© Jelle Vans

Le jardin ludique de l'artiste Jan Vercruysse

Depuis 2008, au-dessus d’un parking de Knokke, se trouve un jardin de l’artiste Jan Vercruysse, "Labyrinth & Pleasure Garden". Il n’a pas pour vocation que les visiteurs s’y perdent, mais pour qu’il s’y détendent. Hélas, c’était compter sans des vandales et une négligence de la commune.

Nous terminerons notre journée par une dernière œuvre d’art installée dans un espace public: «Labyrinth & Pleasure Garden», de l’artiste Jan Vercruysse à Knokke-Heist.» Le commissaire d’expositions et critique d’art Luk Lambrecht avait prévu un final en apothéose. Quelle ne fut pas sa surprise (et celle des amateurs d’art qui formaient le groupe qu’il guidait) de découvrir un labyrinthe à l’agonie. «Les haies n’étaient pas taillées, les robinets en bronze avaient disparu et le marbre rose était cassé», déplore-t-il.

«Une honte pour Knokke-Heist, mais surtout une gifle pour Jan Vercruysse, un artiste belge de premier plan que je place dans la même catégorie que René Magritte et Marcel Broodthaers. Il n’est plus là pour protester, d’accord, mais je ne comprends pas que la commune de Knokke laisse une si belle œuvre d’art se dégrader. J’ai interpellé plusieurs fois le bourgmestre de l’époque, feu Léopold Lippens, mais je n’ai eu aucune réponse. »

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© Jan Vercruysse Foundation

Donnant-donnant

Jan Vercruysse (1948-2018), né à Ostende et diplômé en droit, a fait ses débuts dans le monde culturel en tant que poète, avant de se tourner vers les arts visuels, en 1975. Cela fera de lui un des artistes conceptuels les plus influents d’Europe, avec des œuvres invitant à la réflexion et à la sérénité. En 1993, il représente la Belgique à la Biennale de Venise et, en 2001, il se voit décerner le prix flamand des arts visuels. Mais, à Knokke-Heist, rares sont ceux qui savent que ce grand artiste a créé un jardin public avec un labyrinthe et des jeux d’eau.

Le parking souterrain de la Dumortierlaan attire plus de monde que ce jardin d’art, alors qu’il ne pouvait être construit que si les promoteurs participaient au financement du jardin public en surface. Un bon deal donnant-donnant. Et soutenu par Joost Declercq, ex-directeur du Musée Dhondt-Dhaenens, qui a fait pression auprès de l’administration communale pour y installer un jardin de l’artiste.

"Knokke continue à investir dans l’espace public, mais l’œuvre de Jan Vercruysse semble être passée à la trappe"
Anton Pereira Rodriguez
Doctorant à l'UGent

«Jan Vercruysse a conçu le ‘Labyrinth & Pleasure Garden’ spécialement pour Knokke. Il n’a pas été conçu pour l’évènement Beaufort, en 2009: son aménagement date de 2008 et, l’année suivante, il a été repris dans le parcours Beaufort», explique Anton Pereira Rodriguez, qui prépare un doctorat sur Jan Vercruysse à l’Université de Gand.

Deux sur 21

En 1995, sa première série de 8 jardins était prête. En 2001, il en a ajouté 13 autres. Il y a en tout 21 dessins pour autant de «Labyrinth & Pleasure Gardens»: ce sont des œuvres d’art à part entière que l’on peut acheter à la pièce, entre autres, à la galerie de Xavier Hufkens. Le Metropolitan Museum à New York, le S.M.A.K. à Gand, le MuKHA à Anvers et le Mu.Zee à Ostende possèdent des tirages de cette série dans leurs collections.

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Autoportrait de Jan Vercruysse datant de 1984. Il est considéré comme l'un des artistes conceptuels les plus influents d'Europe.
Autoportrait de Jan Vercruysse datant de 1984. Il est considéré comme l'un des artistes conceptuels les plus influents d'Europe.
© Jan Vercruysse Foundation

L’artiste avait, en outre, l’intention de concrétiser ces esquisses. «Seules deux d’entre elles ont été réalisées: la première à Clarholz, en Allemagne (2006) et la seconde à Knokke (2008)», précise le doctorant. «Le Musée Middelheim à Anvers comptait en faire un, comme le Musée Van Abbe à Eindhoven. Le Yorkshire Sculpture Park en Angleterre et la ville de Costigliole d’Asti (Piémont) devaient également en accueillir un, mais ces projets sont tombés à l’eau. Le jardin de Clarholz fait partie d’un monastère en Rhénanie-Westphalie et il est beaucoup mieux entretenu que celui de Knokke, qui est, hélas, la cible de vandales tagueurs depuis des années.

«J’ai participé à l’aménagement de ce jardin et je l’ai longtemps entretenu», témoigne le jardinier Henk Warnier. «Ces destructions lui ont fait perdre son âme.» Pereira Rodriguez poursuit: «Les haies d’ifs d’origine ont été remplacées en 2011 par des ligustrums indigènes, plus faciles à entretenir. À la même époque, la grande fontaine a été endommagée et plusieurs robinets en bronze ont disparu. Les dégradations ne datent pas d’hier.»

un labyrinthe pour ne pas se perdre

Wim Delvoye, Barry Flanagan, Franz West, Antony Gormley, Jean-Michel Folon, Thomas Lerooy, Joep Van Lieshout: Jan Vercruysse n’a pas à rougir de faire partie de la liste (incomplète) d’artistes ayant une sculpture dans l’espace public, à Knokke. Hélas, son travail détient le triste record de l’œuvre la plus dégradée. «Jan était contre ces sculptures publiques étranges, qui coupent les gens de leur environnement», témoigne Lambrecht. «Il estimait qu’un jardin d’agrément était la seule œuvre ayant sa place dans l’espace public, car les gens sont invités à s’y promener.

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© Sabato

Le jardin peut être un havre de paix où l’on se retire pour faire une pause, lire un livre ou bavarder avec un ami. Une bulle de beauté au milieu de la laideur. Jan Vercruysse a un jour déclaré: «Ce n’est pas parce que l’environnement est laid qu’il faut faire de l’art laid».» Il donnait des instructions claires sur la façon dont son jardin devait être utilisé comme, par exemple, ‘Two stone benches for feeling lonely’ ou ‘A slightly elevated platform and a bench for no conversation at all.’»

"Rares sont celles et ceux qui reconnaissent ces références historiques. Aujourd’hui, l’art est souvent instantané et éphémère, la mémoire culturelle ne s’y infiltre plus. C’est d’ailleurs révélateur qu’un jardin montrant autant d’érudition soit tombé en désuétude"
Luk Lambrecht
Curateur et critique d'art

«Il voulait que ses jardins deviennent des lieux d’introspection et de repos», poursuit Pereira Rodriguez. «Son objectif n’était pas qu’il y ait beaucoup de personnes présentes en même temps: à Clarholz, le nombre de visiteurs autorisés est limité. Au Piémont, il était prévu que les gens aillent demander la clé de la porte -mais ce jardin n’a jamais été réalisé.»

Autre caractéristique de Vercruysse: ses jardins d’agrément ludiques sont truffés de références à l’histoire de l’art, mais aussi à la poésie, au théâtre et à l’architecture. Le long bassin situé à l’entrée est un clin d’œil à la fontaine de la villa de l’empereur Hadrien à Rome. Il a également décliné des éléments des jardins à la française créés par Le Nôtre au château de Versailles. En tant qu’archétype du jardin, le labyrinthe a également de nombreux exemples historiques, même si Vercruysse l’a créé non pas pour se perdre, mais pour «découvrir en marchant». «Rares sont celles et ceux qui reconnaissent ces références historiques. Aujourd’hui, l’art est souvent instantané et éphémère, la mémoire culturelle ne s’y infiltre plus. C’est d’ailleurs révélateur qu’un jardin montrant autant d’érudition soit tombé en désuétude», pointe Lambrecht.

Ces «Labyrinth & Pleasure Gardens» sont un chapitre important de l’œuvre de Jan Vercruysse, qui se compose majoritairement de photographies, d’autoportraits et de natures mortes sculpturales. Dans toutes ses séries, l’artiste a analysé le rôle que l’art et les artistes peuvent jouer dans notre société. En 1994, l’année qui a suivi sa participation à la Biennale de Venise, il a commencé la série de croquis préparatoires pour les jardins d’agrément, beaucoup plus accessibles et même plus frivoles que ses œuvres précédentes. «Ils lui ont valu l’intérêt au niveau international à un moment où son travail était en plein marasme commercial», commente Pereira Rodriguez.

Résidence Vercruysse

La Ville de Knokke et ses habitants ont-ils envie de sauver ce jardin public? La Fondation Jan Vercruysse, sous l’impulsion de Kristien Daem, a intenté une action en justice pour obtenir de la commune qu’elle restaure le jardin», explique Wouter Davidts, président de la Fondation. Un règlement a eu lieu en 2020 et l’avocate Eline Tritsmans a eu une confirmation écrite que le jardin serait restauré. À ce jour, Knokke n’a pas encore communiqué les mesures qu’elle comptait prendre. C’est difficile à croire, vu la présence de nombreux amateurs d’art dans la station balnéaire. «Knokke continue à investir dans l’espace public, mais l’œuvre de Jan Vercruysse semble être passée à la trappe», regrette Pereira Rodriguez.

Lambrecht ironise: «Si le jardin continue à se dégrader, la commune aura une bonne raison de le supprimer. Les promoteurs immobiliers pourront alors construire un nouvel immeuble à appartements de style néo-cottage. On pourra l’appeler ‘Résidence Jan Vercruysse’, même si aucun des futurs résidents n’en a jamais entendu parler!»

«Labyrinth & Pleasure Garden» est situé Dumortierlaan 90A (au croisement entre la Nieuwpoortstraat et la Diksmuidestraat) à Knokke, juste au-dessus du parking souterrain Interparking IJzerpark.

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