L’ancien promoteur immobilier Peter Galliaert a fait coup double en achetant une maison moderniste de l’architecte Richard Neutra à Los Angeles et une guest house de Paul Rudolph en Floride. Visite guidée.
Frank Sinatra ne s’est pas contenté de chanter New York, New York. Dans L.A. is my lady, il chante "I brought her my wildest of dreams and she came up with the answer." C’est la chanson préférée de Peter Galliaert, "Los Angeles is my city of lights and angels", déclare-t-il. L’ancien promoteur immobilier de Vooruitzicht a vécu au Standard Hotel West Hollywood pendant 22 ans, dans la chambre 322 avec vue sur Los Angeles et Sunset Boulevard.
"Malheureusement, ce conte de fées est fini. L’hôtel le plus génial du monde, créé par l’homme d’affaires et hôtelier américain André Balazs, n’est plus", déplore-t-il. Officiellement, le Standard a été fermé pour cause de Covid. Officieusement, parce que les nouveaux propriétaires espagnols ne parvenaient plus à payer le loyer.
"Le service, les soirées au bord de la piscine et les ‘Desert Nights’ du mercredi avec de la musique live me manqueront énormément", explique-t-il via Zoom. "Ce n’était pas un hôtel cinq étoiles, mais un endroit ultra cool avec une ambiance géniale."
Paul Rudolph
Heureusement, le Belge n’est pas à la rue: comme s’il l’avait vu venir, au cours des derniers dix-huit mois, il a acheté deux maisons modernistes, où il veut créer, à sa manière, la même ambiance qu’au Standard. "En décembre 2019, j’ai acheté, chez Sotheby’s, la Walker Guest House de l’architecte Paul Rudolph (1918-1997)."
Je la considère à la fois comme une sculpture et un pied-à-terre. Elle se trouvait en Floride, mais, comme je ne veux pas vivre là-bas, le pavillon en bois a été scié en deux sur place avant d’être transporté dans cinq camions et entreposé dans un dépôt à Palm Springs, dans l’attente de la nouvelle localisation où je voudrai le reconstruire."
Dans l’intervalle, une autre icône architecturale a croisé sa route. "En septembre, j’ai acheté une maison moderniste de Richard Neutra à Crestwood Hills, près du Getty Museum et à dix minutes de la Eames House. Elle se trouve en haut de la colline, mais Venice Beach et Beverly Hills ne sont qu’à 20 minutes en voiture. Je vous fais visiter?"
Richard Neutra
"Via Zoom, nous nous promenons dans et autour de la Sale Residence, construite pour Elsa et Robert Sale en 1960. Il s’agit d’une des maisons les moins connues de Richard Neutra (1892-1970). Cet architecte autrichien émigra aux États-Unis en 1923 pour y construire des joyaux modernistes sur la côte ouest. Galliaert n’a peut-être plus la vue sur Sunset Boulevard, mais, ici, sur la colline, les sunsets sont au moins aussi spectaculaires.
Mon attrait pour Los Angeles m’a coûté beaucoup dans la vie, y compris quelques relations.Peter Galliaert
"J’ai la dernière maison de la rangée. D’ici, j’ai une vue à la fois sur les montagnes et l’océan, à Malibu et même depuis mon lit: Neutra a prévu des miroirs à l’endroit parfait. Lorsque je suis entré ici pour la première fois, en septembre 2020, c’était comme si la maison avait été construite pour moi. J’ai tout de suite senti qu’elle avait les bonnes vibes."
"Le jardin en pente accueillera des sculptures de Richard Long, Bernd Lohaus, Aaron Curry, Tatiana Trouvé, Franz West, Kathryn Andrews et Lawrence Weiner", explique-t-il depuis sa terrasse, où il compte organiser des cours de yoga après la pandémie. "J’ai acheté une caravane Airstream que j’aimerais installer dans le jardin, pas pour la louer sur Airbnb, mais pour y accueillir des amis."
"Je vais également installer une unité de camping de l’artiste Andrea Zittel. Toujours dans le jardin, il y aura un pavillon de Jupe, une tente de glamping high-tech qui aurait dû être présentée cette année à Desert X, le festival d’art contemporain qui prend ses quartiers dans la vallée de Coachella, un événement que j’aime beaucoup."
"Et le jardin sera bientôt pris en main par Ivette Soler Gardens, les architectes paysagistes qui ont également travaillé pour l’éditeur Benedikt Taschen à Los Angeles. Ils créeront un paysage naturel plutôt qu’un jardin aux allures hollywoodiennes."
American Dream
Le réalisateur Werner Herzog a déclaré: "Los Angeles has more horizons than any other place. Look beyond the glitz and glamour of Hollywood and a wild excitement of intense dreams opens up". C’est ici que le Belge a pu réaliser son rêve américain. "J’ai toujours voulu vivre en Californie", confie-t-il.
"À vingt ans, je suis venu pour un MBA aux Claremont Colleges de Los Angeles et j’ai étudié à l’université de Californie. Mon attrait pour Los Angeles m’a coûté beaucoup dans la vie, y compris quelques relations. Mais quand on ferme une porte, une autre s’ouvre, automatiquement. En 2003, j’ai vendu mes parts dans Vooruitzicht et j’ai quitté la société."
"J’ai d’abord acheté un appartement à New York, même si je préférais la qualité de vie de Los Angeles. New York est une ville verticale, sans panoramas. Los Angeles est une ville horizontale et étendue: on éprouve un plus grand sentiment de liberté. On a la richesse de la vie culturelle d’une grande ville, mais aussi la vibe cool de l’océan. Beaucoup de grands artistes, comme Sterling Ruby, Ed Ruscha ou Paul McCarthy, ont leur atelier ici. Le climat est agréable et l’architecture mid-century, omniprésente."
"Dans ma rue, un autre joyau moderniste de l’architecte Craig Ellwood vient d’être vendu. Palm Springs, avec son célèbre cluster de ‘desert modernism’, se trouve à deux heures de route. Et puis, bien sûr, il y a les Case Study Houses, qui toutes ont été construites dans la région. Mais, malheureusement, beaucoup de bâtiments sont menacés, même sur Sunset Boulevard: c’est pour les protéger que je voudrais m’engager dans les commissions Save Mid Century et Save The Standard."
Il y a deux ans, Peter Galliaert avait déjà des vues sur une Case Study House: la Bailey House de Pierre Koenig au numéro 21 sur Hollywood Hills. Hélas, il l’a ratée de peu. "Mais je suis resté en contact avec l’agent immobilier, Crosby & Doe. Et quand cette maison de Richard Neutra a été mise en vente, en septembre 2020, il me l’a proposée et j’ai rapidement pris la décision de l’acheter."
Art et design belge
Peter Galliaert n’est pas le premier Belge à posséder une maison Neutra. L’armateur Christian Cigrang en a également acheté une à Los Angeles et l’a rénovée avec l’aide de l’architecte d’intérieur bruxellois Thibaut Van Hoorebeke. Galliaert prévoit de collaborer avec Escher GuneWardena, un bureau d’architectes californien spécialisé dans l’architecture mid-century. "L’idée est de faire classer la maison."
"La restauration est entièrement réalisée dans l’esprit de Neutra, mais avec le confort contemporain, dont des panneaux solaires dans le jardin, car, avec ce climat, le chauffage au mazout n’est pas indiqué."
Muller Van Severen va concevoir un placard pour cet espace, comme un dialogue contemporain avec Neutra.Peter Galliaert
Ceux qui connaissent les goûts du collectionneur belge savent que sa maison est un cocktail de toutes ses passions: art contemporain, design vintage, mode et photographie, sans compter les nombreuses références à l’architecture qui sont le résultat de son passé de promoteur immobilier.
L’œuvre monochrome d’Aaron Bobrow est un hommage à l’architecte Luis Barragán. Dans le salon se trouve une chaise en carton de l’architecte Frank Gehry et, au mur, on peut voir la photo de la Stahl House signée Julius Shulman. Dans le couloir, on remarque une chaise des années 30 de Rudolf Schindler, qui fut le professeur de Neutra.
On y trouve aussi un petit clin d’œil à la Belgique: une table de Claire Bataille & Paul Ibens, deux architectes belges avec lesquels il a beaucoup travaillé et voyagé. "Une édition de la marque de design Appart, que je dirigeais à l’époque avec Marij De Brabandere. Nous avons notamment produit les sièges de Robbrecht & Daem pour le Concertgebouw de Bruges. La boîte aux lettres de Suzon Ingber, que nous avons éditée, est en route pour Los Angeles. Appart était mon ‘bébé préféré’", ajoute-t-il.
Dans la bibliothèque, on peut voir un tapis coloré de Christoph Hefti, une édition du label bruxellois Maniera achetée lors de l’ouverture du flagshipstore de Dries Van Noten, ici, à Los Angeles. "Muller Van Severen va concevoir un placard pour cet espace, comme un dialogue contemporain avec Neutra."
Quand il nous montre la salle de bains, nous remarquons une œuvre de Wim Delvoye: l’empreinte d’un anus apposé sur un morceau de papier toilette en rouge à lèvres. "Ce travail aussi a une histoire", explique-t-il. "En 2000, j’ai sponsorisé Cloaca, la machine à caca de Wim Delvoye, lorsqu’elle a été exposée au MuHKA à Anvers. Mon père et mon conseil d’administration m’ont pris pour un fou. L’année suivante, j’ai accompagné Wim à New York, où il a exposé ‘Cloaca -New and Improved’ au New Museum J’ai même expliqué sur CNN pourquoi je trouvais cette machine à caca si intéressante."
Collectionneur d’architecture
La Walker Guest House de Paul Rudolph, que Peter Galliaert a achetée chez Sotheby’s en décembre 2019, ne sera pas un pavillon de jardin pour sa maison Neutra: le terrain est trop abrupt et rocailleux. D’ailleurs, le collectionneur cherche toujours un emplacement.
"Quand je l’ai achetée, elle se trouvait en Floride. Je ne savais pas où je voulais la mettre. J’ai cherché un terrain à Malibu, à Palm Springs et à Big Sur, mais là, il y a beaucoup de zones protégées. Et, dans le désert, les raccordements aux services publics sont un problème."
La Walker Guest House restera encore entreposée un temps.Peter Galliaert
"J’étais sur le point d’acheter un terrain à Pioneertown, près de Palm Springs, un endroit idéal en soi, car l’artiste Ed Ruscha vit à proximité et le collectionneur Jerry Sohn y réalise de super projets d’art et d’architecture. Les négociations sont en cours, mais la Walker Guest House sera encore entreposée pendant un moment."
Acheter une œuvre aux enchères pour la faire disparaître dans un entrepôt, c’est une pratique que l’on associe aux collectionneurs d’art plus qu’aux amateurs de maisons d’architectes. Peut-on donc officiellement qualifier Peter Galliaert de collectionneur d’architecture plutôt que de collectionneur d’art?
"Ne me qualifiez pas de collectionneur d’art, mais juste d’amateur d’art! Mon œil pour l’art a été formé grâce au collectionneur Roger Vanthournout, à l’architecte Marc Corbiau, à la galeriste Micheline Szwajcer et à la muse Hilde Bouchez. Le peintre Michaël Borremans m’a un jour décrit comme un ‘artist in living’, soit un artiste de la vie", ajoute-t-il. "J’aime l’art autant que l’architecture. La Walker Guest House de Paul Rudolph n’a pas été vendue aux enchères chez Sotheby’s par hasard: je la considère comme une sculpture habitable."
De Los Angeles à Knokke
Sauf que Galliaert ne souhaite pas y habiter: son idée est de la consacrer à des collabs, des shootings, des visites d’architecture, des projets artistiques et des événements en collaboration avec la Fondation Paul Rudolph. "Elle sera une plateforme ouverte dédiée à la créativité: un mélange d’art, d’architecture, de mode, de musique, de fun et de wine & dine. Je voudrais réunir des gens intéressants autour de cette maison. Le projet s’appellera ‘Galli-Arts by Peter’."
Un nom qui pourrait bien faire tilt après du public de Knokke. L’été dernier, en collaboration avec l’architecte Kristof Goossens (Anvers) et l’architecte d’intérieur Frederic Hooft, Galliaert a réalisé The StandArt by Peter, un projet d’espace pop-up sur la digue. Le projet Paul Rudolph en est le prolongement, de l’autre côté de l’océan.
Alors, pourquoi ne pas installer la Walker Guest House à Knokke? "J’aimerais dupliquer la maison, mais en l’équipant des techniques modernes. J’ai la licence pour le faire. En tant qu’édition limitée, la maison pourrait être exposée pendant un mois dans une galerie d’art à Londres. Ou à Sydney, où vit mon fils. Ou, qui sait, sur la côte belge. You ain’t seen nothing yet!"
Qui était Paul Rudolph?
Paul Rudolph (1918-1997) a étudié chez Walter Gropius à Harvard et fait partie des modernistes américains les plus importants de l’après-guerre. En 1958, il a conçu la faculté d’art et d’architecture brutaliste de Yale, où il enseignait. Quand un étudiant y a mis le feu, en 1969, il a ressenti "comme une mort".
Dans ses travaux ultérieurs, à partir des années soixante, il a privilégié les façades en rectangle et en carré, indépendantes du reste du bâtiment. Quand on lui demande s’il ne rend pas son architecture inutilement complexe, Rudolph répond: "L’architecture est comme la musique. Pensez-vous qu’une fugue de Bach soit trop compliquée?"