20.000 mètres carrés de peintures murales. 1.500 aérosols. 27.000 photos. 24 mois de travail. L’artiste urbain belge Denis Meyers présente aujourd’hui l’ouvrage "Remember/Souvenir". Enterre-t-il ainsi définitivement son impressionant projet d’art urbain dans les bâtiments Solvay avant démolition, une œuvre titanesque qui a attiré 20.000 amateurs d’art? "À la poubelle!"
Vingt-quatre mois. Deux ans. C’est le temps qu’il avait fallu à Denis Meyers (39 ans) pour négocier son méga projet "Remember/Souvenir". Dans le siège vacant de Solvay, à Ixelles, il a réalisé sur 20.000 mètres carrés de murs la plus grande œuvre d’art urbain d’Europe. Il s’y est consacré dix-huit mois, jusqu’à la date butoir, septembre 2016. Des bulldozers ont alors démoli les lieux.
Le Bruxellois, originaire de Tournai, a ensuite attendu deux ans avant de publier un ouvrage sur l’œuvre de sa vie. Le 27 novembre prochain, il paraît enfin, tel un voyage visuel brut, fermé par du ruban adhésif. Les clichés de Sébastien Alouf, Gilles Parmentier ou Mireille Roobaert entre autres seront exposés à partir du 28 novembre dans la nouvelle Huberty & Breyne Gallery, place du Châtelain à Ixelles, avec une présentation de Meyers en personne le 6 décembre, jour du vernisage.
"J’ai utilisé 1.500 aérosols. Et 27.000 photos ont été prises, tant lors de la création que de la destruction de ‘Remember/Souvenir’. Ce livre est le ‘récit photo’ de 18 mois de travail, seul dans le froid humide. Sur le plan physique et artistique, c’était une performance plus qu’une peinture murale."
Avec ‘Remember/Souvenir’, vous avez écrit une page d’histoire de l’art urbain à Bruxelles. Était-ce votre idée dès le départ?
Denis Meyers: "Je ne voulais pas nécessairement travailler dans un bâtiment mythique où s’est écrite l’histoire économique belge. J’habitais à côté, tout simplement. Un soir, un copain y avait organisé une soirée, mais je ne m’amusais pas. Je suis donc allé explorer le siège vide de Solvay. J’ai directement senti que je pourrais en faire quelque chose. Quand, au bout de deux ans, ses propriétaires, BPI et Allfin (aujourd’hui Immobel), ont enfin accepté, mon idée était d’y travailler pendant trois mois.
Ces trois mois sont devenus quatre, puis cinq, six et finalement dix-huit. Je continuais sur ma lancée. Au bout de six mois, des gens ont tenté de me convaincre de présenter mon intervention au monde, ce qui n’était pas mon intention de départ.
Lors du vernissage, le 22 avril 2016, j’aurais déjà été très heureux avec 500 personnes, mais elles étaient 3.000 ce soir-là. Plus les 400 curieux n’ont pas pu entrer. L’asbl Arkadia voulait organiser des visites guidées pendant un week-end.
Comme la demande était énorme, on est rapidement passé à deux week-ends et, ensuite, à plusieurs visites pendant la semaine et, finalement, des nocturnes. En l’espace de deux mois, il y en a eu 200. À chaque visite, je venais saluer le groupe et lui dire au revoir. En tout, plus de 20.000 personnes sont venues voir le projet. Et pendant tout ce temps, je continuais à travailler, même lorsque la démolition avait déjà débuté. C’était surréaliste."
Découvrez l'univers de Denis Meyers en vous baladant à l'intérieur des anciens bâtiments de Solvay à 360°. Déplacez-vous dans l'espace avec votre souris.
Le travail était-il achevé?
"Non, mais presque. Je n’ai juste pas eu le temps de le terminer. J’aurais voulu peindre le toit en blanc, comme un négatif de mon intervention à l’intérieur, où j’ai fait des portraits et écrit des textes sur les murs, à partir de dessins et d’écrits de mes vieux carnets de croquis.
Le sous-sol, c’est une autre histoire: les dessins étaient beaucoup plus spontanés. Les têtes, les visages et les têtes de mort qu’on y voyait ont été créés très naturellement, sans trop de références à mes croquis. Ça ressemblait à un cauchemar. Si j’avais pu conserver une partie des fresques dans leur intégralité, j’aurait certainement choisi les caves."
La démolition a-t-elle produit la catharsis que vous souhaitiez?
"‘Remember/Souvenir’ n’a pas commencé comme un projet thérapeutique, mais il l’est rapidement devenu. Grâce à mon travail, j’ai été libéré de beaucoup de personnages et de fantômes qui hantaient mon esprit, mais tout n’a été effacé, loin s’en faut. La destruction était la seule solution. Oui, la page a été tournée.
Des gens ont ramassé des morceaux de mur ou de gyproc sur le chantier et les ont accrochés chez eux. Ils m’ont volé mon art, mais ce n’est pas grave. Cela signifie que cela les a marqués.
Maintenant, la question est la suivante: que faire avec ce livre? Le ranger dans une bibliothèque? Le brûler? Le relire de temps en temps? Comme la date de la démolition approchait, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas m’empêcher de sauver quelques parties de l’intérieur.
Une semaine avant, je m’étais réservé quelques éléments amovibles, comme des portes ou des fenêtres peintes. Dans l’intervalle, j’en ai vendu quelques-uns à des collectionneurs. D’autres se sont également retrouvés à une vente aux enchères spéciale chez Cornette de Saint Cyr à Bruxelles. Et le reste est toujours dans mon atelier, en souvenir."
‘Remember/Souvenir’ n’a-t-il pas attiré des chasseurs de souvenirs clandestins?
"J’ai sauvé de la ruine tous les éléments amovibles de l’intérieur que je voulais garder. Tout le reste, je l’ai détruit autant que possible moi-même, avec des amis. Mais, pendant la démolition, de nombreuses personnes sont tout de même entrées dans le bâtiment, à la recherche de fragments ornés de peinture. Comment est-ce que je le sais? J’avais sauvé de la démolition des pierres peintes que j’avais rassemblées en tas, le soir.
Le lendemain matin, il n’y avait plus rien. Sur les réseaux sociaux, on voit apparaître des photos de personnes qui ont ramassé des morceaux de mur ou de gyproc sur le chantier et les ont accrochés dans leur maison ou leur bureau. Ce n’est pas grave; c’est vrai, ils m’ont volé mon art, mon histoire personnelle, mais c’est un peu comme avec le mur de Berlin: beaucoup de gens rêvaient d’en avoir un morceau. Cela signifie que leur visite les a marqués."
Personne n’a tâté le terrain pour conserver intégralement ‘Remember/Souvenir’?
"Si, bien sûr, mais je ne voulais pas le mettre sous cloche. À la poubelle! Avec le livre, je laisse une trace et, surtout, je tiens à remercier les photographes, bénévoles, sponsors et amis qui ont travaillé sur ce projet. Le bâtiment continue à vivre dans l’esprit des visiteurs, parce qu’il a déclenché quelque chose chez certains d’entre eux. Je connais des gens qui ont changé de métier suite à la visite de ‘Remember/Souvenir’.
Quelqu’un qui travaillait dans le secteur financier est devenu ouvrier du bâtiment. J’ai aussi reçu une lettre d’un homme qui n’avait plus de contact avec ses frères, ses sœurs et ses parents depuis 15 ans. Après la visite, il a repris contact avec sa famille. Et je connais deux couples qui se sont formés durant les derniers jours du bâtiment Solvay, dont un collaborateur d’Immobel qui a rencontré l’architecte d’intérieur des futurs appartements de luxe qui devaient être construits sur le site. Depuis, ils ont eu un bébé."
Qu’est-ce que ‘Remember/Sou-venir’ vous a apporté, en dehors de la notoriété?
"J’ai eu de nombreuses demandes d’intervention dans des bâtiments vides similaires, mais je les refuse toutes. Donnez-moi dix ans et j’aurai de nouveau suffisamment de choses à raconter pour couvrir autant de murs! En attendant, j’aimerais que mon travail continue à évoluer: vidéo, bodypainting, typographie, projection, performance, sculpture et même expérimentations culinaires.
Quand j’étudiais le graphisme et la typographie à La Cambre, je trouvais déjà que c’était trop restrictif. Je me suis donc lancé dans des expériences avec la céramique, le product design, la sculpture, la sérigraphie, les pochoirs, les autocollants et le lettrage. En tant qu’artiste urbain, je n’étais jamais seul quand je faisais des fresques murales, comme celle que j’ai réalisée avec Arnaud Kool sur la prévention du sida au Sablon. J’ai aussi fait des collages et des pochoirs.
Et j’ai collé dans la ville des milliers d’autocollants ‘perso’ en forme de visages faits à la main. Beaucoup de ces personnages (des amis, des DJ, une ex-copine, des musiciens, la famille, des professeurs de La Cambre) sont apparus dans les fresques de ‘Remember/Souvenir’. Ils venaient des carnets de croquis que je tiens à jour depuis 1995."
Dans l’intervalle, vous réalisez aussi des projets avec des chefs. N’exploitez-vous pas votre art urbain à des fins commerciales?
"Cela fait cinq ans déjà que je travaille à des événements culinaires avec l’organisation Culinaria. Dans mon atelier, j’organise des dîners privés avec des chefs étoilés, au cours desquels je peins, je décris ou je dresse les assiettes dans un esprit de performance.
Je me sens proche des chefs: eux aussi, ils ont des dizaines d’années d’expérience, doivent s’entraîner pendant de longues heures et créer quelque chose qui suscite une émotion instantanée avant de disparaître rapidement. Mes jobs pour des entreprises ou des marques telles que Bellerose, Manalys, Vervloet, Duvel, Dandoy, Eastpak et Lee me permettent de réaliser les projets qui rapportent de l’argent."
Depuis ‘Remember/Souvenir’, êtes-vous davantage préoccupé par votre valeur marchande?
"Je m’en fous complètement. J’ai une relation complexe avec l’argent. Bien sûr, j’en ai besoin pour mon appartement, mes enfants et mes voyages. Mais, utopiquement, je voudrais vivre dans un monde sans argent. J’ai pioché des milliers d’euros dans mes fonds pour le projet Solvay. Pendant 18 mois, je n’ai rien gagné. À la longue, des gens venaient me demander comment je parvenais à survivre financièrement sans rien leur demander.
Et puis; ils m’ont prêté un peu d’argent. Grâce à la vente aux enchères chez Cornette de Saint Cyr et à une exposition dans la Galerie Macadam, j’ai pu rembourser presque tout le monde. Là, j’ai de nouveau investi beaucoup d’argent pour faire le livre. Il y a deux ans, des centaines de personnes se sont inscrites pour l’acheter; j’espère donc que ça va marcher."
Make-A-Wish, BIG against breast cancer, Think Pink, Prévention Sida… De nombreuses causes caritatives savent où vous trouver.
"Je reçois une demande par semaine. Quand je donne une œuvre, ce n’est pas seulement quelque chose qui va leur rapporter de l’argent; c’est aussi ma façon de leur dire que je crois en leur cause. Oui, c’est plus un message général qu’un simple cadeau. Quand je suis arrivé à Bruxelles, j’ai donné beaucoup d’argent à un projet d’atelier à Molenbeek.
Comme j’ai été scout, partager et participer est pour moi une valeur fondamentale. En tant qu’artiste, je pense aussi que ma mission est de faire de la ville un endroit meilleur et plus beau."
Cela n’aura pas échappé au secteur immobilier bruxellois que ‘Remember/Souvenir’ a rapporté 800.000 euros de valeur médiatique. En tant qu’artiste, n’êtes-vous pas lié?
"Pour avoir collaboré avec moi, Immobel et BPI Real Estate ont remporté en avril le Prix Caïus du mécénat culturel. Et d’autres promoteurs et développeurs de projets ont, grâce à ‘Remember/Souvenir’, revu leur vision de l’inoccupation. Avant, ils auraient trouvé impensable de prêter un bâtiment vide à un artiste, parce qu’ils les voient comme des marginaux, mais, aujourd’hui, ils réalisent que ça peut faire l’effet d’une bombe communicationnelle.
De plus, même vide, le bâtiment est chauffé, gardé et utilisé. Il y a des centaines d’artistes, de musiciens et d’asbl à la recherche d’un bâtiment pour créer ou travailler. Sans vouloir se faire l’écho d’une déclaration politique, mon projet prouve qu’une occupation temporaire peut être un levier, tant pour la commune que les promoteurs."
Vous semblez presque aussi utopique que votre grand-père, Lucien De Roeck (1915-2002), qui a conçu le logo et l’affiche de l’Expo 58 en tant que typographe et designer.
"L’Expo 58 était l’expression d’une croyance optimiste dans le progrès. Ça a dû être une période incroyable! Il y a dix ans, j’avais le sentiment d’être né à la mauvaise époque. Je n’aimais ni les ordinateurs, ni les outils numériques. Je faisais tout à la main, comme mon grand-père. Bien que l’avenir semble moins optimiste aujourd’hui, je refuse d’être fataliste. Même si j’ai aussi des hauts et des bas, je suis d’un naturel optimiste.
Sur papier, le projet Solvay était également une utopie, mais je me suis battu et j’ai réussi grâce à des collaborations avec toute une série d’artistes et de partenaires. Pendant l’Expo 58, tous les projecteurs ont été braqués sur la Belgique. Les réseaux sociaux sont les expositions universelles d’aujourd’hui."
Des artistes urbains comme Banksy s’en servent abondamment. Lorsqu’il a fait s’autodétruire son œuvre ‘Girl with Balloon’ chez Sotheby’s, à Londres, ça a explosé sur le net. Êtes-vous le Banksy belge?
"J’ai beaucoup de respect pour lui, mais je pense qu’il y a des artistes urbains plus intéressants. Son travail est aussi beaucoup plus politique et conceptuel que le mien. Et il est beaucoup plus conscient de sa valeur marchande que moi. Même s’il fonctionne dans ce circuit, sa performance de l’autodestruction est un gros ‘fuck you’ au marché de l’art.
En tant que geste, il est aussi emblématique que l’urinoir que Marcel Duchamp avait acheté chez un grossiste pour le signer et le vendre en tant qu’œuvre d’art ready-made (on sait aujourd’hui que cet urinoir emblématique n’est pas de Duchamp mais de Elsa von Freytag-Loringhoven, NDLR). En vendant ses œuvres 60 dollars dans un petit stand de vente sur le trottoir près de Central Park, à New York, il a autant écrit l’histoire de l’art que Duchamp.
Le génie de Bansky, c’est qu’il garde son art aussi accessible que possible à un large public. C’est aussi ce que j’essaie de faire."
Une œuvre de Denis Meyers est estimée entre 2.000 et 12.000 euros. Exposition à la Huberty & Breyne Gallery, du 28 novembre au 9 décembre, vernissage le 6 décembre. Place du Châtelain 33 à 1050 Bruxelles. Le livre collector (en français, néerlandais et anglais) est publié chez Meta-Morphosis. 60 euros. www.remember-souvenir.me