Jamais deux sans trois: qui achètera des millions de villa d'art Aurora?

La vente de la Villa Aurora, un palais du XVIᵉ siècle situé dans un des quartiers les plus recherchés de Rome, est qualifiée de "vente aux enchères du siècle". Pour Rita Boncompagni Ludovisi, qui y vit, cette vente marque la fin d'une lutte acharnée pour bénéficier de son héritage. Les enchères sont ouvertes jusqu'au 1ᵉʳ juillet.

L'histoire commence comme un conte de fées. Une jeune Américaine de 16 ans lance une pièce dans la fontaine de Trevi en formant le vœu d'épouser un Romain pour vivre dans la Ville éternelle. Plus de quarante ans plus tard, ce souhait se réalise: elle épouse don Nicolò Boncompagni Ludovisi, onzième prince de Piombino et descendant direct du pape Grégoire XIII.

Aujourd'hui âgée de 72 ans, Rita Jenrette peut se targuer d'un parcours impressionnant: fille d'un éleveur du Texas, directrice de recherche pour le parti républicain, épouse d'un membre démocrate du Congrès, divorcée deux fois, mannequin pour Playboy, starlette de films d'horreur, correspondante d'infotainment et agent immobilier. Son dernier rôle? Hôtesse de la Villa dell'Aurora, un palais de style baroque du XVIᵉ siècle de six étages couleur ivoire construit sur le site d'anciens jardins de Jules César. Avec un parc de 2.800 mètres carrés, des sculptures et des fresques qui feraient pâlir plus d'un historien de l’art, le palais, situé à deux pas de la place d'Espagne à Rome est avant tout célèbre pour abriter l'unique fresque de la main de Michelangelo Merisi, plus connu sous le nom du Caravage.

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Datant du XVIᵉ siècle, La Villa Aurora, au cœur de Rome, est mise en vente car la famille Boncompagni Ludovisi ne peut plus l'entretenir, sans parler de la querelle entre la princesse et les héritiers de son époux.
Datant du XVIᵉ siècle, La Villa Aurora, au cœur de Rome, est mise en vente car la famille Boncompagni Ludovisi ne peut plus l'entretenir, sans parler de la querelle entre la princesse et les héritiers de son époux.
©Nadia Shira Cohen / The New York Times / Redux

Comme Al Pacino

En janvier dernier, suite à une décision du tribunal, la villa avait déjà été mise aux enchères pour un prix d'entrée fixé à 353 millions d'euros. Sans succès. Elle n'a pas davantage trouvé acquéreur lors de la deuxième vente aux enchères organisée le mois dernier. Une nouvelle chance s'offre à un éventuel preneur le 30 juin prochain: la mise à prix débute à 226 millions d'euros.

226
millions d'euros
Une nouvelle chance s'offre à un éventuel preneur le 30 juin prochain: la mise à prix débute à 226 millions d'euros.

Cette vente forcée est le résultat d'une bataille juridique féroce entre Jenrette et les trois fils du prince (décédé en 2018), issus d'un précédent mariage. Alléguant son testament, elle revendique la moitié du produit de la vente ainsi que le droit de finir sa vie dans la villa. "Il était comme Al Pacino dans Le Parrain, et nous étions unis par un grand amour", déclare Jenrette, qui affirme avoir injecté "des centaines de milliers de dollars dans la villa" pendant la vingtaine années durant lesquelles elle y a vécu.

"Mon mari m'avait prévenue: 'ils frapperont quand je serai mort'"
Rita Jenrette

Une affirmation que ses beaux-fils réfutent pourtant. Ils accusent également la troisième épouse de leur père de vendre des œuvres d'art derrière leur dos. "Mon mari m'avait prévenue: 'ils frapperont quand je serai mort'", lance la Texane, qui arbore un collier de perles et un tailleur en parfaite harmonie avec l'opulence de la pièce. "Je n'ai jamais rien mis en vente sur eBay!" Après l'échec d'une tentative de compromis, le juge a statué que la villa devait être vendue aux enchères et que le produit de la vente serait divisé conformément aux dernières volontés du prince. Valeur estimée à l'époque: 471 millions d'euros.

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Rita Jenrette affirme avoir investi des centaines de milliers de dollars dans la villa pendant la vingtaine d'années où elle y a vécu avec son époux, aujourd'hui disparu.
Rita Jenrette affirme avoir investi des centaines de milliers de dollars dans la villa pendant la vingtaine d'années où elle y a vécu avec son époux, aujourd'hui disparu.
©Nadia Shira Cohen / The New York Times / Redux
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Bouée de sauvetage

De nombreux Italiens redoutent qu'une nouvelle pièce du patrimoine italien se retrouve entre des mains étrangères. Une pétition en ligne appelle l'État à acheter la villa avec l'argent du Fonds de relance européen destiné à surmonter la crise du coronavirus. La pétition a déjà récolté plus de 40.000 signatures, mais la bouée de sauvetage semble hors de portée: la valeur estimée de la villa représente un cinquième du budget culturel italien.

"À quoi bon une politique d'achat de l'État si l'Italie n'a pas d'argent pour en assurer l'entretien?"
Valeria Merlini
Spécialiste et restauratrice d'art

La spécialiste et restauratrice d'art Valeria Merlini est sceptique. "Le patrimoine culturel de notre pays, qui relève du patrimoine mondial, est sans égal. À presque chaque coin de rue, on trouve une chapelle, une église ou un musée recélant des œuvres d'art, sans parler des nombreuses collections privées. À quoi bon une politique d'achat de l'État si l'Italie n'a pas d'argent pour en assurer l'entretien? Nous arrivons ensuite à des situations telles que l'église San Giuseppe dei Falegnami, sur le Forum Romanum, dont le toit s'est effondré: un chef-d'œuvre perdu, hélas."

Peut-être un Michel-Ange?

La première vente aux enchères organisée en janvier, avec une mise à prix de 353 millions d'euros, n'a rien donné. Et la deuxième, qui s'est déroulée le mois dernier, pas davantage. "Ce site de vente aux enchères, c'est à peine croyable!", s'exclame Corey Brennan, professeur d'antiquité classique, en référence au site de vente aux enchères du tribunal sur lequel la villa est proposée, parmi des scooters rouillés et des sneakers.

Le jardin est parsemé de sculptures – certains disent qu'il y a parmi elles un Michel-Ange, bien que le monde de l'art international soit divisé à ce sujet.

Depuis des années, Brennan effectue des recherches sur la villa qui, selon lui, "semble trop belle pour être vraie". Il aide notamment Jenrette à numériser des archives de centaines de milliers de pages. "Rien que les 25 premières pièces comportent 12 lettres de Marie-Antoinette et 13 de Louis XVI." Récemment, Brennan a également découvert un faux plafond cachant une fresque du peintre du XIXᵉ siècle Pietro Gagliardi.

Et puis, il y a la mystérieuse sculpture du jardin bordé de palmiers, qui pourrait avoir été réalisée par le grand Michel-Ange, bien que le monde international de l'art soit divisé à ce sujet.

Rita Jenrette, avec derrière elle la seule fresque murale jamais réalisée par Michelangelo Merisi, ou le Caravage.
Rita Jenrette, avec derrière elle la seule fresque murale jamais réalisée par Michelangelo Merisi, ou le Caravage.
©Victor Sokolowicz / Guardian / eyevine
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Caravage érotique

Mais revenons à cette fresque réalisée par Le Caravage sur le plafond de la salle qui servait de laboratoire d'alchimie. L'œuvre mesure environ 5 mètres carrés, date de 1597, et représente les dieux Jupiter, Neptune et Pluton entourant une sphère céleste ornée des signes du zodiaque. Les historiens de l'art ont découvert que les visages de ces dieux de la mythologie romaine s'inspirent de celui du peintre. Détail piquant, Pluton, le juge des âmes des Enfers, présente à qui veut les voir, ses parties intimes, qui seraient, elles aussi, inspirées par celles du Caravage.

Depuis les années 1700, la villa a aussi attiré de nombreux visiteurs de renom: les écrivains Stendhal et Henry James, des politiciens, des rois et la "Queen of pop": après sa visite, en 2012, Madonna avait écrit "Je rêve de ce Caravage érotique".

Le 30 juin, une troisième vente aux enchères aura lieu: la mise de départ est fixée à 226 millions d’euros, pourtant l’Œuvre du Caravage vaut à elle seule plus de 300 millions.
Le 30 juin, une troisième vente aux enchères aura lieu: la mise de départ est fixée à 226 millions d’euros, pourtant l’Œuvre du Caravage vaut à elle seule plus de 300 millions.
©Nadia Shira Cohen / The New York Times / Redux

Alessandro Zuccari semble moins enthousiaste à propos du chef-d'œuvre. En tant qu'expert du Caravage, il a été désigné par le ministère italien de la Justice pour déterminer la valeur de l'œuvre avant la vente. Il est arrivé au chiffre de 300 millions d'euros. "Les œuvres du Caravage transportées pour des expositions sont assurées pour environ 200 millions d'euros. Cette œuvre est plus grande, mais aussi unique."

"Où peut-on trouver des œuvres du Caravage, du Guerchin, du Dominiquin et de Paul Bril sur le même site, en harmonie avec des sculptures classiques?"
Alessandro Zuccari
Expert du Caravage

Certains trouvent le montant trop élevé, explique Zuccari. "Un Caravage vaut généralement beaucoup moins que certaines œuvres contemporaines. Il suffit de penser aux prix stupéfiants des œuvres de Pollock." Et les autres chefs-d'œuvre de la villa ne méritent pas non plus de rester dans l'ombre. "Où peut-on trouver des œuvres du Caravage, du Guerchin, du Dominiquin et de Paul Bril sur le même site, en harmonie avec des sculptures classiques?"

On peut rêver

Le soleil afflue dans une pièce ocre, éclairant un ballet intérieur de soie, porcelaine et feuilles d'or se détachant sur des murs écaillés. Un radiateur électrique apporte un peu de réconfort à la princesse Rita. Ses yeux s'attardent sur les nombreux portraits de famille: "Je suis perplexe. Que leur ai-je fait?"

Des enfants déambulent parmi les trésors artistiques. La gouvernante de Jenrette, Olga Kolkovska, est originaire d'Ukraine. À la demande de sa patronne, elle a fait venir sa fille Maria et ses trois petits-enfants à Rome. Les réfugiés de guerre vivent désormais dans l'appartement de Kolkovska dans la Villa Aurora. Mais si le palais trouve un nouveau propriétaire, la princesse compte bien acheter avec sa part du produit de la vente aux enchères une maison pour la famille ukrainienne.

11
millions d'euros
Le nouveau propriétaire de la villa devra débourser au moins 11 millions d'euros pour l'entretien et la rénovation.

En tout cas, le nouveau propriétaire de la villa devra débourser au moins 11 millions d'euros pour l'entretien et la rénovation. "On pense que la noblesse italienne est riche, mais c'est faux: bien souvent, ce n'est pas le cas", déclare la restauratrice Merlini. "Tout comme l'idée que l'argent est sale. Au contraire, il est d'une importance fondamentale pour préserver ces innombrables trésors culturels et leur valeur."

Pour éviter que le futur acquéreur ne s'intéresse à la villa que pour les œuvres qu'elle abrite, il devra s'engager à assumer un coût supplémentaire de 11 millions d'euros pour assurer la restauration du lieu.
Pour éviter que le futur acquéreur ne s'intéresse à la villa que pour les œuvres qu'elle abrite, il devra s'engager à assumer un coût supplémentaire de 11 millions d'euros pour assurer la restauration du lieu.
©Victor Sokolowicz / Guardian / eyevine
La fresque peinte sur l'un des plafonds par le Guerchin (1591-1666) représente Aurore, la déesse romaine de l'aube sur son char, et donne ainsi son nom à la Villa Aurora.
La fresque peinte sur l'un des plafonds par le Guerchin (1591-1666) représente Aurore, la déesse romaine de l'aube sur son char, et donne ainsi son nom à la Villa Aurora.
©Victor Sokolowicz / Guardian / eyevine

L'argent privé peut être une solution. "Combien de palais, villas et bâtiments privés sont maintenus en parfait état tout en étant accessibles au public?", réfléchit Zuccari. "Supposons qu'il y ait des acheteurs étrangers qui se conforment à la loi italienne et préservent la beauté de la villa tout en la rendant accessible… On peut rêver, non?" Encore une idée fausse, déclare Merlini qui, avec son Studio Merlini Storti, restaure des œuvres de Raphaël, du Tintoret et du Caravage. Tout comme le concept de l'étranger perçu comme un ennemi. "Les œuvres d'art que nous restaurons sont soumises à une surveillance étroite ainsi qu'à des règles strictes, même si elles sont entre des mains étrangères."

Le Casino dell'Aurora a été déclaré "bien d'intérêt national" en 1987. Si un acheteur devait se présenter, le gouvernement italien disposera de soixante jours pour acheter la villa au même prix.

Les experts en art s'intéressent manifestement moins à l'acheteur de la villa qu'à la manière dont le patrimoine culturel sera géré. "Mais qui voudrait acheter une villa sans climatisation ni chauffage et soumise à des règles draconiennes?", conclut Merlini.

Le Casino dell'Aurora a été déclaré "bien d'intérêt national" en 1987. Si un acheteur devait se présenter, le gouvernement italien disposera de soixante jours pour acheter la villa au même prix. En attendant, la princesse Rita continue à vivre une partie de son rêve, formulé à la fontaine de Trevi.

Les enchères seront ouvertes du 30/6 à 15h au 01/07 à 15h. www.fallcoaste.it

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