos. "Il a fallu quatre ans pour la réaliser. J’ai passé mon temps à dire aux équipes merveilleuses de l’hôtel qu’il n’était pas possible de renonce", explique Caroline. Mais au monarque des élégances, rien d’impossible.
Pour Sébastien Jondeau, son ancien assistant personnel et homme de confiance pendant vingt ans, aujourd’hui consultant pour la marque, Karl aimait créer de la complexité. "Une vraie mitraillette à curiosité. Avant le premier rendez-vous avec les équipes de Daisy Ho, présidente de SJM Holdings, partenaire de ce projet, j’ai récupéré à la librairie Galignani, à Paris, sa commande de dix sacs d’ouvrages sur la culture chinoise. Karl n’a jamais pensé qu’il ne viendrait pas voir ou inaugurer l’hôtel. Il a travaillé sur sa conception jusqu’au dernier moment", confesse Sébastien. Chaque détail de ce paradis luxueux est l’aboutissement d’un voyage créatif à l’impeccabilité toute Lagerfeld.
Il a tout testé. Les oreillers, les draps. Il les détestait en satin, "c’est ignoble, on dérape sur le lit !" Inversement, les peignoirs de la salle de bain – sans capuche , "c’est plus gracieux" – sont en satin léger, pour la souplesse et l’élégance. Doublés d’une éponge douce. Pas trop épaisse. Ils s’inspirent des longues robes de coton blanc que portait Karl le matin pour dessiner. Les miroirs dans le dressing sont en pied, parce que le Kaiser a trop pesté contre les chambres où l’on se voyait mal ! Assurément, l’homme est pragmatique. La salle de bains est à l’image de celle du Quai d’Orsay, créée pour le roi George VI lors de sa visite officielle en France en 1938. Merveille du goût français, interprétée en feuille de mosaïque or, pour la lumière dorée effet bonne mine.
Au bord de la somptueuse piscine extérieure, où un temple de l’amour très Marie-Antoinette se dresse en colonne dorique, des petites cabanes protègent du soleil brûlant. Elles ressemblent à celles des plages allemandes de l’île de Sylt de l’enfance du petit Karl. Alors que des planches d’élévations géométrales de Versailles aux murs des 271 chambres que compte l’hôtel sont toutes numérotées, celles-ci se coiffent de lustres Terzani, installés également dans la maison de Louveciennes du couturier.
Bien que passionné par les chantiers, Karl n’est pas venu voir son chef-d’œuvre. Ne voyageant que s’il y était obligé, il n’aimait rien tant que rester chez lui, à lire, dessiner, rêvasser. "Le principe avec Karl était qu’il n’y a pas à poser de questions. Il arrivait avec ses idées et le reste suivait. Je lui envoyais des vidéos lors de mes visites - les réunions ont toujours été une contrainte pour lui. Mais là, il a assisté aux meetings pendant quatre ou cinq heures, tous les trois ou quatre mois. Du jamais vu! Il s’est investi corps et âme", témoigne Caroline Lebar. Pourtant, Karl Lagerfeld souffrait déjà du cancer qui l’emportera en février 2019.
"Je possède plus de maisons que nécessaire et je ne veux plus en concevoir. Je veux donc évacuer ma frustration en faisant des hôtels"Karl Lagarfeld
Au fur et à (dé)mesure
De lui, on connaissait son incroyable faculté à multiplier les talents et cultiver ses passions iconoclastes: le dessin, la photo, la mode, les livres, le siècle des Lumières, le Coca-Cola... Un combo gagnant, sans limites à ses explorations créatives tentaculaires, à la fois élitiste et accessible, révolutionnant ainsi la mode et son image au fil d’une carrière à la longévité inédite chez Fendi, Chanel et bien d’autres empires. On savait ce monstre des médias passé maître dans l’art des défilés grandioses, capable des meilleurs coups. N’ayant d’égal que ses rêves les plus fous, comme en 2007, lorsqu’il marqua l’histoire en faisant défiler Fendi sur la Grande Muraille de Chine.
Mais on ignorait à quel point son amour des intérieurs le galvanisait. Karl Lagerfeld vouait un culte fou aux maisons, qu’il n’eut de cesse de transformer. Il en posséda pas moins de trente, qu’il décora avec la connaissance, les moyens et l’étoffe des fins collectionneurs, pour n’y dormir qu’une fois, ou même jamais. Qu’importe! Il a vécu dans le faste du 18e, remis au goût du jour les arts décoratifs et fait acte de manifeste contemporain dans son appartement parisien du quai Voltaire. Un vaisseau spatial de métal et de verre, âpre et radical, meublé par l’avant-garde du 21e siècle. Il dépensa sans compter: 14 millions de dollars, rien que pour La Vigie, le palais de Monte-Carlo que lui confia le prince Rainier, en 1986, moyennant restauration. Une démesure qui lui fit perdre la raison, et qu’il modéra quelques années plus tard.
"Cet hôtel est une vision du chemin que la marque empruntera. On a des opportunités infinies pour les années à venir."Pier Paolo Righi
Réinventer le futur
Du moins, un peu. "Je possède plus de maisons que nécessaire et je ne veux plus en concevoir. Je veux donc évacuer ma frustration en faisant des hôtels", avouait-il. Pari tenu. Fort de ses collaborations dans des projets d’architecture, de Miami à Toronto, Taïwan ou Monaco pour l’hôtel Métropole ou à Paris pour l’hôtel de Crillon, dont il repensa somptueusement les Grands Appartements en 2017, The Karl Lagerfeld Macau est le premier d’une série d’autres établissements de la marque.
Comme annoncé en 2016, la maison de mode fait son entrée sur le segment de l’hôtellerie de luxe et de la résidence privée, à l’instar des villas de Marbella, en Espagne, ou d’une tour-hôtel culturelle Lagerfeld, dédiée aux arts et à la mode, à Malacca, en Malaisie. Des projets que le couturier n’a pas créés, mais qui résonnent avec sa philosophie: "Embrassez le présent et inventez l’avenir."
Un futur prometteur pour la maison aux 200 boutiques, affichant une progression insolente de 30% annuelle. "Cet hôtel est une vision du chemin que la marque empruntera. On a des opportunités infinies pour les années à venir. Karl Lagerfeld serait fier de la façon dont on réinvente le futur, en suivant sa devise. C’est pour cela qu’il a tant aimé évoluer dans la maison, car il a compris que ce serait là, son héritage", explique Pier Paolo Righi, CEO de Karl Lagerfeld. Le créateur laissera un ouvrage considérable, à l’inépuisable créativité. Une œuvre authentique, au point cardinal de laquelle figure sa modernité.
- À partir de 242 euros la chambre double.
- www.thekarllagerfeld.mo