Amie et rivale d’Andy Warhol, la Japonaise Yayoi Kusama pèse de tout son poi(d)s

Andy Warhol n’aura pas profité de la Warhol mania. La Japonaise Yayoi Kusama, elle, assiste de son vivant au succès intemporel et sans frontières de son art. Elle signe même une deuxième collaboration avec Louis Vuitton.

À 93 ans, Yayoi Kusama fait toujours le poids. La Japonaise est partout. À Paris, la maison de luxe Louis Vuitton sème ses célèbres pois (polka dots) sur une nouvelle ligne de mode et d’accessoires. Cette collection “LV x YK” est en boutique depuis quelques jours. Pour la maison de luxe française, c’est de la deuxième collaboration avec l’artiste en dix ans. À Londres, la Tate Modern réitère une collaboration antérieure: dix ans après une première exposition, le musée a sorti de son dépôt deux des installations “Infinity Mirror Rooms” créées par Yayoi Kusama pour les présenter à nouveau au grand public.

Cette exposition aurait dû être terminée depuis longtemps, mais le succès est tel qu’elle est prolongée jusqu’au 2 avril et ceux qui souhaitent s’immerger dans ces pièces tapissées de miroirs doivent se dépêcher de réserver leur place. Sans oublier les œuvres exposées à Doha, Hong Kong, Tokyo... L’artiste japonaise fait un tour d’honneur sous les applaudissements du monde entier.

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Ce succès est peut-être lié à son âge: c’est maintenant ou jamais. Pour Louis Vuitton, c’est l’artiste vivante la plus célèbre, ce qui ne semble pas exagéré. La Japonaise est une star mondiale, ce qu’elle doit à l’accessibilité de son travail qui ne demande que peu d’efforts ou de connaissances pour être apprécié. Elle sème de simples pois colorés partout où ça lui chante: sur des objets, des robes, des êtres humains nus, des chevaux et, surtout, sur son propre corps.

Yayoi Kusama a été contemporaine des artistes sixties reconnus comme Andy Warhol, Roy Lichtenstein et Jackson Pollock. Dans le monde entier, les pois de Kusama sont aussi facilement reconnaissables que la boîte de soupe de Warhol. Elle est aujourd’hui la dernière représentante de la génération du Pop art et de l’action painting, deux mouvements qui ont marqué les années soixante. La différence avec les autres artistes de l’époque, c’est son grain de folie, ce qu’elle ne nie pas, au contraire: c’est sa schizophrénie qui est à l’origine de sa préférence pour les pois.

Enfant étrange

Kusama, née en 1929 à Matsumoto, au centre du Japon, était une enfant étrange. Les premiers symptômes de sa folie commencent à se manifester dès dix ans. Elle pense que les fleurs du jardin lui parlent et que le motif de fleurs rouges sur la nappe va prendre vie et envahir le sol, les fenêtres, le plafond, son corps et tout l’univers, menaçant de l’engloutir. Pour y échapper, la petite Yayoi s’enfuit à l’étage, mais les escaliers se dérobent et elle tombe. Elle s’enferme dans sa chambre et se met à dessiner de manière obsessionnelle. Elle décrit ses hallucinations comme un “auto-effacement”.

Les pois deviennent alors son leitmotiv et le resteront pour le reste de sa vie. Pas besoin de variété: des pois, encore et toujours, partout. “La répétition est le fondement de mon art”, déclarera-t-elle. “Je peignais des pois sur le corps des gens pour les faire disparaître pour les remettre dans l’univers.” Les pois sont devenus sa marque de fabrique et, aujourd’hui, plus de quatre-vingt ans plus tard, ils envahissent les sacs, les sneakers et les vêtements de la maison Louis Vuitton.

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La collection “LV x YK” – dont fait partie ce foulard – est en boutique depuis quelques jours. C’est la deuxième collaboration entre la maison de luxe française et l’artiste japonaise.
La collection “LV x YK” – dont fait partie ce foulard – est en boutique depuis quelques jours. C’est la deuxième collaboration entre la maison de luxe française et l’artiste japonaise.
©LV x YK

Kusama a quinze ans quand elle fait une rencontre troublante lors d’une balade à la campagne: elle est accostée par une citrouille. Ce sera son deuxième thème: pois et citrouilles sont omniprésents dans ses dessins, peintures, sculptures et installations.

Il faudra attendre une décennie avant que des psychiatres attirent son attention sur son état mental. Leur diagnostic a été une libération, expliquera-t-elle plus tard. Elle réalise que les citrouilles ne savent pas parler et que les pois ne sont ni la réalité ni une menace. Depuis lors, elle se qualifie de “praticienne de l’art psychanalytique”.

Pourtant, chaque jour reste une lutte. Sa santé mentale freine son ambition de devenir une artiste célèbre. Dans la culture traditionnelle japonaise, les personnes handicapées sont considérées comme inférieures. Après une formation artistique à Kyoto, elle expose au centre communautaire de sa ville natale et décore des magasins à Tokyo, mais le succès se fait attendre: elle vit dans la pauvreté la plus totale.

Yayoi Kusama est reconnue comme une pionnière féministe, un atout sur la scène artistique, soucieuse de se défaire du joug des machos.

Elle regarde alors de l’autre côté de l’océan, vers les États-Unis, où elle espère pouvoir vivre sa vie. Kusama quitte le Japon pour sa terre promise en 1957. Elle jette son dévolu sur New York qui, à ses yeux, est la capitale mondiale de l’art, mais personne n’attend cette petite Japonaise qui parle à peine l’anglais et se promène en kimono traditionnel.

C’est l’heure de gloire des artistes minimalistes, comme Frank Stella et Donald Judd. Ce dernier devient son voisin d’atelier et son amant. On la qualifiera également de minimaliste, à son grand dam: “Je ne suis membre d’aucune école, tendance ou mouvement. Mon travail est ce que je suis. Il est personnel.” Roberta Smith, critique d’art réputée, déclarait dans le New York Times: “Yayoi Kusama est une artiste qui s’intègre partout, alors qu’elle est tout à fait originale.” Elle finira donc par être adoptée par le milieu artistique de New York, car son image d’artiste tourmentée et un peu folle correspond aux clichés occidentaux.

Aujourd’hui, le monde de l’art contemporain est unanime: c’est une grande. Elle est reconnue comme étant une pionnière féministe, ce qui est un atout sur la scène artistique actuelle, soucieuse de se défaire du joug des machos, comme on a pu s’en rendre compte lors de grandes manifestations, comme la Biennale de Venise et la Biennale du Whitney à New York, qui ont enfin mis les femmes artistes à l’honneur.

©LV x YK

Tout directeur de musée qui ne veut pas être taxé de misogyne se doit de présenter le travail de femmes artistes. Yayoi Kusama s’inscrit parfaitement dans ce nouveau cadre, ce qui n’a pas échappé à Louis Vuitton. Mode féminine, féminisme politique et pionnières obstinées: les pois de Kusama incarnent ces valeurs qui séduisent les fashionistas.

Asile psychiatrique

Si la pression sociale reste au Japon, les pathologies mentales de la jeune artiste sont du voyage. Les angoisses fondent sur elle au moment où elle s’y attend le moins: un matin, à New York, en se réveillant, elle voit des centaines de pois par la fenêtre de sa chambre. En panique, elle appelle une ambulance qui l’emmène à l’hôpital où on lui conseille gentiment de demander de l’aide à un psychiatre. Ce qu’elle fait, sans grand succès: les psys freudiens de New York veulent surtout l’entendre parler de sa mère autoritaire et peu aimante, une boîte qu’elle préfère garder fermée. Elle essaie alors de vivre avec ses démons à Manhattan, mais ceux-ci ne font que croître et se multiplier.

En 1977, revenue au Japon pour quelques expositions, Kusama craque. Admise dans un asile psychiatrique de Shinjuku, elle prend une décision radicale: elle décide d’y rester pour le reste de ses jours. Elle aménage son studio au sein même du bâtiment, où elle travaille encore aujourd’hui, avec l’aide d’assistants, car depuis plus de dix ans, elle ne se déplace qu’en fauteuil roulant. Elle vit comme une ermite, retirée du monde pour se consacrer entièrement aux pois et aux citrouilles.

 Les pois de Yayoi Kusama sont aussi reconnaissables que la boîte de soupe de Warhol.
Les pois de Yayoi Kusama sont aussi reconnaissables que la boîte de soupe de Warhol.
©Modified by DALIM SOFTWARE

Prêtresse des hippies

Revenons un peu en arrière et remontons à la légendaire année 1968, marquée par la violence et l’espoir. Les manifestations contre la guerre du Vietnam se multiplient. Martin Luther King et le frère du président John Kennedy, Robert, sont assassinés et Andy Warhol est victime d’une tentative d’assassinat. Au mois de juillet, sous la houlette de Kusama, des jeunes gens se déshabillent devant la Bourse de New York: sous le regard médusé des traders, des hommes et des femmes nus se peignent des pois colorés sur le corps. Le message que l’artiste veut faire passer est dénoncer le capitalisme de Wall Street qui soutient la guerre du Vietnam. Et la nudité, déclare Kusama, est une forme d’anticapitalisme, car “la nudité est la seule chose qui ne coûte rien.”

Ensuite, la Japonaise, qui s’était déjà approprié une série de médias artistiques (aquarelles, dessins, installations...), organise une longue série de performances dans les rues de Manhattan, bloquant la circulation, ce qui donne lieu à un jeu du chat et de la souris avec la police. La presse raffole de ces hippies nus qui, mis à la Une, font grimper les tirages en flèche. Kusama, qui se qualifie de “grande prêtresse des hippies”, joue le jeu avec plaisir. Chaque happening est soigneusement annoncé par un communiqué de presse.

Un matin, en se réveillant, elle voit des centaines de pois par la fenêtre de sa chambre. En panique, elle appelle une ambulance.

À première vue, il semble incompréhensible que cette militante anticapitaliste veuille aujourd’hui collaborer avec la maison de luxe Louis Vuitton et pourtant, il y a un point commun entre ces deux extrêmes: la mode. Les pois de Kusama sont un concept qui ne demande qu’à s’emparer des vestiaires, ce que l’artiste avait déjà compris dans les années 60, quand elle a ouvert une boutique sur la Sixième Avenue.

Et le grand magasin Bloomingdale’s de New York avait installé un “Kusama Corner” qui proposait – what else? – des robes à pois. Quarante ans plus tard, la Japonaise collabore avec son compatriote le designer Issey Miyake et avec Lancôme pour le lancement d’un parfum. À l’instar d’Andy Warhol, elle décline ses idées artistiques dans des produits de consommation grand public et touche ainsi des millions de fans et de dollars.

L’installation “Chandelier of Grief”, Yayoi Kusama (Tate Modern).
L’installation “Chandelier of Grief”, Yayoi Kusama (Tate Modern).
©Yayoi Kusama Chandelier of Grief 2016/2018 Tate Presented by a private collector, New York 2019 © YAYOI KUSAMA Courtesy Ota Fine Arts and Victoria Miro

Philosophie artistique

Les maisons de mode continuent à faire appel à elle, malgré son internement en asile psychiatrique. En 2012, Louis Vuitton a sponsorisé les installations “Mirror Rooms” de la Tate à Londres et l’exposition du Whitney Museum à New York. La même année, Marc Jacobs, alors directeur artistique de la mode femme pour Louis Vuitton, présente une collection conçue en collaboration avec Yayoi Kusama. Dix ans plus tard, son idée est réactualisée via une nouvelle collection LV x YK.

Pour la grande prêtresse des hippies, la maison de luxe Louis Vuitton n’est pas l’ennemi, mais une plateforme pour présenter une dernière fois son nom et son travail au monde entier. “Notre collaboration, il y a dix ans, a suscité un vif intérêt. Je considère ce projet également comme une opportunité de partager avec le monde entier ma philosophie artistique et ma pensée.”

La sculpture monumentale “MIA”, Yayoi Kusama (Doha).
La sculpture monumentale “MIA”, Yayoi Kusama (Doha).
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