L'inattendu come-back de l'architecture postmoderne

Pour l'un c'est "un buffet à volonté des styles", pour l'autre la recette ultime contre la monotonie... L'architecture postmoderne fait un tabac sur Instagram, que nous soyons prêts ou non pour ce come-back.

Depuis que l'éditeur de livres d'art Phaidon a publié un ouvrage de référence sur l’architecture brutaliste, celle-ci inonde Instagram. Assistera-t-on au même engouement avec sa dernière publication, consacrée à l’architecture postmoderne? Le PoMo sera-il le nouveau brutalisme?

Less is a bore

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C’est vrai, un livre reprenant 200 réalisations postmodernes, c’est un choc visuel. En effet, l’ouvrage de Phaidon n’est pas un survol historique, mais un livre de photos de bâtimenrs défiant les limites du bon goût. Inutile d’y chercher de la cohérence, car aucune idée n’était trop loufoque ou trop farfelue pour la génération PoMo.

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"Postmodern Architecture - Less is a bore", Owen Hopkins
"Postmodern Architecture - Less is a bore", Owen Hopkins

"Less is a bore", tel est le titre accrocheur qu’a choisi Phaidon. Il s’agit d’une citation tirée du manifeste de 1966 énoncé par l’architecte américain Robert Venturi. "Complexity and contradiction in architecture" est d’ailleurs un livre crucial dans l’histoire de l’architecture, dans lequel Venturi tourne en dérision l’adage "less is more" de Ludwig Mies van der Rohe.

Pour Venturi, le modernisme d’après-guerre était devenu ennuyeux. Pourquoi tous ces bureaux, universités et écoles devraient-ils se ressembler? L’Américain avait raison, bien sûr: on commençait à se lasser de la froideur des bâtiments de verre et d’acier et du foisonnement de copies peu inspirées de la "Glass House" de Philip Johnson (1948). 

Michael Graves: "Team Disney Building", Burbank, 1986.
Michael Graves: "Team Disney Building", Burbank, 1986.
©Michael Graves Architecture & Design

Venturi plaidait en faveur d’une architecture ludique, qui ne se prenait pas trop au sérieux, et de bâtiments colorés, foisonnant de contradictions et de références aléatoires à l’histoire de l’architecture – et même à Mies van der Rohe ou à un temple grec, mais avec un tympan porté par les sept nains de Blanche-Neige.

Ce dernier exemple est bien réel: c’est le bâtiment que l’architecte américain postmoderne Michael Graves a conçu avec succès pour Disney en 1986. Une tour de bureaux en forme de robot? Pourquoi pas, a estimé l’architecte Sumet Jumsai en 1986, à Bangkok.

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Un bâtiment en forme de panier de pique-nique pour le siège d’un fabricant de paniers? Vous n’en croirez pas vos yeux, mais il trône à Newark, Ohio, depuis 1997. #ParceQueCestPossible, comme on dit sur Instagram. Le postmodernisme ou PoMo a de beaux jours devant lui. 

NBBJ, "Longaberger Building Headquarters", Newark, 1997.
NBBJ, "Longaberger Building Headquarters", Newark, 1997.

Frank Gehry et Ricardo Bofill

Le manifeste du postmodernisme est la maison conçue par Venturi pour sa mère, en 1964. Ce bâtiment, à Philadelphie, balance par-dessus bord les dogmes modernistes: c’est un collage de citations de l’histoire de l’architecture. "Une ode à la fragmentation, à l’inattendu, à la liberté d’expression et au pluralisme architectural", déclare Venturi.

Kitsch ou ironie? Quarante ans après les premiers projets postmodernes, il est toujours aussi difficile de qualifier ce style.

Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que sont apparus les premiers grands bâtiments postmodernes, signés Frank Gehry, Michael Graves et Ricardo Bofill. La Biennale d’architecture de Venise de 1980, "The Present of the Past", a été déterminante. "Quand je suis arrivé, le choc fut tellurique. L’unité de l’architecture moderne était brisée", déclare le Belge Marc Dubois, historien de l’architecture.

Robert Venturi: "Vanna Venturi House", Chestnut Hill, 1962-1964.
Robert Venturi: "Vanna Venturi House", Chestnut Hill, 1962-1964.
©Getty Images

En effet, il était extravagant d’entendre le postmoderne britannique John Outram qualifier la décoration de "base et essence même de l’architecture", balayant la devise d’Adolf Loos, "l’ornement est un crime". Michael Graves s’opposait aussi aux modernistes tels que Loos, Gropius ou Mies van der Rohe. "Gropius considère l’architecture comme une question morale, une vérité. Et moi, comme une invention, au même titre que la poésie, la musique ou la peinture", déclarait-il.

Kitsch monstrueux

"Quelle que soit la beauté de ces bâtiments, ils ne sont pas suffisamment intelligents."
Ada Louise Huxtable
Critique d’architecture américaine

Cette rébellion était un signe des temps: jusqu’alors, les modernistes pensaient que seule l’architecture pouvait sauver le monde. Un monde qui a commencé à changer radicalement à la fin des années 1970. Mondialisation, télévision, ordinateurs, pop, abondance médiatique: ces temps complexes appelaient une architecture complexe.

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Sumet Jumsai: "Robot Building", Bangkok, 1986. © Dirk Verwoerd
Sumet Jumsai: "Robot Building", Bangkok, 1986. © Dirk Verwoerd
©Dirk Verwoerd

Avec, comme Madonna, une prédilection pour la couleur, le show, le décor et le look. Ce qui se trouvait derrière cette façade brillante était moins important. C’est pour cela que l’architecte Berthold Lubetkin a qualifié le postmodernisme "d’architecture travestie".

"L’architecture, c’est de l’emballage, mais à grande échelle", soutenait l’architecte postmoderne Helmut Jahn. Quarante ans après les premières réalisations PoMo, nous ne savons toujours pas si cette architecture superbement emballée fait notre bonheur. S’agit-il de kitsch monstrueux ou ne comprenons-nous pas son sens de l’ironie?

Cacophonie absurde

En revanche, le philosophe et linguiste américain Noam Chomsky considérait les postmodernes comme des "charlatans amusants et tout à fait conscients de ce qu’ils font".

"Quelle que soit la beauté de ces bâtiments, ils ne sont pas suffisamment intelligents", écrivait la critique d’architecture américaine Ada Louise Huxtable. "Un ‘buffet à volonté’ de motifs et de styles", déclarait récemment son collègue anglais Edwin Heathcote. Dans son ouvrage de référence "Modern Architecture: a critical history", en date de 1993, Kenneth Frampton décrit le mouvement comme "une cacophonie indécise et absurde".

En revanche, le philosophe et linguiste américain Noam Chomsky considérait les postmodernes comme des "charlatans amusants et tout à fait conscients de ce qu’ils font".

Philip Johnson & John Burgee: "AT&T Building",  New York, 1984.
Philip Johnson & John Burgee: "AT&T Building", New York, 1984.

Ce n’était pas une offense: le postmodernisme a été le premier mouvement dans l’histoire de l’architecture à permettre la laideur et l’humour, comme le précise l’ouvrage scientifique "Architecture and Ugliness". Reste à savoir si, 35 ans plus tard, cette bonne blague n’a pas fait long feu. Le critique d’architecture britannique Jonathan Glancey le craint.

Pour AT&T, Philip Johnson (oui, encore lui) a conçu, en 1984, une tour de bureaux en forme d’armoire Chippendale. "Ce bâtiment était destiné à faire rire. Et ceux qui ne riaient pas étaient ennuyeux", déclare Glancey. Rira bien qui rira le dernier: quand la tour de Philip Johnson a dû être rénovée, ses défenseurs ont tellement protesté que le bâtiment est protégé depuis 2018.

Canonisation et renouveau

Au Royaume-Uni, une première série de 17 bâtiments postmodernistes, dont la majorité figure dans le livre de Phaidon, vient d’être protégée. "L’architecture postmoderne a apporté du plaisir et de la couleur dans nos rues. Les quartiers d’habitation ont été ornés de façades audacieuses, une école technique a été dotée de colonnes en forme de vis et les parcs d’entreprises sont devenus glamour", argumentait Duncan Wilson, directeur de l’organisation de protection du patrimoine Historic England.

Tomi Ungerer et Ayla Suzan Yöndel: "Kindergarten Wolfartsweier", Karlsruhe, Allemagne, 2002
Tomi Ungerer et Ayla Suzan Yöndel: "Kindergarten Wolfartsweier", Karlsruhe, Allemagne, 2002
©Dirk Altenkirch

Aujourd’hui, Ricardo Bofill fait un tabac sur Instagram, et, plus particulièrement, ses immeubles d’habitation Walden 7 et La Muralla Roja. De nouvelles publications lui ont été consacrées, ainsi qu’à Aldo Rossi, Ettore Sottsass et Alessandro Mendini.

"La couleur, l’ornement, les déclarations formelles, la décoration éclectique et les allusions au passé ont à nouveau droit de cité", écrit Owen Hopkins dans "Less is a bore". "Ces idées s’infiltrent aujourd’hui dans la pratique, avec un nombre croissant de projets de petite taille, mais ultra photogéniques." Instagram, quand tu nous tiens...

Instagrammable

Camille Walala: "Industry City Mural", Brooklyn, 2018. © Industry City
Camille Walala: "Industry City Mural", Brooklyn, 2018. © Industry City
©industry City

Le terme "photogénique" est essentiel. Il explique, en partie, le renouveau du postmodernisme, ce festival de couleurs, de formes loufoques et d’esthétique de façade: nous vivons à une époque où le visuel prime sur le contenu.

Une époque où les citations stylistiques post-ironiques de la grande culture et de la pop culture des millennials se mêlent parfaitement: cette génération porte un T-shirt du groupe de métal Slayer, trouve que Milk Inc. est de la bonne musique, connaît par cœur des passages entiers du "feuilleton" américain années 80 "Dynasty" et ne trouve cela ni ambigu ni nostalgique.

Ainsi, le mouvement architectural le plus haï du XXe siècle opère certainement le come-back le plus inattendu de l’année. Les messages haineux peuvent être adressés à Phaidon.

L’ouvrage ‘Postmodern Architecture - Less is a bore’, Owen Hopkins, aux éditions Phaidon, 39,95 euros (hardback).

‘Architecture and Ugliness - Anti-Aesthetics and the Ugly in Postmodern Architecture’, Bloomsbury Academic, 76,50 livres.