Et si la Ville Lumière s’éteignait? À quoi ressemblerait un Paris post-apocalypse? Dans "Les Ruines de Paris", Yves Marchand et Romain Meffre transforment la capitale grâce à l’IA.
Ce week-end, on pourra à nouveau visiter Notre-Dame de Paris. La célèbre cathédrale, entièrement restaurée après l’incendie dévastateur d’avril 2019, sera "plus belle que jamais", avait promis le président Emmanuel Macron après le sinistre. Une ambition onéreuse, car le résultat restera une réplique: un monument où, comme pour la Villa Cavrois, la frontière entre authentique et factice s’est estompée. Architecture ou scénographie? Réalité ou fiction?
Il y a cinq ans, les images de la cathédrale en flammes semblaient irréelles: on aurait dit une scène tirée d’un film catastrophe. C’est cette même ambiance qui imprègne "Les Ruines de Paris": le livre d’Yves Marchand et Romain Meffre dépeint la ville dans un état de délabrement avancé. Le Moulin Rouge est envahi par la végétation; la tour Eiffel rouillée n’est plus qu’un cimetière de ferraille; la pyramide du Louvre gît brisée en éclats de verre. On peine à y croire, et pour cause: cette mise en scène photographique a été générée par l’IA.
"Les Ruines de Paris"
Yves Marchand et Romain Meffre
Editions Albin Michel
49 euros
www.marchandmeffre.com
Exposition à la galerie Polka à Paris
Jusqu’au 18 janvier 2025
www.polkagalerie.com
Dans "Les Ruines de Paris", la Ville lumière s’est éteinte. Paris apparaît déserté, comme si une catastrophe climatique ou une guerre avait déclenché un exode massif. Résultat: des rues vides, des monuments en ruine et des bâtiments officiels pillés. Pure fiction, bien sûr. À moins que ces images générées par Midjourney ne soient une vision d’un avenir lointain? Elles suscitent en tout cas la réflexion, à la manière d’un film de science-fiction qui, l’espace d’un instant, nous pousse à voir le monde réel sous un autre angle.
Fascination pour les ruines
Les deux auteurs ne sont pas des nerds de l’IA vissés à leur écran d’ordinateur: ils font partie des urbexers les plus célèbres de France. Les urbexers sont des explorateurs du fait urbain: ils s’introduisent dans des bâtiments abandonnés pour immortaliser "la beauté poétique du déclin" avant qu’elle ne disparaisse à jamais. Depuis leur rencontre en 2002, Marchand et Meffre sillonnent le monde pour réaliser des images de ruines modernes – cinémas désaffectés et usines délabrées.
Ils doivent leur notoriété à leur série photographique, "The Ruins of Detroit" qui a fait la couverture du Time Magazine en 2009, avant de faire l’objet d’un livre en 2010. À l’époque, la photo était encore considérée comme l’outil parfait pour capturer la réalité et suspendre le temps. Quinze ans plus tard, Marchand et Meffre prouvent, avec "Les Ruines de Paris", que notre rapport à l’image a changé. "Nous avons tenté d’imaginer à quoi pourrait ressembler Paris si c’était un site urbex", expliquent-ils. "À quoi ressemblerait la ville quand l’être humain a disparu, laissant place à la nature."
Leur vision s’est matérialisée dans un livre rassemblant environ 80 images post-apocalyptiques, dont une sélection est exposée à la galerie Polka, à Paris, où cette dystopie parisienne suscite un vif intérêt, sans doute parce que toutes les images ont été générées grâce à l’application d’intelligence artificielle Midjourney. Mais avec un bon prompt et un peu de puissance de calcul: Marchand et Meffre ont produit plus de 52.000 images qu’ils ont patiemment modifiées pour en perfectionner la composition, le décor ou l’éclairage. Ce n’est plus de la photographie au sens traditionnel, car l’IA repose sur des modèles statistiques, mais ces images requièrent toujours l’œil d’un photographe connaissant bien son métier et son sujet.
Cet ouvrage est un wake-up call pour l’Europe et un alarme sur les "true lies" de l’IA.
"Quand on nous pose la question, nous répondons que ce projet a requis 1.000 heures de travail, mais c’est beaucoup plus. Depuis que nous avons lancé le projet, la technologie a fait un bond en avant: le potentiel est incroyable, surtout en combinaison avec Photoshop." Pourquoi ces images de pure fiction nous émeuvent-elles? "Parce que chacun y projette ses hantises -guerre, catastrophe, récession", pense Meffre. Les images IA jouent sur la fascination pour les ruines dans la peinture, la littérature et même l’architecture paysagère, où les ruines sont perçues comme des symboles de vanité et de caprices du destin. La destruction, réinterprétée comme une forme de création, devient une expérience esthétique à part entière.
Comme "Anéantir" de Michel Houellebecq, "Le meilleur des mondes" d’Aldous Huxley et "1984" de George Orwell, "Les Ruines de Paris" est une confrontation avec une vision du monde qui pourrait se révéler prophétique, d’autant plus sous-titré "Quand l’intelligence artificielle prédit l’avenir". C’est pourquoi ce livre dépasse le simple essai visuel: il propose un regard sur un avenir potentiel où Paris incarnerait une gloire révolue. La ville est-elle un "passé composé dans un futur proche"? Peut-être. Ce recueil d’images est aussi une réelle mise en garde face aux bouleversements des équilibres mondiaux, à une Europe vieillissante dont la date de péremption semble approcher et à un Paris devenu un musée à ciel ouvert où les touristes ne viendraient plus que pour admirer des clichés ou des répliques d’un passé révolu.
Parmi les images les plus saisissantes, celle des ruines de la Grande Galerie de l’Évolution, la célèbre salle du Muséum d’histoire naturelle de Paris datant du XIXe siècle, illustre parfaitement ce propos. Que reste-t-il d’une civilisation lorsque l’évolution s’est arrêtée? Que peut faire une ville à l’histoire aussi riche pour ne pas rester figée dans son propre passé? Que restera-t-il lorsque Paris aura définitivement perdu son éclat?
Les photos d’un réalisme stupéfiant publiées dans "Les Ruines de Paris" ne sont pas qu’un signal d’alarme pour réveiller une Europe en perte de vitesse: ce sont aussi une alerte inquiétante sur le potentiel de l’IA en tant que machine à mentir d’une puissance redoutable. Alors, on peut se demander si ce livre ne suscitera pas autant de controverse que celui de Carl De Keyzer. Le photographe belge de l’agence Magnum a récemment fait face à une vague de critiques après la publication de son ouvrage "Putin’s Dream", composé de photos générées par IA d’un voyage fictif dans la Russie contemporaine. Comme De Keyzer, qui avait projeté une suite au projet "Homo Sovieticus" de 1988 mais a dû renoncer à son voyage, il s’est tourné vers l’utilisation d’images produites par l’IA.
Trompe-l'œil
Le binôme français formé par Marchand et Meffre est également passé de la photographie traditionnelle à la création d’images générées par IA. Seront-ils la cible de critiques au sein de la communauté urbex pour avoir troqué leur appareil photo contre Midjourney? "Cela n’a pas fait trop de vagues: avant de lancer ce projet, nous l’avons consultée et, depuis lors, d’autres photographes ont lancé des projets IA intéressants. Cela nous a convaincus d’aller de l’avant."
Dans leurs interviews, ils comparent l’émergence de l’IA à l’arrivée de la photographie dans le domaine de la reproduction d’images à la fin du XIXe siècle, jusque là un domaine réservé de la peinture, soit l’arrivée d’un nouveau médium avec des possibilités infinies, ce qui rend les méthodes traditionnelles obsolètes et bouscule les sensibilités conservatrices. D’ailleurs, "Les Ruines de Paris" n’a rien à voir avec l’urbex classique: c’est du trompe-l’œil, des fake news. Les auteurs ont laissé des petites erreurs pour souligner qu’il s’agit là d’illusions.
On notera l’une ou l’autre perspective incohérente, certains détails flous et des éléments d’architecture qui ne correspondent pas à la réalité. Pour les monuments emblématiques de la capitale, les générateurs d’images parviennent à produire des versions remarquablement précises, en s’appuyant sur les milliers d’images bien réelles disponibles sur internet. Mais s’il s’agit de paysages urbains parisiens moins familiers, Midjourney commence à "halluciner".
Ce sont justement ces anomalies, caractéristiques de l’IA, qui trahissent l’origine artificielle de l’image. Comme pour Notre-Dame, la réplique, si crédible soit-elle, se révèle être un mensonge parfait. La vérité ne réside pas dans un compromis entre les deux, mais dans l’utilisation de Midjourney.