Pour son mariage, les amis du directeur de Bozar lui ont offert des arbres à planter pour le ‘Troisième Paradis’, une œuvre de land art de Michelangelo Pistoletto installée dans son domaine à Gooik.
“Quelqu’un a-t-il encore besoin de bottes?”, demandent Paul Dujardin et son épouse, Lydia Desloover, en enfilant leurs bottes en caoutchouc. Heureusement, par cet orageux dimanche matin, il y a une paire de réserve. Nous nous sommes rendus dans le Pajottenland pour admirer le "Troisième Paradis" une installation de land art de l’artiste italien Michelangelo Pistoletto, aménagée dans le jardin de la maison de campagne que le couple possède à Gooik.
Bien qu’on n’associe pas directement le chemin du Paradis à des prairies, un bon vent (7 Beaufort), de vieux saules têtards et des chaussettes mouillées, le mauvais temps est vite oublié lorsque le directeur de Bozar et nous raconte ‘son’ Pistoletto.
“Quand nous nous sommes mariés, il y a deux ans, nous n’avons pas demandé de cadeaux, mais une contribution libre pour acheter des arbres”, explique Dujardin. “Ces arbres ont été plantés il y a un an en formant trois cercles, symbole du Troisième Paradis. Pistoletto viendra inaugurer l’installation le 13 octobre, jour de notre anniversaire de mariage. Dans l’intervalle, je vais personnaliser tous les arbres et accrocher des nichoirs partout.”
Land art à la Pistoletto
C’est en 2003 que le mondialement célèbre pionnier italien de l’arte povera, Michelangelo Pistoletto (86 ans), a imaginé le concept et le symbole du Troisième Paradis, une adaptation du signe mathématique de l’infini (une ligne continue qui se croise et forme deux cercles sécants, comme un 8 couché).
Dans le Troisième Paradis, la même ligne configure trois cercles sécants au lieu de deux. Le cercle de gauche représente la nature, celui de droite, le monde artificiel créé par l’homme avec la technologie et la science. De ces deux cercles émerge celui du milieu, le Troisième Paradis, où l’homme et la nature fusionnent durablement.
"On ne peut pas aménager un Troisième Paradis sans autre forme de procès. Ceux qui l’envisagent doivent d’abord nous écrire afin d’obtenir une autorisation."Giuliana Setari
“Le mot ‘paradis’ vient du persan et signifie jardin, un lieu protégé des rigueurs et des dangers de la nature par le biais de l’artifice”, écrit Pistoletto dans son manifeste. “Nous vivons dans le paradis artificiel que nous nous sommes créé; un paradis qui a débuté dès que les êtres humains ont commencé à se détacher de la nature en développant l’intelligence inventive."
"L’architecte du premier paradis est la nature. Au contraire, le créateur du deuxième paradis, c’est l’humanité même qui, par sa connaissance, a acquis sur le monde un pouvoir si efficace qu’il s’avéra destructeur, au point de contredire l’idée même du terme ‘paradis’."
"Il est donc évident que l’on ne peut revenir au stade du premier paradis: il s’agit de dépasser le deuxième paradis en devenant les jardiniers du prochain, soit le Troisième Paradis, qui nous fait pénétrer dans l’ère de la responsabilité en mettant à profit l’âge de la connaissance.”
Eco-site coopératif
Ce qui tombe bien, car Dujardin et son épouse ont tous les deux la main verte. Le directeur de Bozar est, depuis des années, membre de la Société belge de dendrologie, présidée par Philippe de Spoelberch, connu pour son magnifique arboretum à Wespelaar-Tildonk. En collaboration avec l’organisation "Regionaal Landschap Pajottenland & Zennevallei", il s’emploie depuis vingt ans déjà à réaménager la nature autour de sa ferme-château du XVIIIe siècle et, dans la mesure du possible, telle qu’elle était à l’origine.
“Je me base sur la carte de Ferraris du XVIIIe siècle, sur laquelle la ferme-château apparaît déjà”, précise-t-il. “En 2019, nous avons complètement réaménagé la drève disparue, qui allait de la ferme à l’église, et l’avons plantée de tilleuls. Cette drève mène à l’entrée d’origine du domaine, qui passe par la porte arrière."
"Nous sommes également en train de réaménager les digues, en nous basant sur les cartes anciennes ainsi que sur un vieux saule têtard qui s’y trouvait toujours. Et nous restaurons le verger. Vous pourrez bientôt venir goûter mon jus de fruits maison!”
"Il y a une sorte d’éco-activisme dans le Troisième Paradis. C’est donc très actuel"Paul Dujardin
Dujardin s’est marié il y a deux ans seulement, mais les travaux dans les bâtiments et le jardin avaient commencé bien avant. L’idée de départ a toujours été de transformer le domaine en éco-site coopératif. “Notre jardin potager est aménagé en permaculture, nous allons transformer le verger en forêt alimentaire, nous voulons installer une zone de semis et il y aura un pré fleuri pour les abeilles”, explique son épouse.
Pieter Bruegel l’Ancien
Le jardin deviendra un véritable écosystème, où tout sera en constante évolution et dans lequel chaque élément naturel aura son importance. "L’objectif est que la nature s’entretienne d’elle-même. Bien que j’aie un peu sous-estimé ce point: un arbre représente pas mal de travail.”
Une philosophie circulaire qui a également séduit le célèbre artiste italien. Quand le couple lui a présenté l’idée d’aménager un Troisième Paradis dans leur prairie, il a été tout de suite enthousiaste. “Le Troisième Paradis est la symbiose de l’art, de la nature, de la science et du paysage. Le travail porte sur la recherche par l’homme d’un équilibre durable avec la nature. Il y a une sorte d’éco-activisme dans tout ça. C’est donc très actuel”, explique Dujardin.
“Ce qui est bien, c’est que l’installation de land art est ouverte au public”, poursuit-il. “Un sentier de promenade longeant notre ferme-château mène au Troisième Paradis, en plein dans un paysage vallonné comme Pieter Bruegel l’Ancien en représentait. Tout le monde peut venir le voir. Et les baies de tous les arbres et arbustes indigènes sont comestibles, pour les êtres humains comme pour les animaux.”
Le Troisième Paradis autour du monde
Le symbole universel du Troisième Paradis a déjà été réalisé sur environ 1.200 sites dans le monde. Pas uniquement avec des arbres et des arbustes; il a parfois aussi été composé avec des vêtements de seconde main, des couples de danseurs, des découvertes archéologiques, des collines herbeuses, etc. Le symbole a même voyagé dans l’espace grâce à l’astronaute italien de l’ESA, Paolo Nespoli. Et un œil attentif remarquera que le symbole est également gravé sur le cadran de la montre du directeur de Bozar.
“On ne peut pas aménager un Troisième Paradis sans autre forme de procès. Ceux qui l’envisagent doivent d’abord nous écrire afin d’obtenir une autorisation”, déclare Giuliana Setari, présidente bruxelloise de la Fondation Pistoletto, qui s’est également rendue chez les Dujardin, à Gooik.
“Les dimensions ne sont pas prédéfinies, comme pour une œuvre de Sol LeWitt, mais les cercles extérieurs doivent être de même taille. Lors d’une réunion, j’ai proposé à Pistoletto de demander une rémunération, au profit de la Fondation, mais il a refusé. Avec pertinence: il souhaite que ce symbole soit diffusé le plus largement possible dans le monde. Pour lui, le Troisième Paradis est un projet ouvert et participatif.”
“Pistoletto ne fait pas de l’art pour que cela soit accroché aux cimaises d’un musée ou sur les murs d’une maison. Il ne s’agit jamais de décoration ni d’esthétique à l’état pur, mais d’art qui pénètre le plus profondément possible dans la société. C’est pourquoi il est aussi très positif que ce jardin soit ouvert au public. Ce n’est pas un paradis privé.”
De Cittadellarte à Bozar
Paul Dujardin entretient un lien de longue date avec Pistoletto. Sous sa direction, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles est devenu un lieu où musique, architecture, cinéma, danse, art et performance interagissent entre eux et avec l’environnement.
Cette idée holistique est proche de la Cittadellarte de Pistoletto à Biella, dans le Piémont, une région du nord de l’Italie: il ne s’agit pas d’une "école d’art" classique, où l’on apprend à peindre et à sculpter, mais d’un lieu où l’on fait le lien entre art et société.
“Un laboratoire composé d’experts et de chercheurs dans les divers domaines du tissu social, fondé en 1998 dans le but d’inspirer et de transformer la société de manière responsable”, ainsi que l’exprime Pistoletto dans son manifeste.
“Il ne se passe pas une année sans que je ne suive un séminaire à Biella. Ses tables sont faites selon le symbole du Troisième Paradis”, reprend Dujardin. Chaque année, le 18 décembre, Bozar célèbre le ‘Rebirth Day’, la fête que Pistoletto a instaurée pour la ‘renaissance de la société’."
"Dans ses idées sur l’architecture, il travaille également sur la renaissance et la régénération. Les murs de son habitation-atelier de Biella, installée dans une ancienne usine textile, sont recouverts d’un mélange de paille et d’un produit résiduel de la culture du riz. Ainsi, rien ne se perd.”
«Le sentier de promenade qui longe notre ferme-château mène au Troisième Paradis. Tout le monde peut venir le voir.»Paul Dujardin
Actuellement, Dujardin applique également ce principe écologique à la finition intérieure de sa bibliothèque, qui sera installée dans une cabine électrique de l’après-guerre, à l’avant de sa ferme-château.“Ce volume en briques aurait dû être démoli, car il n’était plus du tout fonctionnel. Mais, j’ai trouvé que ce bâtiment était intéressant, et qu’il fallait lui donner une nouvelle affectation. À terme, j’aimerais également que le voisinage puisse aussi accéder à ma bibliothèque, pour la partager.” Voilà une idée qui aurait pu venir de Pistoletto.