"Charlotte est un mastodonte qui absorbe tout mon temps et mon énergie", soupire Pernette Perriand. Pourtant, c’est la fierté qui l’habite alors que la plus grande exposition jamais consacrée à la designer et architecte française ouvre ses portes à Paris. Vingt ans après sa disparition, Charlotte Perriand sort enfin de l’ombre de Le Corbusier et Jeanneret. Preuves historiques à l’appui.
Consacrer sa vie à sa mère (décédée)? Pernette Perriand (75 ans) peut en parler savamment. C'est d'ailleurs pour cela que nous la rencontrons à Paris, et plus particulièrement à la Fondation Louis Vuitton, où elle a collaboré à la plus grande exposition jamais consacrée à sa mère, Charlotte Perriand (1903-1999), une des plus importantes architectes-designers du XXe siècle. "Il n'y aura jamais de plus grande exposition", déclare-t-elle. "Nous y avons travaillé pendant quatre ans.
Nous présentons 200 meubles et 200 oeuvres d'artistes avec lesquels ma mère a travaillé en étroite collaboration, dont Fernand Léger, Alexander Calder et Joan Miró. Ce sera un hommage sans précédent, mais aussi un voyage à travers le XXe siècle avec de la peinture, de la sculpture, de la photographie, du tissage et du design; autant de disciplines auxquelles elle accordait une valeur égale."
Pour l'exposition parisienne, la fille de Charlotte Perriand, épaulée par une équipe de commissaires, a réussi à obtenir des prêts exceptionnels, dont le portrait de son amie, l'artiste Dora Maar réalisé par Picasso. Ou des objets récemment retrouvés au Japon. "Et, surtout, nous avons pu reconstruire sept maisons conceptuelles historiques avec lesquelles ma mère a écrit l'histoire du design et de l'architecture. C'est une première mondiale!"
Une fresque de Léger
Le Salon d'Automne (intérieur meublé de 1929), le Refuge Tonneau (1938) et les chambres d'étudiant de la Maison de la Tunisie (1952) et de la Maison du Mexique (1952) pourront être admirés dans toute leur splendeur à Paris.
Tout comme la Maison au Bord de l'Eau (maison de plage en préfabriqué de 1934) et la Maison de Thé (qu'elle a réalisée pour le Festival Culturel du Japon en 1993). Toutes ces maisons conceptuelles ont été entièrement reconstruites pour l'exposition, sur base des plans originaux et avec le mobilier que la designer-architecte avait conçus spécialement pour elles.
Le clou de l'exposition a une connotation belge, car une partie de l'Exposition universelle de Bruxelles de 1935 a été reconstruite à Paris. En effet, Charlotte Perriand y avait présenté, dans le tout nouveau Palais des Expositions du Heysel, la Maison du Jeune Homme, une réflexion conceptuelle sur l'espace d'habitation d'un jeune homme sportif et cultivé, qu'elle avait conçue avec Le Corbusier, Pierre Jeanneret et René Herbst.
La salle d'étude, à gauche, est séparée de la salle de gymnastique, à droite, par un grand mur-filet: un parti pris radical pour l'époque.
"Pour la salle de gymnastique, Fernand Léger avait réalisé une immense fresque de 2,4 mètres sur 4, une oeuvre que l'on croyait perdue mais que nous avons pu retrouver spécialement pour l'exposition. Par un heureux hasard, qui plus est!", s'exclame Pernette. "Lorsque j'ai montré les photographies historiques de la Maison du Jeune Homme à Jean-Paul Claverie (conseiller du président de LVMH, Bernard Arnault, NDLR), il a immédiatement reconnu cette oeuvre.
Il savait qu'elle faisait partie d'une discrète collection privée américaine. Elle n'était plus réapparue en public depuis 1935."
Chef-d’œuvre
En lui lançant "Ici, nous ne brodons pas de coussins", Le Corbusier essayait de déstabiliser la jeune Charlotte Perriand.
L'appartement-atelier conçu par Charlotte Perriand pour le Salon d'Automne de 1927 à Paris, par contre, n'est pas une reconstruction. Il s'agit de sa première exposition après ses études de design de mobilier à l'école de l'Union Centrale des Arts Décoratifs. C'est à ce moment-là que Charlotte, alors âgée 23 ans, décide de postuler à l'agence du grand architecte Le Corbusier, rue de Sèvres, à Paris.
Cependant, celui-ci renvoie la jeune designer dans ses foyers avec une sortie d'une délicatesse de godillot, "Ici, on brode pas des coussins, mademoiselle". Avant de partir, elle lui remet tout de même sa carte, en lui suggérant d'aller jeter un oeil à son 'Bar sous le Toit' au Salon d'Automne.
Un chef-d'oeuvre d'avant-garde." La presse ne tarissant pas d'éloges sur le mobilier tubulaire et la table en aluminium de son coin salon, Le Corbusier visite le stand dès le lendemain, en compagnie de son cousin Pierre Jeanneret, qui travaille dans son atelier. Résultat de la visite? Perriand est engagée d'emblée. Et pas pour "broder des coussins".
Droits exclusifs
Le fabricant italien de mobilier Cassina a participé à la reconstruction des maisons conceptuelles de Perriand. En effet, elle les démolissait toujours après les avoir exposées et comme elles n'ont pour ainsi dire pas été construites en 'real life'. Il est logique que le label italien ait pris cette initiative: depuis 1964, Cassina est le seul label autorisé à rééditer le mobilier crée par Perriand, soit une vingtaine de modèles. "C'est grâce à eux que je vis", sourit sa fille Pernette. "Tout ce que je fais est financé par les royalties que je perçois sur la vente des meubles de ma mère."
C'est la belle vie, pourrait-on penser, gagner de l'argent sans devoir bouger le petit doigt. Mais ce n'est pas le cas. En 1999, alors qu'elle était mourante, Charlotte Perriand a supplié sa fille unique de veiller à ce qu'après sa mort, ses archives soient accessibles aux étudiants, chercheurs et exposants. Un souhait typique de la designer, qui a toujours été ouverte aux collaborations et qui ne protégeait pas ses connaissances. Sauf que cette dernière volonté a contraint Pernette à une mission posthume dont même la grande designer n'avait pas pu évaluer l'impact.
"Charlotte est un mastodonte qui absorbe tout mon temps et toute mon énergie. Je lui ai consacré ma vie, et je ne sais pas si je pourrai continuer encore longtemps ainsi", admet-elle. "Après la mort de ma mère, un ami était venu me dire qu'il faudra 15 à 20 ans pour qu'elle ait sa place dans l'histoire. Je ne le croyais pas. Nous voilà deux décennies plus tard: il avait raison."
Réhabilitation
Pernette a tenu sa promesse: les archives ont effectivement été ouvertes. Jacques Barsac, l'époux de Pernette, vient de publier une monographie en quatre volumes consacrée à absolument toutes les créations de Charlotte Perriand: 1.400 pages sur sa vie et son oeuvre. "Toutes les informations sont étayées par des documents originaux et du matériel d'archives."
En ce sens, l'exposition à la Fondation Louis Vuitton est aussi une réhabilitation: elle donne à Charlotte Perriand la place qu'elle mérite dans les livres d'histoire de l'art. Enfin elle n'est plus dans l'ombre de Le Corbusier et de Jeanneret, avec lesquels elle a travaillé pendant dix ans sur des intérieurs et du mobilier. Le célèbre Fauteuil à Dossier Basculant (1928), les deux versions du Fauteuil Grand Confort (1928), la Chaise Longue Basculante (1928) et le Fauteuil Pivotant (1927) ont beau avoir été commercialisés sous les noms LC1, LC2, LC3, LC4 et LC7 (LC en référence à Le Corbusier), c'est Perriand qui les a dessinés.
"L'histoire du design a été écrite par des hommes qui voulaient minimiser sa contribution. Il faut y remédier", affirme Pernette, qui lutte également contre les 'faux' meubles Perriand. "Trois fois par semaine, nous recevons des questions concernant des contrefaçons. Les contrefacteurs sont presque impossibles à retrouver et deviennent de plus en plus astucieux: certains achètent des pièces originales pour pouvoir les imiter quasi à la perfection. Pourtant, certains petits détails trahissent les pratiques malhonnêtes de ces escrocs."
"L'histoire du design a été écrite par des hommes qui voulaient minimiser l'importance du travail de ma mère. Il faut rétablir la vérité des faits."
Féministe
"Vous préférez les femmes, peut-être?" avait demandé Le Corbusier, fin comme du gros sel, après avoir mis Charlotte Perriand sur le gril, un matin de 1934. La jeune femme avait divorcé deux ans auparavant de son premier mari, le négociant en tissus anglais Percy Kilner Scholefield, et, avec cette question délicate, le Suisse voulait en réalité savoir pourquoi Charlotte Perriand ne faisait pas d'avances à son cousin Pierre Jeanneret.
Cette question avait choqué Perriand et, selon Nicholas Fox Weber, le biographe du Corbusier, quelque chose a alors été définitivement rompu entre elle et l'architecte. "Elle admirait profondément Le Corbusier", confirme Pernette. "Et elle a toujours défendu son travail. Mais l'homme, c'était une autre paire de manches! Pour elle, travailler avec lui était un fardeau."
Charlotte Perriand n'était pas lesbienne; elle était féministe. Tout au long de sa carrière, elle s'est battue pour avoir sa place dans ce monde d'hommes qu'était le design et l'architecture. "Perriand était un esprit libre. C'était une femme engagée, qui a consacré toute sa vie à la liberté et à l'émancipation.
Qui a inventé la cuisine donnant sur le salon? Qui a ainsi libéré la femme de la cuisine fermée, loin des espaces de vie? Qui a conçu une salle de bains attenante à la chambre? Tout cela, c'est l'oeuvre de Charlotte Perriand", précise Claverie. "En proposant des idées modernes, elle a renversé les codes de la maison bourgeoise. La femme n'avait plus à se cacher à l'arrière de la maison pour cuisiner ou faire la lessive. Elle participait activement à la vie sociale."
Tatamisée
Les visions politiques de la jeune femme et de Le Corbusier étaient également diamétralement opposées - ce qui, selon sa fille, était la véritable raison de son départ, en 1937. Charlotte Perriand a commencé à accepter des projets de clients représentant la gauche. Par exemple, l'exposition présente le 'bureau boomerang' qu'elle a conçu pour Jean-Richard Bloch (1938), rédacteur en chef du journal communiste Ce Soir. Le Corbusier, par contre, flirtait avec Hitler, Mussolini, le maréchal Pétain et le gouvernement de Vichy pendant la guerre.
Tandis que Le Corbusier s'engage pour de grandes missions d'urbanisme pour ces dictateurs, Perriand suit sa voie. À l'invitation du ministère japonais du Commerce, elle se rend au Japon en 1940 en tant que conseillère à l'art industriel en vue de faire évoluer sa production vers le design. "Je me suis tatamisée", déclare-t-elle au sujet de son expérience japonaise.
En raison de la Seconde Guerre mondiale, elle doit quitter rapidement le Japon pour se réfugier en Indochine. C'est là qu'en 1944, à 41 ans, elle donne le jour à sa première et unique fille, Pernette. "Ma mère s'était remariée, avec Jacques Martin, directeur des affaires économiques de la France en Indochine. En 1946, nous sommes rentrés tous les trois en France, où mon père est devenu directeur du marketing chez Air France." Et Charlotte? Entre 1957 et 1963, elle aménage les nouvelles agences Air France à Rio, Tokyo, Osaka, Brasilia et Londres.
Madame bambou
"Voyager faisait partie intégrante de son processus créatif", explique Pernette. "Et elle m'emmenait régulièrement avec elle. J'ai même manqué les funérailles de Le Corbusier, parce qu'alors, nous étions au Brésil", se souvient Pernette. "Au cours de ses voyages, ma mère s'intéressait de près au savoir-faire local et national du pays en question, et intégrait des éléments de cette nouvelle culture dans son travail, sans pour autant les citer ni les copier gratuitement.
Comme elle avait réalisé au Japon une version en bambou de sa chaise longue, on l'a surnommée 'Madame Bambou'. Et comme elle concevait beaucoup de meubles en bois, on a fini par l'appeler 'Madame Bois'. "Tout cela était injustifié. Elle se qualifiait elle-même de femme libre, qui ne voulait appartenir à aucun mouvement ni à aucune mode.
Par exemple, à la fin de sa vie, elle voulait absolument utiliser le carbone super léger", explique sa fille. Elle en sait quelque chose: elle est aussi décoratrice d'intérieur et a travaillé pendant des années dans le bureau de sa mère, où elle a assuré le suivi de certains chantiers, comme la station de ski des Arcs et la galerie parisienne Louis Leiris. "Nous n'étions pas nombreux à travailler dans son bureau, vous savez. Deux tout au plus. Elle voulait tout contrôler", se souvient Pernette. "J'ai parfois l'impression qu'elle le fait encore."
Le Monde Nouveau de Charlotte Perriand, du 2 octobre au 24 février 2020 à la Fondation Louis Vuitton, 75116 Paris.