Pour les uns, c'est le meilleur architecte de Knokke. Pour les autres, Piet Bailyu a rempli Knokke avec des bâtiments hideux. Rencontre avec l'architecte qui a fait Knokke-Heist.
Il est un fait que, sans les cottages néo-normands et les résidences côtières de la famille Bailyu, Knokke-Heist ne serait pas Knokke-Heist. Peut-être qu’à part eux, plus personne n’a conçu de cottages anglo-normands, de villas coiffées d’un toit de chaume et d’immeubles à appartements sur la côte après la Seconde guerre mondiale.
Le grand-père Gustaaf (1898-1974) dessinait déjà des maisons, mais il est surtout célèbre pour être l’architecte de la maison communale de Heist. “C’était un bon vivant, mais il ne construisait certainement pas pour la postérité”, déclare Piet, son petit-fils. Son père Dany (1936) a profité de la bétonnite d’après-guerre qui a frappé la côte. Entre 1961 et 2001, il a construit, avec son cabinet Project Architects, d’innombrables résidences à Knokke et à Duinbergen.
"Je trouve ça parfait qu’on ne puisse pas construire n’importe quoi à Knokke."Piet Bailyu
“Il était beaucoup plus ambitieux, commercial et efficace que mon grand-père. Dans les années 60 et 70, le tourisme côtier et la construction d’appartements ont connu un essor exponentiel. Mais il n’était ni créatif ni original: il ne prêtait pas beaucoup d’attention au fait que ses bâtiments étaient déterminants pour le visage de Knokke-Heist.”
Son fils Piet (1965) s’en préoccupe-t-il, lui? “Vers 2002, au cours des premières années d’existence de mon bureau, les clients me disaient souvent: 'Piet, peu importe à quoi ressemble la façade, c’est à l’intérieur que nous vivons!' Ce à quoi je répondais invariablement que les gens qui passent devant chez vous doivent avoir quelque chose à regarder. L’extérieur d’une maison, c’est l’intérieur de la ville.”
Architecture à Knokke
Le problème de l’architecture à Knokke, c’est qu'en dépit de l'assouplissement, ces dernières années, des règles d’aménagement du territoire, il n’y a toujours pas beaucoup d’espace pour la créativité. De plus, le pouvoir des promoteurs immobiliers y est important: il y a beaucoup d’argent à gagner, même avec une architecture médiocre. “Beaucoup d’architectes n’aiment pas ces restrictions, mais moi, oui”, poursuit Bailyu.
"Ma plus grande qualité est de trouver le juste milieu entre esthétique et business."Piet Bailyu
“Je trouve ça parfait qu’on ne puisse pas construire n’importe quoi à Knokke. Ça donne aux gens qui vivent ici la certitude que leur voisin ne construira jamais rien de loufoque, qui ne s’intègre pas au quartier. Beaucoup d’architectes sont des égocentriques qui veulent se démarquer avec un bâtiment, mais, hormis l’architecte, ça n’apporte rien à personne."
"Attention, il y a des exceptions. Les maisons de l’entre-deux-guerres de Henry van de Velde et de Huib Hoste sont des joyaux audacieux auxquels le conseil communal a donné son autorisation, à juste titre: ce sont des icônes modernistes. Notre bourgmestre, Leopold Lippens, est plutôt réticent à autoriser l’architecture audacieuse. Son successeur sera-t-il plus ouvert aux nouvelles constructions qui ne s’intègrent pas ici? J’espère que non.”
Et l’architecte cite l’exemple de la proposition de l’Américain Steven Holl pour le casino sur la digue. “Un voilier abstrait, qui n’est beau que lorsqu’on le regarde depuis la mer? C’est absurde! Ce genre d’architecture, c’est un manifeste purement macho. Je suis sûr que ces architectes peuvent donner une explication poétique à leur sculpture mégalomane, mais je suis trop terre-à-terre pour ça."
"Les cottages que j’ai construits à Knokke sont-ils la plus belle architecture? Non. Se vendent-ils? Oui."Piet Bailyu
"C’est peut-être pour cela que je ne suis jamais devenu un bon architecte de concours. Je cherche un consensus entre le client, le promoteur, le conseil communal et l’urbanisme. Nos clients ne veulent pas construire des œuvres d’art, mais des bâtiments qui se vendent bien. Ma plus grande qualité est de trouver le juste milieu entre esthétique et business.”
Monument Art déco
Pourtant, en face du club de voile RBSC Duinbergen où il a appris à naviguer, Bailyu travaille en toute discrétion sur une mission spéciale: la rénovation de la Duin Residence, un monument Art déco à l’abandon. “Nous travaillons sur ce dossier depuis 15 ans, explique l’architecte. Si ça prend autant de temps, c’est parce qu’après la rénovation, les résidents actuels auront la possibilité d’échanger leur ancien appartement contre un nouveau. Et ce sont ces négociations qui traînent en longueur.”
Alors que la Duin Residence était autrefois une balise sur la Côte, elle n’est plus qu’une insignifiante petite tour parmi tous les hauts bâtiments construits sur la digue. “Nous conserverons la tour, mais elle sera encapsulée dans un bâtiment moderne, plus haut. Il est inutile de la restaurer, et je ne voulais pas construire quelque chose dans le style Art déco. Ça fait trop Walt Disney pour moi.”
Vraiment? Bailyu n’a-t-il pas souvent construit une architecture pastiche dans le style anglo-normand? Ne fait-elle pas tout autant Walt Disney? “C’est vrai, nous avons beaucoup fait ça. Est-ce la plus belle architecture? Non. Est-elle demandée? Oui. S’intègre-t-elle bien à Knokke? Oui. Se vend-elle? Oui. Il y aura de toute façon un bâtiment de style cottage sur un site comme celui-ci. Donc, si ce n’est pas moi qui le construis, quelqu’un d’autre le fera. Je préfère donc le faire moi-même, de la meilleure façon possible.”
Look brut
Bailyu ne vit pas dans un cottage neuf, mais dans une grange rénovée au look brut dans un quartier calme de Knokke, loin des mondanités du Zoute. Sols en mortier de chaux foncé, sièges en cuir, bois brut sur les murs: le genre de maison dans laquelle on a envie de se promener pieds nus toute la journée.
“Toutes les idées que j’essaie de proposer à mes clients, j’ai pu les réaliser ici. Je n’avais pas envie de murs blanchis à la chaux qu’il faut ensuite couvrir de tableaux pour que l’espace de vie ne paraisse pas trop dépouillé."
"Concevoir sa maison en prévision d’une soirée de 30 personnes, ça n’a pas de sens."Piet Bailyu
"Par exemple, nous n’avons pas de salle à manger, nous recevons nos invités tout simplement dans la cuisine. Et il n’y a pratiquement pas de portes intérieures: toutes les pièces sont reliées, même les chambres. Pourquoi les gens veulent-ils toujours subdiviser leur maison?"
"De même, nous n’avons pas de salon surdimensionné, pas de table pour seize personnes et pas de chambre d’amis. Tout cela est un gaspillage d’espace. Concevoir sa maison en prévision d’une soirée de 30 personnes, ça n’a pas de sens. Il ne faut pas penser son habitation en fonction des situations exceptionnelles.”
Pendant l’interview, deux de ses trois fils déambulent dans la maison. Ils sont en blocus, mais passent tout de même dire bonjour. L’un étudie l’architecture à l’Université technique de Delft, aux Pays-Bas, et l’autre à Saint-Luc à Gand, école dont Bailyu est sorti en 1992. “S’ils avaient su que je commencerais par dessiner des fermettes flamandes pour une entreprise de construction clé sur porte, ils ne m’auraient peut-être jamais laissé passer!”, s’exclame Piet Bailyu en riant.
Architecture commerciale
Après ses études, le Knokkois s’est d’abord rendu dans le nord de l’Italie avec un sac à dos bourré d’ambition pour offrir ses services à de grands architectes, comme Mario Botta ou Antonio Citterio. “À l’époque, il n’y avait pas encore internet. Je suis donc d’abord allé dans une école d’architecture pour y noter des adresses de stage, puis j’ai essayé d’entrer dans un grand bureau.”
Mais cela n’a pas marché et Bailyu est revenu en Belgique. Et au lieu de travailler pour un architecte italien de renom, il a commencé par dessiner des villas et des fermettes classiques pour une entreprise clé sur porte. “J’ai acheté des livres sur les anciennes fermes flamandes, et j’ai utilisé ces formes et proportions archétypales dans mes projets. Presque tous les soirs, je sortais avec les vendeurs de Belim Bouwteam (repris en 2007 par Groep Huyzentruyt, NDLR). À la longue, nous vendions deux projets proposés sur trois."
"Cette période a été un très bon apprentissage. J’ai appris à expliquer les bâtiments en langage ‘client’ et j’ai compris comment fonctionnait l’architecture commerciale. Quand les gens me demandaient une ferme, je savais qu’il ne fallait pas dessiner un bungalow. Mon avantage, c’est que je réalisais des croquis 3D très rapidement. Lors de la rencontre avec le client, j’avais souvent déjà préparé un avant-projet. Je préfère nettement faire ces croquis plutôt que de rester sur le chantier."
"Je peux les faire n’importe où: sur une vieille enveloppe, sur un coin de nappe installé sur une petite terrasse, en voyage, lorsqu’un client m’appelle pour une mission urgente. J’achète un bloc à dessin, je me commande un verre de vin et j’esquisse le projet. Non, je ne suis pas du genre à faire des dessins conceptuels abstraits ou mood boards. Je n’en comprends pas l’utilité.”
Héritage classique
Aujourd’hui, son équipe de dix collaborateurs réalise chaque année quatre à cinq maisons privées et 300 appartements, dont plus de la moitié à Knokke-Heist. Actuellement, il travaille aussi sur le nouveau siège de l’entreprise RR Interieur sur la Natiënlaan. “Mais, à terme, je voudrais m’éloigner du genre de missions commerciales que mon père faisait déjà”, déclare-t-il.
“Mon rêve, c’est d’évoluer avec le bureau, avec des missions plus complexes où architecture et paysage vont de pair. Des missions où habiter, travailler et vivre s’inscrivent dans une vision globale. Je voudrais créer des bâtiments qui ont un sens pour l’environnement. Si je ne me renouvelle pas, je n’irai pas plus loin. Ce sera le dernier chapitre de ma carrière.”
A-t-il déjà envisagé de quitter Knokke-Heist? “Nous avons failli ouvrir un second bureau à Gand car nous avons pas mal de réalisations dans cette région. Mais je me suis rendu compte que je ne suis pas du genre à pouvoir diriger deux bureaux en même temps.”
Et ses fils? Leur garde-t-il une petite place au chaud? Devront-ils d’abord aller faire un stage en Suisse? Et saura-t-il les convaincre de continuer à dessiner dans le style knokkois? “Cet héritage classique sera toujours là. Autrement dit, mieux vaut l’avoir dans les doigts. Mon père ne m’a jamais obligé à reprendre son bureau. Je ne vais donc pas l’imposer à mes fils. Chacun est libre de faire ce qu’il veut. Tout ce que je sais, c’est que ce soir, nous allons faire du kite. Nos meilleurs moments en famille se passent sur l’eau!”