Avec ‘Le Dernier Pharaon’, François Schuiten signe probablement son dernier album de BD. Il rend hommage à Edgar P. Jacobs, le créateur de Blake et Mortimer, mais aussi au Palais de Justice de Bruxelles et à sa ville, qui semble sortie tout droit de son œuvre.
Au moment de s’attaquer à un mythe comme celui de Blake et Mortimer, François Schuiten (63 ans), le créateur des Cités Obscures, de mondes fantastiques et parallèles, de scénographies grandioses comme celle du Musée du Train, s’interroge.
C’est toute la question du respect de l’œuvre qui le préoccupe. "On ne s’attaque pas impunément à un mythe comme Blake et Mortimer. Il faut être à même de poursuivre le fil, quel que soit le style que l’on adopte. Peut-on faire évoluer de tels personnages ou faut-il les maintenir dans une époque donnée? Pour moi, les figer dans les années 50, c’est un peu de l’acharnement thérapeutique…"
Car Blake et Mortimer, ce sont des mythes de la bande dessinée. Le fringant Capitaine Blake, militaire strict, agent du MI5, la moustache impeccable et son fidèle compère le Professeur Mortimer, égyptologue et scientifique pointu, la pipe planté dans sa barbe rousse, ont été crées par Edgar P. Jacobs en 1946. Ils sont devenus depuis des classiques parmi les classiques avec des récits aussi fameux que ‘Le Mystère de la Grande Pyramide’, ‘Le secret de l’Espadon’ ou ‘La Marque Jaune’.
Après le décès de leur créateur, les deux personnages ont été repris par différents auteurs dans une série qui les cantonne dans les années 50. Mais, en marge de cela, l’éditeur propose à certains auteurs de livrer leur vision des personnages dans un album unique. Ainsi, pour ‘Le Dernier Pharaon’, Schuiten s’est approprié ces personnages, les a fait vieillir, les a adaptés à son style mais, à aucun moment, il ne les a trahis.
Avec ses co-scénaristes, le réalisateur et metteur en scène Jaco Van Dormael et le romancier Thomas Gunzig, et le coloriste Laurent Durieux, il reste dans cet univers scientifique et fantastique qu’affectionnait Jacobs. Et dans lequel Schuiten a aussi toujours évolué. "C’est là que je me suis rendu compte à quel point Jacobs avait pu influencer mon travail. Cela a été pour moi la plus grande découverte de cet album. J’en étais conscient, mais pas à ce degré. J’ai été nourri très profondément par l’univers de Jacobs."
Une conjonction d’éléments
Pourtant, l’éditeur de Blake et Mortimer insiste depuis le décès de Jacobs (1904-1987) pour qu’il planche sur un Blake et Mortimer… Schuiten hésite. Ce qui le convainc? Quelques mots laissés par le créateur du célèbre duo. "Je tournais autour du pot, sans me décider. Et puis arrivent ces quelques lignes dans un carnet. C’est la trame qu’il me fallait! Ces lignes, c’était pour moi une porte qui s’ouvrait."
En trois lignes, Jacobs avait laissé un embryon d’histoire amenant ses deux personnages à Bruxelles. Tout part de là. "Ce qui m’a intéressé dans cette note, c’est qu’il voulait inscrire Blake et Mortimer à Bruxelles en mettant en scène le Palais de Justice où étaient logés les émetteurs de l’INR. Cela le fascinait."
Pour l’époque, cette démarche était incroyable. Les dessinateurs belges ne pouvaient pas jouer de leur belgitude, sous peine de se couper du marché français. Pour Schuiten, c’est l’alignement des planètes: il ne peut plus passer à côté de ce projet.
"Pour faire un livre, il faut un ensemble de conjonctions favorables. C’est un effort tellement considérable, sur tellement d’années. Une BD, c’est trois ou quatre ans de travail. Et il faut cette conjonction d’éléments que je ne suis pas sûr de retrouver de sitôt. Et si c’est mon dernier album de bande dessinée, celui-ci aura sans doute davantage de sens que les autres. Je ne sais pas ce que je peux encore apporter à la BD, donc autant terminer avec quelque chose qui me porte et me fascine", ajoute-t-il.
Pont Bruxelles-Le Caire
Pour Schuiten, le Palais de Justice est une vieille connaissance, un bâtiment quasi omniprésent dans son œuvre. Fils d’architectes, il a en outre créé la Fondation Poelaert avec l’avocat et ancien bâtonnier Jean-Pierre Buyle, pour défendre ce monument du patrimoine. Profitant des traces et des indices qui émaillent la décoration du Palais de Justice, Schuiten tire un fil entre le monument bruxellois et les pyramides égyptiennes.
"La plupart des détails existent. C’est aussi défendre le symbole qu’est la justice, et elle en a bien besoin aujourd’hui, ainsi qu’une manière de rendre hommage à la rigueur de Jacobs. Dans mes repérages dans les arcanes du Palais de Justice, j’ai essayé d’être aussi impliqué que lui, aussi précis."
François Schuiten était par ailleurs très engagé dans le projet Scan Pyramide qui vise à explorer les pyramides de Gizeh par rayonnement et qui a permis d’identifier une grande salle dans la pyramide de Kheops. "Cela confirmait cette sorte de prémonition de Jacobs dans ‘Le Mystère de la Grande Pyramide’. Je suis sûr que ce projet l’aurait passionné. Jacobs était quelqu’un, comme Jules Verne, de très en prise avec son époque, avec ses rêves, ses découvertes technologiques et scientifiques, mais aussi avec ses angoisses."
Et comme, dans le dessin original de Poelaert, le Palais est coiffé d’une pyramide, le lien entre cette œuvre pharaonique et ‘Le Mystère de la Grande Pyramide’ tombe sous le sens pour Schuiten et ses compères. "Et quand on sait que le sol de Bruxelles est très similaire à la pierre des pyramides de Gizeh, la boucle est bouclée…", s’amuse-t-il. "Ce sont ces éléments, que l’on apprend en cours de route, qui font que ces récits deviennent aussi jubilatoires!"
Mondes parallèles
Le Palais de Justice a toujours exercé une fascination sur François Schuiten. Ketje de Bruxelles, il l’a toujours connu et toujours admiré. "Pour son côté oublié, déchu, abandonné, mais dont on accepte l’état…" Schuiten fait des échafaudages, devenus indissociables de l’édifice, un élément narratif important, comme s’ils lui étaient intimement liés. "Dans le récit, nous avons enfin trouvé une explication à ces échafaudages dont plus personne ne sait l’utilité et que l’on ne veut pas enlever par peur du ridicule", s’esclaffe-t-il. "Ce Palais est le miroir de la société belge, de nos incohérences et de nos lâchetés. Un monstre formidable, signe désuet d’une Belgique puissante et visionnaire mais incapable de se gérer."
Ce Palais et ses caractéristiques - magistral, imposant, déglingué, kafkaïen -, on les retrouve dans toute l’œuvre de Schuiten. Dans ‘Brüsel’ évidemment, mais aussi dans ‘L’Archiviste’. On l’imagine dans ‘La Tour’, construction aux racines infinies. On s’attend à le voir traversé par les tubes métalliques dans ‘La Fièvre d’Urbicande’… "Il est la quintessence de tout ce que nous avons créé avec Benoit Peeters, mon co-scénariste. Il a toujours été un élément incontournable dans nos récits. C’était le lieu de passage entre des mondes parallèles. Ça fait 40 ans que je le dessine."
Au-delà du Palais de Justice, ‘Le Dernier Pharaon’, qui sort le 29 mai, est aussi une ode à Bruxelles faite à huit mains. Jaco Van Dormael et Thomas Gunzig, ses co-scénaristes, sont aussi Bruxellois que Schuiten, de même que Laurent Durieux qui l’a mis en couleurs. "C’est une manière de montrer cette ville, de la donner au lecteur. De la brutaliser pour la magnifier. C’est un sommet de l’amour-haine que nous lui portons!"
La capitale belge est à l’image du Palais de Justice, à l’image des univers et des Cités Obscures créés par Schuiten et Peeters. " La ville a ceci de particulier que l’on a besoin d’en faire des fictions pour la comprendre. Elle est tellement chaotique qu’elle est propice à l’imaginaire. Elle a d’ailleurs généré un très grand nombre de raconteurs d’histoires et ce n’est sans doute pas un hasard. Je me retrouve dans cette filiation."
Le Dernier Pharaon
Quand Dargaud propose à François Schuiten de réaliser un Blake et Mortimer en dehors de la série reprise par différents auteurs, l’éditeur lui laisse carte blanche. "J’en ai alors parlé à Jaco", raconte Schuiten. L’amitié entre Jaco Van Dormael et François Schuiten date de ‘Toto le Héros’, sur lequel le dessinateur avait travaillé.
"Il a tout de suite compris mes besoins et mes envies et, à ma grande surprise, il s’est proposé pour l’écrire avec moi et avec Thomas Gunzig, que je ne connaissais pas, mais notre complémentarité a été rapidement évidente. Jaco est un horloger du récit, d’une très grande précision. Thomas a un réel intérêt pour les aspects scientifiques. Cette collaboration avec des auteurs qui ne viennent pas du monde de la BD a été très rafraichissante."
L’histoire se passe à Bruxelles et le Palais de Justice est le personnage principal. L’édifice est mystérieusement traversé par des ondes telluriques qui anéantissent toute communication et toute technologie dans son voisinage. Bruxelles est vidée de ses habitants, coupée du monde, mise sous cloche… Mais quand ce rayonnement menace le monde, c’est le Professeur Mortimer, malgré son âge, qui détient les clés pour stopper l’enchaînement fatal.
À travers ce récit fantastique, les auteurs abordent la thématique contemporaine de la ville redevenue verte, coupée de la technologie, peuplée de migrants… En cela, ils se rapprochent de l’œuvre de Jacobs, qui tenait à être en phase avec son époque, voire avant-gardiste. "Être fidèle à l’esprit de Jacobs, c’est inscrire le récit dans notre réalité. Notre angoisse, ce n’est plus la bombe", précise François Schuiten. "Aujourd’hui, nos peurs sont l’intégration, la croissance, la désertification… Nous sommes hyperconnectés, liés à la technologie et à un grand système qui nous échappe, mais comment s’en défaire?"
Schuiten, Van Dormael et Gunzig ne sont pas passé à côté de leur sujet. Le style de François Schuiten est, comme toujours, redoutable de précision et très inventif, et magnifiquement mis en couleurs par Laurent Durieux.
‘Le Dernier Pharaon’, Autour de Blake et Mortimer tome 11, par Schuiten, Van Dormael, Gunzig et Durieux aux éditions Dargaud, 18 euros. Sortie le 29 mai en librairie. Les planches originales seront exposées à la Maison Autrique à Bruxelles à partir du 29 mai. ‘Scientifiction, Blake et Mortimer au musée des Arts et Métiers’, du 26 juin au 5 janvier au Musée des Arts et Métiers Paris.