Pendant les années folles à Paris, le peintre Man Ray faisait des photos pour Chanel, Schiaparelli Vogue et Harper's Bazaar. Le Musée du Luxembourg à Paris met en lumière ce travail commercial méconnu.
C’était écrit: Man Ray, né Emmanuel Radnitzky, était voué à travailler dans la mode. L’artiste naît à New York en 1890. Son père est tailleur et sa mère, couturière. C’est elle qui réalise tous les vêtements de la famille. Ray senior tient à ce que ses enfants reprennent son affaire, mais Emmanuel refuse catégoriquement: il sera artiste peintre.
Pourtant, la couture le poursuivra tout au long de sa carrière: machines à coudre, fils, aiguilles, modèles, mannequins et fers à repasser émaillent son œuvre, à la manière d’un rêve surréaliste.
Surréalisme à Paris
La mode était son terrain de jeu, où il s’adonnait à toutes sortes d’expérimentations.
Ceci pourrait expliquer pourquoi ses photographies ont été publiées dans de célèbres magazines de mode entre 1921 et 1940, sauf que ce serait trop simple. Man Ray ne se sentait pas photographe, mais peintre et, en 1911, il se lance dans cette carrière, à New York. Ce n’est qu’en 1915 qu’il se met également à prendre des photos et à réaliser des films.
Au début, sans beaucoup de succès. Contrarié parce que "l’Amérique est en retard sur l’Europe en termes d’art et de littérature", il s’installe à Paris, en 1921. Il y est accueilli par Marcel Duchamp et, par son intermédiaire, entre dans le cercle des surréalistes: Brancusi, Picabia, Picasso, Breton et Dalí.
Pour gagner un peu d’argent, il réalise des photos de leurs œuvres mais, très vite, son atelier devient le lieu de rencontre des artistes et des personnalités mondaines qui viennent se faire tirer le portrait. Dont Coco Chanel: la créatrice est de profil, une cigarette à la bouche et les mains dans les poches, avec une dégaine légèrement masculine extrêmement élégante et toujours aussi actuelle.
Kiki de Montparnasse et Lee Miller
À Paris, Man Ray rencontre les femmes qui seront ses muses: Kiki de Montparnasse, Lee Miller et Dora Maar. Kiki, danseuse de cabaret, devient sa première amante, en 1921. Celle qui travaille alors comme modèle pour des dizaines d’autres peintres parisiens posera également des centaines de fois pour Man Ray.
Le résultat le plus connu de leur collaboration est sans doute "Le Violon d’Ingres" (1924), qui la représente nue, de dos sur lequel Man Ray a peint les ouïes d’un violon. Autre portrait célèbre, "Noire et Blanche" (1926), représente son visage déposé sur une table, à côté d’un masque africain qu’elle tient de la main. Cette dernière photo a été publiée pour la première fois en 1926 dans l’édition française du magazine Vogue.
Lee Miller
En mars 1927, Lee Miller (20 ans) fait la couverture de l’édition américaine de Vogue. Deux ans plus tard, l’Américaine, qui a quelques notions de photographie, arrive à Paris déterminée à devenir l’assistante de Man Ray. Elle le sera, mais deviendra aussi son modèle, sa muse et sa maîtresse, jusqu’en 1932. Elle réalise de nombreuses photos sous le nom de Ray, lorsqu’il préfère peindre. Sur ce portrait de 1930, il a peint son visage.
Vogue et Harper's Bazaar
Entre 1924 et 1928, Vogue est le premier magazine de mode à publier des portraits et des séries de mode de Man Ray. C’est loin d’être le seul: dans les années parisiennes de l’artiste, de 1921 à 1940, son travail est également présenté dans les magazines Harper’s Bazaar, Vanity Fair, Vu et Charm.
Ses photos pour les grands couturiers parisiens - Paul Poiret, Jean Patou, Madeleine Vionnet, Jeanne Lanvin, Elsa Schiaparelli et Coco Chanel - lui permettent de payer son loyer et, accessoirement, son matériel de peinture, ce qui est sa motivation principale. Pour autant, ce travail, même commercial est nourri de surréalisme et de techniques expérimentales menées dans sa chambre noire.
Elsa Schiaparelli
Elsa Schiaparelli, concurrente de Coco Chanel dans l’entre-deux-guerres, ouvre sa première boutique à Paris en 1927. Elle est proche de nombreux artistes d’avant-garde et travaille avec Salvador Dalí, Jean Cocteau et Man Ray. La robe en crêpe noire de Schiaparelli de 1936, photographiée ici par Man Ray, a figuré dans le Harper’s Bazaar de mars 1936.
Comme la rayographie, une photographie obtenue par simple interposition de l’objet entre le papier sensible et la source lumineuse, donnant des formes spectrales. Ou la solarisation, un procédé provoquant l’apparition d’un
liseré séparant les zones sombres des zones claires par une exposition à la lumière du négatif ou de l’épreuve au cours du développement.
Le Harper’s Bazaar américain apprécie particulièrement ces expérimentations. Entre 1933 et 1944, Man Ray donne libre cours à sa créativité, avant de mettre un point final à sa carrière de photographe de mode.
Peggy Guggenheim
Paul Poiret est le premier client de Man Ray dans le domaine de la mode. Poiret convainc Man Ray de se lancer dans la photographie de mode, les magazines de mode abandonnant de plus en plus l’illustration pour la photographie. Techniquement, le photographe n’est encore nulle part, et ses premiers shootings pour Poiret sont gratuits. Cependant, des personnalités célèbres posent pour lui, comme Peggy Guggenheim, dans une robe Poiret scintillante.
La photo n’est pas de l’art
Le Musée du Luxembourg à Paris est parvenu à rassembler un nombre incroyable de photos de mode originales pour l’exposition "Man Ray et la mode". Ce n’était pas gagné d’avance: Man Ray envoyait ses négatifs - des exemplaires uniques - aux rédactions, qui en devenaient les propriétaires.
"Sans Man Ray, la photographie ne serait pas une forme d’art à part entière aujourd’hui."Reinhold Mißelbeck
En les voyant ainsi, toutes ensemble, on remarque que les photos de mode de Man Ray ne sont en rien comparables à la façon dont les photographes classiques représentaient la mode - et la femme - à l’époque. La mode était son terrain de jeu, où il s’adonnait à toutes sortes d’expérimentations.
Certains clichés sont si iconiques qu’on en oublie qu’ils étaient commissionnés. Son célèbre gros plan "Les larmes" (des yeux de femme aux longs cils d’où coulent des larmes de glycérine) était une image publicitaire pour la marque de mascara Cosmécil (en 1934).
Venus maquillée
La sculpture est souvent présente dans les photographies de Man Ray. Dans certaines campagnes publicitaires, il donne parfois aussi des traits humains aux sculptures, comme cette "Tête de Vénus maquillée", une image publicitaire de 1932.
Pourtant, la peinture continue à hanter l’artiste américain. "Dans les années 1930, j’étais demandé par des agences de publicité et des magazines de mode. Mon studio était rempli de matériel photographique pour impressionner les clients, alors que les murs étaient couverts de mes peintures", écrit Man Ray dans ses mémoires. "Personne, à part les surréalistes et quelques amis, ne les regardait." La face B du succès en quelque sorte...
En 1937, Man Ray réalise un ouvrage, en collaboration avec l’écrivain surréaliste André Breton, "La photographie n’est pas de l’art". Ce titre est ironique: "Man Ray est l’un des premiers artistes à être plus apprécié en tant que photographe qu’en tant que peintre ou sculpteur", écrit l’historien de la photographie Reinhold Mißelbeck. "Sans lui, la photographie ne serait pas une forme d’art à part entière aujourd’hui."
Man Ray et la Mode, du 23 septembre au 17 janvier au Musée du Luxembourg à Paris.