Pour voir les graffitis d’animaux de ROA dans la vie réelle, il faut partir en ‘spraycation’: son bestiaire est dispersé de Gand à Séoul, en passant par la Tasmanie et l’Amérique. Cependant, on peut admirer les animaux géants en noir et blanc du street artist belge dans notre pays aussi. En effet, ROA a estimé que le temps d’une monographie était venu. Et d’un entretien avec Sabato. "Il m’arrive de sur-sprayer un travail à plusieures reprises sur la journée."
"Oui, on m’a déjà tiré dessus. J’avais été invité par un type à venir peindre à South Central, un quartier de Los Angeles connu pour ses ‘gangstars’. Là-bas, si on peint sur le graffiti d’un gang, on peut se faire tirer dessus. Ce type m’avait conseillé de commencer mon mural à 7 h du matinpour qu’il soit terminé à midi, au moment où les gangsters sortent de leur lit et contrôlent le quartier."
Dans les favelas non plus, il vaut mieux ne pas peindre si on ne connaît personne. "C’est un univers avec ses propres règles. Le chef de cette favela m’avait invité à venir réaliser un mural. Le coin qu’il m’avait assigné sentait la pisse et les rats. Entre les baraquements construits par les habitants, il y avait de minuscules ruelles où l’on vendait des armes et de la drogue."
"Quand j’ai commencé sur mon mur, de jeunes gars sont directement venus me menacer. Mais dès qu’ils ont compris l’objectif, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Ces gars ont même été chercher des tables, des chaises et de la bière. En un rien de temps, c’était la fête! Un super souvenir."
Cinq continents
Des favelas brésiliennes à l’outback australien: en dix ans, l’artiste de rue ROA est devenu mondialement célèbre avec ses animaux surdimentionnés en noir et blanc. Il était donc grand temps pour lui de regrouper ses travaux dans une monographie de plus de 350 pages, ‘ROA Codex’.
"J’ai attendu d’avoir peint suffisamment d’espèces animales des animaux partout dans le monde. C’est pourquoi le livre n’est pas structuré chronologiquement, mais géographiquement. ‘No photo, no train’, dit-on parfois dans l’univers du graffiti: il arrive qu’une photo soit la seule trace d’une œuvre disparue."
"Ensemble, toutes ces images forment un récit de voyage cohérent. Le livre est une manière de clôturer une période: je continue mon œuvre, mais il me semble impossible pour les prochains dix ans de continuer à la même cadence et, disons, trois vols par semaine pour terminer trois grandes peintures murales par semaine."
"À treize ans, j’ai eu ma première bombe de couleur. J’ai tout appris dans la rue et dans les livres sur les artistes."
ROA s’y tient depuis une décennie, mais en parcourant son ‘Codex’, quatre lois fondamentales s’en dégagent nettement. Un: il ne se répète jamais. Deux: il fait rarement des éditions, ne collabore aps avec de grndes marques et ne peint ni faune, ni rayons X, ni squelettes sur commande. "95% de mes murals n’étaient pas rémunérés. Parfois, j’étais nourri et logé, parfois mon matériel ou mon billet d’avion étaient sponsorisés. C’est tout. Je peins ce que je veux", déclare-t-il. Trois: il ne représente jamais d’humains. "Sauf dans mon clip d’animation pour U2 ‘Sleep Like a Baby Tonight’ de 2014, pour lequel j’ai fait les dessins. On ne le retrouvera pas dans le livre, car il ne reprend que des oeuvres d’art et des peintures murales." Quatre: dans chaque pays, il peint uniquement des espèces animales locales. "J’ai toujours voulu peindre des éléphants, mais cela n’était possible ni à Gand, ni à New York. J’ai donc dû aller en Afrique ou en Asie!"
Pourtant, le travail de ROA n’est ni un zoo vertical, ni une leçon de biologie d’un ‘naturaliste urbain’. Ses réalisations sont toujours axées sur les animaux et leur relation complexe avec le lieu où l’artiste les peint. À Richmond, aux États-Unis, il a peint un aigle américain touché par une flèche amérindienne près de l’endroit où reposent les premiers présidents américains. "À Linz, en Autriche, une ville où l’on produisait beaucoup de produits chimiques et d’acier pour les nazis, je ne pouvais tout de même pas peindre un gentil petit lapin sur une usine! Comme c’était un mur compliqué avec une drôle de protubérance, j’y ai peint un capricorne scié en deux."
À Phnom Penh, la capitale du Cambodge, ROA a peint une luciole -symbole local du bonheur- grandeur nature sur une école où l’ONG Skateistan a construit son skate park pour enfants. "J’ai peint lle bout de leur abdomen avec de la peinture fluo, pour que les enfants s’orientent dans l’obscurité." Et en Nouvelle-Zélande, il a peint un moa, une autruche géante dont la race s’est éteinte il y a 600 ans, chassés par les premiers humains arrivés sur place. Ce qu’il nomme : un graffiti comme une statue au soldat inconnu.
Héron mort
ROA n’est pas le Banksy belge. Avec lui, pas de mystérieux chichis avec des lieux d’interview secrets, des numéros de téléphone masqués ou des portraits anonymes en sweat à capuche. Quand on serre la main à ROA, il se présente par son nom. Les jeux du chat et de la souris avec les médias, c’est pas son genre. "Je voudrais avoir la paix. Il s’agit d’art, pas de moi." Il poursuit: "Enfant, j’étais déjà fasciné par les animaux. Je rentrais souvent à la maison avec des squelettes ou des os que j’avais trouvés. Pendant mes humanités artistiques, je n’étais pas un élève brillant. La vie était semée d’embûches, mais c’était et ça reste la meilleure école."
Au lieu d’étudier, ROA préfère traîner dans les rues avec des skaters, des rappeurs et des graffeurs. "J’ai eu ma première bombe aérosol à 13 ans. J’ai tout appris dans la rue, et dans les livres d’art. Plus tard, j’ai suivi des cours de dessin anatomique, des ateliers graphiques et de sérigraphie. C’était l’époque de Madonna, de Keith Haring et du hip-hop. À Gand, la scène du graffiti était extrêmement limitée."
"Même si on travaillait sous des pseudos et dans des styles différents, tout le monde connaissait tout le monde. Sous le nom de ROA, je ne faisais que de grands animaux en noir et blanc. C’était le résumé parfait de mon intérêt pour la biologie, l’anatomie, l’art et du milieu du skate dans lequel j’évoluais."
"Pourquoi peins-tu là où personne ne va?", lui ont demandé ses amis quand il s’est mis à peindre sur des murs d’usines désaffectées. Pour ROA, c’était le ‘crime parfait’: dans ces bâtiments délabrés, il pouvait faire autant de recherches qu’il voulait. "C’était l’aventure et personne ne me voyait en train de peindre. Grâce à mes animaux, ces bâtiments délabrés sont devenus une oasis où la vie est revenue", déclare-t-il.
En 2009, il peint son premier animal géant sur le site Interbeton des docks de Gand. "Le silo était super haut, mais comme je n’avais pas de plate-forme de travail en hauteur, je devais utiliser les escaliers et les portes existantes pour peindre mon animal sur le mur: un héron mort, suspendu comme dans une nature morte de chasse."
Bombes à clous
La même année, ROA a percé grâce à un explorateur urbain qui était entré dans une usine gantoise pour réaliser une vidéo et qui s’est retrouvé face à des peintures géantes d’animaux de ROA sur les murs. "Il a posté sa vidéo en ligne. Et le grand blog de street art, Wooster Collective, l’a repris. Je n’avais pas l’idée de publier ce carnet de croquis emmuré, car ce n’était qu’une grande expérience. mais grâce à cet explorateur urbain, l’international s’est intéressé à moi. En un rien de temps, la vidéo a engrangé énormément de vues", se souvient ROA.
Même à Londres, où le street art faisait déjà sensation, les gens se demandaient qui était cet ‘animal guy’. "J’avais trouvé mon style et je postais systématiquement tous mes nouveaux travaux. Presque tous les jours, il y avait quelque chose de nouveau. Partout où j’allais, en Belgique ou à l’étranger, je recherchais des murs.
"Le street art est devenu un courant mainstream et commercial. Les artistes font l’objet d’expositions solo dans des galeries chic."
En général, c’est moi qui finançais mes voyages.Je débordais d’énergie et j’avais plein d’idées. J’étaias dans un momentum où rien ne pouvait m’arrêter. C’est devenu un sport: je me disais que si je ne réalisais et ne revendiquais pas mes idées rapidement, quelqu’un d’autre les prendrait. Parfois, je repeignais mon propre travail plusieurs fois par jour: par exemple, j’ai fait un time-lapse d’un lièvre mort, qui se décomposait un peu plus chaque heure, jusqu’à devenir un squelette."
Dès 2009, peu après la vidéo virale, ROA est sollicité à Paris, Londres, New York et Los Angeles. À Londres par exemple, il a peint une grue -porte-bonheur pour la communauté bengalie de Brick Lane, en souvenir de l’endroit où, en 1999, des attentats à la bombe à clous avaient eu lieu.
Pure evil
Au cours de cette période, le monde des musées s’est aussi intéressé à lui -le travail de ROA a été exposé en 2011 au MOCA de Los Angeles en 2011, pour ‘Art in the Streets’ - et hors du cercle des galeries. "Le premier à m’avoir donné une chance, c’est le galeriste de Pure Evil à Londres. C’est pourquoi le livre est dédié à sa fille Bunny, ma filleule, qui est malheureusement décédée inopinément il y a quatre ans. Elle avait cinq ans", explique ROA.
"J’ai spontanément accepté des expositions dans des galeries, car je trouvais que c’était un défi par rapport à mon travail mural. Mais rien n’était vendable. À cette époque, je ne voulais absolument pas faire d’éditions ni de travaux sur toile, car c’était trop évident. J’ai donc cherché des déchets de construction ou des vestiges industriels dans des usines désaffectées ou aux puces sur lesquels je pouvais faire des installations murales et des œuvres d’art.
J’ai toujours évité de faire des multiples parce que je trouve qu’une peinture originale est plus puissante. Sur une pochette de disque, un skate pour Skateistan et un roman de Nick Cave mon travail est représenté bel et bien, mais ce sont des exceptions. LA collaboration avec des grandes marques commerciales ou avec MTV, j’ai refusé par exemple. Une oeuvre est un bébé que l’on veut protéger pour qu’il puisse bien grandir."
Pas d’erreurs
"Ce livre me permet de clôturer un chapitre de ma vie: je poursuis mon oeuvre, mais il me semble impossible d’aujourd’hui faire trois peintures géantes sur des murs aux quatre coins du monde."
Soyons clairs: ROA n’est pas un collectif. Il peint seul. Si nécessaire, sur une plate-forme de travail de 45 mètres de haut. Toujours à main levée, directement sur le mur. En général, sans esquisse préparatoire.
"L’idée d’un dessin naît généralement sur place, lorsque l’architecture présente des éléments intéressants. J’aime intégrer des morceaux d’escaliers, de portes, de fenêtres ou de toits dans la composition, si bien que chaque animal est spécifiquement adapté au mur où il se trouve. Je travaille aussi sans couleur de fond, ce qui signifie que je n’ai pas droit à l’erreur. Si je fais une ligne de trop sur un mur, je ne peux plus la corriger."
Le street art est devenu un courant mainstream et commercial. Les artistes de graffiti font l’objet d’expositions solo dans les galeries chic. Des festivals sont organiséspour faire du city marketing. Et les développeurs de projets qui veulent démolir un bâtiment invitent des street artists pour le vernis trendy.
"C’est logique qu’à un moment donné, la qualité quitte l’underground et devienne commerciale. Il n’y a rien de mal à ça. Mais la scène est complètement différente du début 2000. Les sommes que les jeunes obtiennent aujourd’hui, je ne les ai pas souvent reçues. Mais je ne suis pas jaloux. Je suis content de faire ce que j’aime. Banksy a tout changé, c’est grâce à lui qu’on s’est intéressé au street art. Dans 50 ans, il sera peut-être dans les livres d’histoire de l’art."
ROA Codex', éditions Lannoo, 65 euros.