La Torre est achevée, mettant un point final au projet de la Fondation Prada à Milan. Le restaurant, installé dans la tour signée Rem Koolhaas, est en partie meublé de pièces récupérées du légendaire Four Seasons à New York. Deviendra-t-il plus trendy que le bar de Wes Anderson installé sur le campus d'art? Les paris sont ouverts.
Pour la première fois, la collection de Miuccia Prada bénéficie d'un hébergement pérenne.
Aucune mission n'est insignifiante pour Rem Koolhaas. À partir de jeudi, l'architecte néerlandais (OMA) de renommée mondiale réfléchira, tenez-vous bien, au rebranding de l'Europe. Avec d'autres penseurs et artistes, il estime que cette marque est érodée et que la mayonnaise européenne ne prend plus. Bref, il est grand temps d'organiser une séance de brainstorming au 'Forum on European Culture' d'Amsterdam. Pendant quatre jours, Koolhaas & Cie laisseront libre cours à leurs idées pour rendre l'Europe à nouveau sexy.
Réactualiser un concept, c'est 'business as usual' pour Koolhaas. En rhabillant d'inox la boutique parisienne Repossi, il réinvente le cliché de la "bijouterie place Vendôme". En 2014, lors de "sa" Biennale de Venise, contrairement à ce qui se fait d'habitude, il ne présente pas d'oeuvres d'architectes stars contemporains; par contre, il fait une exposition sans précédent sur des éléments de construction -sols, portes, escaliers et toilettes. Et cela fait deux décennies qu'il booste l'image de Prada à travers des créations radicales pour ses boutiques, scénographies, catwalks, expositions et même vêtements.
Wake-up call
Après dix ans de travail, Rem Koolhaas et les 350 collaborateurs d'OMA ont enfin pu rayer la Fondation Prada de leur 'to do list'. En effet, le joyau du site vient d'être inauguré: la Torre, une tour de neuf étages. Six d'entre eux sont réservés aux espaces d'exposition, les trois autres accueilleront des salles de réception, un restaurant et un bar. La Torre est la cerise sur le gâteau, le dixième et dernier bâtiment du site et aussi sa première construction verticale. Culminant à 60 mètres, elle offre une vue imprenable sur le centre de Milan.
Ce bâtiment n'est tout à fait ouvert que depuis fin avril, mais son impact sur la ville est déjà indéniable. La Fondation Prada joue le rôle de wake-up call pour le sud de Milan, une région polluée où se trouvent beaucoup de bâtiments industriels. Koolhaas et OMA ont brillamment réhabilité une ancienne distillerie de gin à moitié délabrée construite en 1910 etsituée du mauvais côté d'une gare de triage, pour en faire un complexe de sept bâtiments rénovés et de trois nouvellements construits. Sur plus de 19.000 mètres carrés, la Fondation accueille des espaces d'exposition, une Maison Hantée entièrement dorée à la feuille, un auditorium ainsi qu'un bar rétro conçu par le réalisateur Wes Anderson. Koolhaas qualifie le campus "d'ensemble de fragments": il est tellement hétérogène qu'il permet une variation infinie de confrontations possibles entre les oeuvres et les espaces.
La Maison Hantée et le bar Wes Anderson attiraient déjà les visiteurs comme des aimants, mais maintenant que le site comporte également un restaurant et un rooftop bar, la Fondation devient une destination à part entière. Tous deux s'installent aux étages supérieurs de la Torre, tel un phare blanc de 2.000 mètres carrés qui domine la skyline de la capitale lombarde.
Koolhaas qualifie d'instable l'architecture de la tour (et de la Fondation dans son ensemble), mais, bien qu'elle s'appuie contre un levier oblique traversé par un ascenseur de verre, le terme de "instable" fait plutôt référence à sa forme irrégulière, qui présente des "ouvertures" différentes sur chacun de ses côtés. À l'intérieur, ce n'est pas un empilement d'étages identiques: chacun a une superficie, une hauteur, des salles d'exposition et des fenêtres différentes, chacune donnant sur une autre partie du panorama. Il ne faut pas voir dans cette variation systématique une intimidation intellectuelle, mais plutôt la façon dont l'architecte revisite le cliché de la galerie 'white cube' pour lui redonner de l'intérêt.
Intéressante, la vue imprenable qu'offre le restaurant La Torre l'est également. L'exposition permanente 'Atlas', qui présente la collection d'art de Prada, a investi les lieux avec des oeuvres de Jeff Koons, Walter De Maria, Damien Hirst, Mona Hatoum et John Baldessari. C'est aussi la première fois que cette collection de Miuccia Prada bénéficie d'un hébergement pérenne.
Picasso et Pollock
Le menu du nouveau restaurant La Torre est-il conceptuel, lui aussi? Les sièges sont-ils instables? Chaque table a-t-elle une forme originale? Telles sont les questions qui nous viennent à l'esprit et auxquelles Koolhaas répond, dans cet établissement, avec une bonne dose de symbolisme et sous forme d'art, bien entendu. On s'attable parmi des oeuvres de Lucio Fontana, Carsten Höller, Jeff Koons et William Copley. Une liste qui va encore s'allonger, car des artistes seront régulièrement invités à réaliser des oeuvres pour cet espace. L'architecte a également introduit une belle page de l'histoire de la restauration: la décoration se compose en partie du mobilier d'origine que l'architecte finno-américain Eero Saarinen a conçu pour le restaurant du Four Seasons à New York.
Le légendaire restaurant du Seagram Building de l'architecte Ludwig Mies van der Rohe a été conçu en 1958 par l'architecte Philip Johnson. Mark Rothko avait été invité à y réaliser des fresques murales, mais avait finalement refusé cette commande qu'il jugeait trop "décorative". Les murs ont donc accueilli des tableaux de Pablo Picasso, Jackson Pollock et James Rosenquist, spécialement réalisés pour le lieu, comme c'est le cas aujourd'hui dans La Torre. En 2016, le restaurant new-yorkais a fermé ses portes et les éléments de décoration ont été vendus aux enchères, dont la table 32, jadis réservée à Lady Di.
C'est un pan de ce mythe qui prend ses quartiers à Milan. Encore un geste signature de Koolhaas: au lieu d'aborder le restaurant comme une oeuvre d'art total, il a sélectionné des éléments qui font partie de l'histoire de l'art et de l'architecture, et même de ses propres réalisations pour OMA. "Un collage d'éléments et de thèmes antérieurs", explique-t-il. Espérons que le menu sera plus cohérent!
Fondation Prada, largo Isarco 2, Milan. www.fondazioneprada.org