Le premier bâtiment que l’artiste Olafur Eliasson a dessiné pour la famille fondatrice de Lego, semble surgir des eaux du fjord. "J’espère qu’il inspirera d’autres réalisations aussi folles."
Olafur Eliasson s’accroche. Un vent d’est mordant souffle à travers le rez-de-chaussée de sa dernière œuvre d’art. Eliasson aime la marée basse qui accompagne le vent violent. Ainsi, on peut voir les algues venues se coller à la maçonnerie du bâtiment appelé Fjordenhus. "Ce bâtiment semble vivant. On a l’impression qu’il est sorti des eaux du fjord", sourit l’artiste danois d’origine islandaise en le regardant. Son premier projet architectural est érigé dans les eaux du fjord de Vejle, sur la partie danoise de la péninsule du Jutland, à 230 kilomètres de Copenhague.
Ce bâtiment est le nouveau siège de Kirk Kapital, la société d’investissement des trois descendants du fondateur de Lego. C’est aussi la toute première réalisation architecturale conçue dans son studio berlinois. Un nouveau temps fort dans sa carrière, après des années passées à créer des centaines d’œuvres d’art, de lampes solaires et d’autres installations dans le monde entier. "Pour cet édifice, nous avons exploité nos années d’expérimentation sur le mouvement, la lumière, la nature, la perception et l’espace. Il s’agit à la fois d’une œuvre d’art totale et d’une structure architecturale pleinement fonctionnelle."
Il y a un clin d’œil aux briques Lego avec lesquelles je jouais et qui m’ont donné mes premiers cours d’art abstrait.
Le Danois a travaillé sur ce projet pendant huit ans avec l’architecte allemand Sebastian Behmann, avec lequel il collabore depuis 2001 - la magnifique façade de verre tridimensionnelle du Harpa Concert Hall à Reykjavik, c’est eux. Ce n’est pas la première fois qu’il flirte avec l’architecture: son esprit créatif s’est également exprimé dans le Serpentine Pavilion à Londres et sur le pont Cirkelbroen à Copenhague, inauguré en 2015. "Depuis longtemps, nous travaillions sur des parties de bâtiments, mais pensions qu’il serait amusant de créer un bâtiment entier, comme une œuvre d’art", explique Behmann, qui a fondé le Studio Other Spaces avec lui.
Quatre cylindres
Fjordenhus est une construction de briques aux allures de tour avec ses 28 mètres de haut. Elle est composée de quatre blocs cylindriques reliés entre eux, avec des évidements pour créer de l’espace, ronds à une extrémité et en élipse de l’autre. Le résultat est un ensemble tourbillonnant de courbes, avec des fenêtres convexes à double vitrage bombé. Quand on le regarde depuis le centre de Vejle, au crépuscule, on croirait voir une lampe à lave géante, dont la lumière ludique se répand sur la façade. Quand on s’en approche, le bâtiment se fait à la fois imposant et accueillant, surprenant et ludique. Les espaces ronds, qui semblent vouloir s’étirer au-dessus de l’eau, sont ornés de créations d’Eliasson - des sphères qui reflètent le scintillement de l’eau et du soleil au fil de la journée.
Un journal local a déjà baptisé le bâtiment ‘nouvelle cathédrale de Vejle’, et tout le monde est convaincu qu’il va faire la renommée de cette petite ville, qui n’était, jusqu’à présent, connue que pour son usine de chewing-gum Stimorol, son abattoir de porcs et le corps momifié de ‘la femme des tourbières’.
Leçon d’art abstrait
Eliasson nous assure n’avoir pas voulu réaliser de prouesse architecturale. "C’est juste ma démarche artistique déclinée en bâtiment. Sans la contribution de Sebastian, il ne tiendrait pas debout. Nous avons d’abord eu les idées, ensuite il a cherché des solutions afin que tout cela soit possible sur le plan pratique. C’était tellement impressionnant que je me mettais parfois à pleurer d’émotion! Sebastian se contrôlait mieux, comme on peut s’y attendre de la part d’un architecte."
Le coût de Fjordenhus est estimé à plus de 500 millions de couronnes danoises, soit environ 67 millions d’euros. Les trois héritiers de la fortune Lego y ont pris leurs quartiers l’été dernier. Lors de l’élaboration des plans, ils ont insisté pour que le rez-de-chaussée soit accessible au public par une passerelle piétonne. En nous faisant visiter le bâtiment, l’artiste nous montre les murs ronds et les plafonds courbes, l’éclairage sous-marin qui souligne l’importance écologique de la mer, ainsi que les briques faites à la main (près d’un million), toutes de taille différentes, ce que l’on remarque quand on les regarde de près.
"Je voulais utiliser les briques de manière expressionniste", explique-t-il. "Bien sûr, il y a un clin d’œil aux briques Lego avec lesquels je jouais enfant et qui m’ont donné mes premiers cours d’art abstrait."
Eliasson confie s’être aussi laissé guider par la conviction que le bâtiment devrait “aimer accueillir les gens” et exprimer “je prends soin de vous”. "Pour moi, l’architecture doit être une forme d’inclusion sociale. Le concept de “lieux appartenant à tous” est en train de disparaître. À Londres, on le constate même de la façon la plus extrême."
Promoteurs déments
Il y a un clin d’œil aux briques Lego avec lesquelles je jouais et qui m’ont donné mes premiers cours d’art abstrait.
Depuis la catastrophe de l’incendie de la tour résidentielle Grenfell à Londres, Eliasson déploie encore plus d’attention pour l’inclusion sociale de son architecture. La façon dont les oligarques s’emparent du centre de Londres l’a également poussé dans cette direction. "Londres est une de ces capitales où les riches comme le secteur privé ont priorité, une grande partie du centre étant confiée à des promoteurs déments. Cela crée une situation hautement explosive. D’autre part, les politiciens ne font pas le moindre effort pour préserver la diversité de la population, avec pour résultat que les gens sont refoulés en périphérie de la ville et que cela crée une communauté peu harmonieuse. Les autorités ont oublié ce que c’est que de se laisser guider par la foi en l’être humain."
Eliasson se plaît aussi à souligner le lien direct entre le Brexit et ce qu’il décrit comme une “approche désespérément erronée”, qui donne aux gens un sentiment d’aliénation, d’irrespect et de marginalisation. "Le Brexit est une décision destructrice qui reviendra comme un boomerang à la figure de ceux qui ont voté pour. Et c’est encore plus triste."
Quand nous lui demandons quelle est la différence avec Fjordenhus, qui a, lui aussi, été construit pour des riches et dont l’entrée sera gardée par des agents de sécurité, Eliasson botte en touche. "Strictement parlant, il ne s’agit pas d’un bâtiment public, mais les propriétaires voulaient que le public puisse y accéder. L’intention était de donner à l’allure extérieure du bâtiment un parti pris “grand public” plutôt que de le faire ressembler à une de ces forteresses de granit noir du quartier financier de Londres. La richesse des propriétaires qui, à mon avis, ne répondent absolument pas à la définition d’oligarques, a été générée par Lego. Autrement dit, leur histoire a commencé par l’imagination. Et ils investissent dans leur communauté locale. Au Danemark, nous parlons très souvent de “soin civil”: la prise de conscience du fait que la sécurité sociale est un système dont nous sommes responsables, tous - et non quelque chose dont nous bénéficions tous. Certains diront que c’est une illusion, mais je pense qu’on peut en discuter."
Soleil artificiel
C’est peut-être pour ‘Weather Project’, une œuvre installée dans le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres, transformé en solarium contemporain avec soleil artificiel, un espace dans lequel les visiteurs se couchent sur le sol pour se voir dans les miroirs du plafond, qu’Olafur Eliasson est le plus connu. Il explique que ce projet a galvanisé sa confiance en lui, ce qui était nécessaire pour s’attaquer à un projet comme Fjordenhus.
"Ce projet m’a aussi donné confiance dans le monde. Il m’a fait comprendre que rien n’aiguise mieux la conscience de l’identité dans notre collaboration que la culture. Et il m’a aussi appris qu’il ne faut jamais penser que quelque chose est parfaitement sous contrôle tant qu’on ne l’a pas réalisé. Ce n’est qu’au cours de l’exécution du projet qu’on réfléchit de manière approfondie."
Olafur Eliasson espère que Fjordenhus ne sera qu’un début et qu’il sera suivi par d’autres projets architecturaux. Qu’il se rassure, cela devrait être le cas. Avec Behmann, le Danois d’origine islandaise travaille déjà à la création d’un parc commémoratif pour le défunt président d’Éthiopie, quelque part dans les collines au nord d’Addis-Abeba. Parallèlement, il travaille sur des projets à Paris et à Berlin, dont un jardin d’enfants. "Nous voudrions que Fjordenhus nous aide à trouver les bonnes idées. J’espère qu’il inspirera d’autres créateurs à concevoir d’autres réalisations aussi folles."