Pour le bailleur de fonds qui a financé Barack Obama et le Millennium Park de Chicago, le Belge Peter Wirtz a conçu un jardin évoquant une sculpture de Donald Judd: dosage minimaliste, équilibre parfait.
"Des architectes paysagistes belges conçoivent le Millennium Park à Chicago": ce titre aurait pu faire l’actualité internationale. Malheureusement, Martin et Peter Wirtz n’avaient pas souhaité participer au concours en 1998.
"À l’époque, je venais d’essuyer deux échecs retentissants à des concours internationaux en Allemagne, où l’on avait préféré les projets conçus par des paysagistes nationaux. Cela m’avait frustré et je n’avais pas envie de participer au concours de Chicago", explique Peter Wirtz, qui, en 1990, a repris avec son frère Martin, le bureau de renommée internationale de leur père Jacques.
"Plus tard, John H. Bryan m’a confié que nous aurions eu de bonnes chances de décrocher le job (le Millenium Park, NDLR). Je lui ai donc présenté mes plus plates excuses."Peter Wirtz
Une occasion manquée, car le Millennium Park, entouré d’immobilier aux prix vertigineux, est devenu le Central Park de Chicago. Pourtant, le regretté John H. Bryan avait personnellement invité les frères Wirtz à aménager le Millennium Park. CEO du groupe alimentaire Sara Lee de 1975 à 2001, il a siégé aux conseils d’administration de General Motors, de British Petroleum et de Goldman Sachs, mais a surtout été un grand mécène: de Barack Obama, qu’il avait soutenu depuis le début, de la "Farnsworth House" de Ludwig Mies van der Rohe, et de la nouvelle aile de l’Art Institute of Chicago de Renzo Piano.
En tant que véritable "patron of the arts", Bryan voulait faire de Chicago une ville culturelle à égalité avec New York et avait récolté plus de 200 millions de dollars pour l’aménagement du Millennium Park. Pour celui-ci, il a commandé à l’artiste Anish Kapoor un "Cloud Gate", aujourd’hui la sculpture de jardin la plus célèbre du monde, dans laquelle se reflète la skyline de Chicago. "Plus tard, John m’a confié que nous avions de bonnes chances de décrocher cette commande", explique Peter Wirtz. "Je lui ai donc présenté mes plus plates excuses."
Crab Tree Farm
En 2010, Wirtz a une seconde chance: Bryan lui demande de concevoir alors le jardin paysager de sa résidence au bord du lac Michigan, à 40 minutes du Millennium Park, Crab Tree Farm. Cette ferme historique a été revue par le cabinet Vinci Hamp Architects de Chicago qui l’a transformée en maison d’été contemporaine flanquée d’une tour d’observation.
Elle abrite sa collection de mobilier Arts and Crafts, l’une des plus importantes des États-Unis, ainsi que la célèbre série de photos d’Edward Sheriff Curtis consacrée aux Indiens d’Amérique. Et dans le jardin, le prototype du "Cloud Gate" de Kapoor attire tous les regards. "J’ai conçu l’allée de platanes qui y mène."
Hélas, Bryan n’a pas pu profiter longtemps de son jardin, car il a succombé à un cancer en 2018, année où Jacques Wirtz est également décédé. "Je me suis entretenu avec lui un mois avant sa mort. Il m’a parlé des onze Présidents américains qu’il avait connus et rencontrés personnellement depuis Eisenhower. J’ai pris l’avion spécialement pour l’Institut d’art de Chicago afin d’assister aux funérailles. Un moment très émouvant."
Inspirations indiennes
Qui dit client exceptionnel, dit mission exceptionnelle. Ce qui convenait parfaitement à Peter Wirtz, américanophile depuis qu’il a étudié l’architecture du paysage à l’université Cornell d’Ithaca, dans l’État de New York.
"La ferme est située au beau milieu de vastes champs typiques du Midwest, une région peu connue que j’aime énormément. Le paysage vallonné autour de la Crab Tree Farm était si imposant que je n’ai eu qu’à éditer les perspectives, comme le disent si bien les Américains. Une édition faite avec des traits graphiques: de minces canaux d’eau et des haies taillées qui étirent visuellement le bâtiment."
Peter Wirtz a dû doser son intervention minimaliste avec le naturel d’une œuvre de Land Art et la précision d’un Donald Judd, pour lequel l’espacement était aussi important que les éléments de sa sculpture. Il a également dû tenir compte des souhaits des propriétaires: la maîtresse de maison est férue de botanique. Bryan, par contre, ne voulait pas entendre parler des nombreux bassins réfléchissants que Wirtz avait proposés, car ils auraient attiré trop d’oies canadiennes.
"Je devais trouver quelque chose de spécial pour ce paysage agricole atypique. Je voulais pratiquer des incisions chirurgicales pour souligner les beautés du paysage. L’intervention la plus radicale a été la colline herbeuse de cinq mètres de haut que j’ai fait aménager pour couper la vue sur la route très fréquentée, où passent de nombreux poids lourds", explique Wirtz.
Ce tertre herbeux n’est pas aussi étrange qu’il en a l’air: dans le Midwest, on trouve encore ici et là ce genre de monticules que les tribus amérindiennes avaient aménagés il y a des siècles pour observer les étoiles ou pour y enterrer les leurs. "Pendant mon voyage de noces, j’en ai même visité un à Serpent Mound, dans l’Ohio. Ce lieu très mystique n’a pas été conçu en tant qu’architecture paysagère, mais il a été une source d’inspiration."
Avant-gardiste et féérique
Ce Serpent Mound a également servi de référence pour le Kris Jarantoski Campus Garden, le Jardin botanique de Chicago que Wirtz est en train de réaménager. Cette mission prestigieuse présente également un lien avec John H. Bryan, dont l’épouse faisait partie du conseil d’administration.
"Quand ils ont organisé un concours, nous y avons participé!", s’exclame Wirtz en riant. "Nous avons conçu un jardin-paravent sinueux, avec des haies et des arbres derrière lesquels on peut tester des plantes d’ombre."
La création de Wirtz est très sculpturale. Du côté nord se trouvent des métaséquoias et, de l’autre côté, des collines de molinies aussi avant-gardistes que féeriques. "C’est une merveilleuse commande publique: 1,2 million de visiteurs se pressent chaque année dans ce jardin", explique Wirtz.
À titre de comparaison, le Millennium Park en attire 25 millions. Dans le Jardin botanique, Wirtz a conçu le jardin ondulé du campus Jarantoski, leur premier projet public en Amérique du Nord. Dans le jardin d’ombre, il y a des ifs tordus d’un côté et des hautes herbes de l’autre: c’est aussi avant-gardiste que féerique.