Sabato a passé la nuit dans le nord de Lyon, au Couvent de la Tourette, conçu par Le Corbusier et inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, au milieu des œuvres de Michel Mouffe.
Croyez-vous en Dieu? Si vous aviez posé cette question à l’architecte Le Corbusier, il aurait répondu: "Je suis disponible. Je suis en quête." Posez-la à l’artiste Michel Mouffe et il vous répondra: "Non, merci." Ses années au collège des Jésuites à Bruxelles l’ont conduit à renoncer à sa foi. "Mon travail a une dimension spirituelle. Je veux que mes peintures dégagent un sentiment d’humanisme."
Quoi qu’il en soit, les toiles de Michel Mouffe s’intègrent remarquablement bien au sein du célèbre couvent dominicain Sainte-Marie de la Tourette à Éveux, à 15 kilomètres au nord-ouest de Lyon. Après Anish Kapoor, Anselm Kiefer, Giuseppe Penone, Lee Ufan, François Morellet et d’autres grands noms de l’art contemporain, Mouffe est le premier artiste belge à avoir l’honneur d’exposer le fruit de son travail dans ce couvent de béton construit entre 1956 et 1960 et inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.
Ce choix artistique aurait-il convenu à Le Corbusier? "Il ne voulait aucune œuvre d’art au couvent de la Tourette: il considérait son projet comme une œuvre d’art totale à laquelle rien ne devait être ajouté", affirme Marc Chauvaux, frère dominicain et historien de l’art, responsable de la programmation artistique de ce chef-d’œuvre architectural depuis 2007. "Les temps changent, bien sûr. Le couvent est aujourd’hui beaucoup plus accessible au grand public et l’art y a trouvé sa place. Nous ne sommes ni un musée ni une galerie, mais un couvent habité. Les œuvres ne sont pas simplement exposées ici, elles s’installent et cohabitent avec les frères. Nous sélectionnons des artistes dont les œuvres entrent en résonance avec ce lieu. Certaines créations semblent même avoir été créées spécifiquement pour se trouver ici."
Se débrouiller avec des bouillottes
Il est vrai que l’harmonie entre les œuvres de Mouffe et le bâtiment est tout simplement... divine. "Corolle", une sculpture murale rouge placée entre la porte du réfectoire et la salle capitulaire, semble sortie de l’esprit de Le Corbusier: elle reprend sa palette de couleurs vives, omniprésentes dans le couvent et ses formes en spirale s’harmonisent à la perfection avec les aplats de couleur des portes intérieures.
"C’est la première œuvre que nous avons installée ici", précise Mouffe. "Quand j’ai vu ‘Corolle’ accrochée là, j’ai su que tout allait bien se passer."
Les cellules vacantes du couvent sont transformées en chambres pour accueillir les amateurs d’architecture venus en pèlerinage.
Autre exemple de cette alchimie parfaite est "Alphabet 83", une sculpture déposée juste à côté de "Corolle". Cette échelle minimaliste de six échelons a trouvé l’emplacement idéal dans le bâtiment: juste à côté de la baie vitrée iconique de l’atrium, conçue par Iannis Xenakis. Ingénieur et compositeur, le Grec a aussi travaillé au cabinet de Le Corbusier, où il fut coresponsable du pavillon Philips de Le Corbusier à l’Expo 58 à Bruxelles.
"L’œuvre ‘Alphabet 83’ a été réalisée en 1983, lors de ma résidence à la Maison Guiette, la seule habitation privée conçue par Le Corbusier en Belgique. J’ai pu y séjourner grâce à mon ami Marc Hotermans, spécialiste et restaurateur de design, qui louait la maison à la fille de Guiette", explique Mouffe. "Comme Hotermans n’y venait jamais en semaine, j’ai pu en faire mon atelier et mon lieu de résidence. Ce n’était pas très confortable: Marc n’allumait pas le chauffage et il y faisait un froid de canard. Je devais me contenter d’un poêle à charbon la journée et d’une bouillotte la nuit. De plus, la maison était très mal construite."
"Dès 1927, deux semaines après son emménagement, dans une lettre à Le Corbusier, l’artiste René Guiette se plaignait déjà des infiltrations d’eau et d’autres problèmes d’humidité. Ce à quoi l’architecte lui avait répondu: ‘Cher Guiette, je suis sûr qu’il y a d’excellents plombiers à Anvers. Bien à vous, Le Corbusier.’ En 1983, j’ai organisé ma première exposition à la Maison Guiette, avec les œuvres que j’avais réalisées sur place. La maison fut exceptionnellement ouverte au grand public pour l’occasion, ce qui a attiré une foule de visiteurs. J’ai habité pendant 18 mois dans la Maison Guiette et, malgré ses défauts techniques, je l’ai trouvée extrêmement inspirante. Tout y est conçu pour refléter l’âme. Et c’est également le cas de ce couvent."
Échelle humaine
Le Corbusier (et ses collaborateurs) a conçu le couvent de la Tourette comme une petite cité fermée, destinée à accueillir une centaine de frères. Autour du patio s’organisent les cellules, la bibliothèque, les salles de classe, le réfectoire, l’église et la chapelle. Aujourd’hui, dix dominicains y vivent. Les cellules vacantes sont désormais louées comme chambres d’hôtel, attirant des passionnés d’architecture venus admirer le dernier projet de Le Corbusier en Europe.
Passer la nuit dans une de ces minuscules chambres est une expérience de la simplicité: dans un espace de 1,83 mètres de large, 5,92 mètres de long et 2,26 mètres de haut (les proportions du Modulor de Le Corbusier) se trouvent un lavabo, un bureau, un lit et une armoire. Point. Et pourtant, on n’a pas l’impression d’être enfermé dans une boîte à chaussures, grâce à la loggia qui donne sur la nature environnante.
"Si on les observe attentivement, des portraits apparaissent sur les toiles. Plus on prend le temps, plus de détails se révèlent."
Le silence n’est pas toujours garanti, à cause de l’acoustique du bâtiment en béton qui amplifie le moindre bruit. Il est fort probable que vous soyez réveillé, comme nous l’avons été, par des visiteurs claquant la porte de leur cellule pour se rendre aux sanitaires communs situés dans le couloir. Qui donc ressentait le besoin pressant de prendre une douche à 5h15 du matin?
Quatre visites
Malgré ces petits détails insignifiants, passer une nuit au couvent est une expérience unique, car elle permet d’apprécier l’exposition de Michel Mouffe à différents moments de la journée. Par exemple, le matin après les laudes, on prend le petit déjeuner avec les frères face à une œuvre monumentale de Mouffe de 2021, "Nebel", accrochée sur le mur du fond du réfectoire. Cette toile de 226 x 592 cm reprend exactement les dimensions d’une cellule du couvent: bien que n’y ayant jamais mis les pieds, Mouffe s’était basé sur le Modulor pour cette œuvre.
Depuis, l’artiste s’y est rendu plus souvent que Le Corbusier lui-même. Il n’est pratiquement jamais venu visiter le chantier, car à la même époque, il se consacrait au projet de Chandigarh, en Inde. "Il est venu ici quatre fois", détaille frère Marc. "Une première fois pour choisir l’implantation du bâtiment dans le paysage; une deuxième fois pendant les travaux, lorsqu’il avait convié une foule de photographes et de journalistes pour immortaliser sa présence; une troisième fois pour assister à la consécration de l’église, le 20 octobre 1960, durant laquelle des larmes ont coulé sur ses joues tout au long de l’office; une quatrième et dernière visite a eu lieu après sa mort, le 2 septembre 1965, quand sa dépouille a passé une nuit ici."
"Mon travail a une dimension spirituelle. Je veux que mes peintures dégagent un sentiment d’humanisme."Michel Mouffe
"Le couvent fut alors une étape de la procession funéraire, allant depuis Roquebrune-Cap-Martin, dans le sud de la France, où il s’est noyé, jusqu’à Paris, où il a eu droit à des funérailles nationales au Carrousel du Louvre. C’est André Malraux, alors ministre de la Culture, qui a eu l’idée de cette halte à Éveux. Comme l’écrivait Paris Match ‘Les bénédictins (sic) se tenaient en ligne et ont veillé pendant toute la nuit la dépouille de Le Corbusier, l’homme qui avait construit leur couvent’. Oui, l’émotion fut grande."
La vie quotidienne n’est pas facile au couvent de La Tourette. En été, la chaleur peut être accablante et, en hiver, il y fait si froid que les frères célèbrent les vêpres dans la Salle capitulaire, un espace de prière plus petit situé près du réfectoire, plutôt que dans la grande église. "L’église est impossible à chauffer. Nous avons juste un peu de chauffage près des pieds", explique frère Marc.
Pourtant, en dépit de ces problèmes de climatisation intérieure et d’acoustique désastreuse, l’église est sublime à tous points de vue. Quand Le Corbusier vit pour la première fois l’immense porte pivotante s’ouvrir, le matin de l’inauguration, en 1960, il chuchota à l’oreille de frère Roland Ducret: "Bravo."
L’église est un impressionnant et austère espace fait de béton brut, où la lumière pénètre avec parcimonie par les ouvertures ovales du toit et les fentes colorées ouvertes dans les murs. Marc Chauvaux n’a autorisé que deux artistes à accrocher des œuvres dans ce lieu d’un dépouillement sublime: Anish Kapoor et Anselm Kiefer. Ces derniers ont engagé un dialogue a priori impossible, ce que n’a pas fait Michel Mouffe. Son "moment suprême" n’est pas dans l’église, mais sur le plan incliné qui y mène: il a accroché sept de ses œuvres parfaitement alignées, formant un chemin de croix profane. Au départ, on est face aux tableaux, mais, peu à peu, ce contact visuel se perd.
"Si on les observe attentivement, des portraits semblent apparaître sur les toiles. Plus on prend le temps de les contempler, plus de détails se révèlent", explique frère Marc. "Ce sont les portraits des républicains fusillés sous les ordres du régime du dictateur Franco sur l’île de Formentera. Tous sont devenus des ombres: tantôt leurs visages se dessinent, tantôt leurs contours s’estompent, ne laissant qu’un souvenir flou. Ils disparaissent comme des fantômes derrière un voile."
Michel Mouffe, qui a un atelier à Formentera, s’est inspiré de photos d’archives pour peindre ces victimes. "Ce sont des martyrs. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés", explique-t-il. Le dernier martyr de la série est représenté dans une subtile nuance de rose. Une couleur surprenante et peu "le corbuséenne", pourrait-on penser, mais quand l’immense porte pivotante de l’église s’ouvre, tout s’éclaire: l’œuvre est accrochée à la même hauteur qu’une fente lumineuse rose qui tranche le mur latéral massif de l’église. Un dialogue sublime entre l’art et l’architecture, à propos duquel Le Corbusier aurait certainement à nouveau murmuré "Bravo".
Michel Mouffe chez Le Corbusier, jusqu’au 23 novembre au Couvent de la Tourette à Éveux.