Invader organise une immense rétrospective de ses mosaïques. Rencontre avec celui qui est passé de rebelle nocturne à chouchou de l’élite parisienne.
Merci de faire preuve d’indulgence. Cet article est supposé évoquer un artiste anonyme qui colle des mosaïques dans la ville pendant la nuit sous le pseudonyme d’Invader. Même la grande rétrospective qui ouvrira ses portes à Paris dans quelques semaines garde le mystère sur l’identité de celui qui se cache sous ce pseudonyme.
Tant ses nombreux collaborateurs que lui-même revendiquent l’anonymat, ce qui rend l’histoire d’Invader encore plus palpitante. Son nom officiel n’est pas mentionné ici, mais n’hésitez pas à jeter un œil sur Wikipédia si la curiosité vous tenaille. C’est en 1996 qu’Invader (54 ans) place ses premiers "Space Invaders" sur des murs du quartier de la place de la Bastille à Paris. Depuis, il enrichit presque chaque semaine son exposition à ciel ouvert de nouvelles mosaïques dans la capitale française, qui en compte 1.499 actuellement.
Ces mosaïques sont assemblées par lui et son équipe dans un atelier situé près de la Bastille. Le collage est effectué par le maître en personne, après le coucher du soleil: un jeu de cache-cache entre celui qui fut un punk et les patrouilles nocturnes de la police. "C’était un jeu, car personne ne prenait au sérieux une arrestation à Paris, contrairement aux États-Unis. Là, des 'vandal squads' spécialisées arrêtent les street artists qui, sans avocat, ne sont pas remis en liberté alors qu’ici, on se fait arrêter, on se retrouve en cellule, on passe devant un juge et on sort. C’est un peu comme la carte 'aller en prison' au Monopoly: juste une perte de temps et d’énergie", commente l’artiste.
Événement artistique
Ce rebelle a été adopté par l’establishment. Dans le bureau d’Anne Hidalgo, la maire de Paris, est affiché un Invader et une grande rétrospective sera inaugurée le 17 février dans les anciens locaux du quotidien Libération, où des centaines d’œuvres réparties sur neuf étages occuperont une superficie de 3.500 m². Avec l’exposition Rothko à la Fondation Louis Vuitton, c’est l’événement artistique du printemps à Paris!
"Je n’ai pas grandi avec la télé, mais avec l’ordinateur. La première fois que j’ai joué à Space Invaders, c’était sur un ferry pour l’Angleterre. Ça fait partie de ma culture." En cherchant sa voie dans le monde artistique des années 90, Invader a combiné deux univers: les vaisseaux spatiaux assaillant la Terre dans le game futuriste Space Invaders auquel il jouait enfant et la technique ancestrale de la mosaïque.
En 1998, Invader décide d’entrer dans le plus prestigieux des musées parisiens: il introduit clandestinement dix de ses mosaïques au Louvre.
Exposition à ciel ouvert
Le concept qui anime son travail artistique est à la fois simple et joyeux: chaque fois qu’on prend un café en terrasse à Paris, il y a un Invader à repérer quelque part. Le dénicher est comme visiter l’exposition à ciel ouvert d’Invader. Il fait partie de la première génération de graffeurs et de tagueurs à Paris pour qui utiliser la ville en guise de toile était une évidence: ils refusaient catégoriquement d’être enfermés dans le carcan des musées et des galeries. Pour le Parisien, les Space Invaders devaient s’échapper des écrans d’ordinateur pour vagabonder librement aux quatre coins de la ville.
Au départ, le monde de l’art ne prenait pas ces street artists au sérieux, ce qui était un sujet de frustration. En 1998, Invader décide donc d’entrer dans le plus prestigieux des musées parisiens: il introduit clandestinement dix de ses mosaïques au Louvre, qu’il colle sur les murs du musée. Même si certains fans pensent le contraire, il ne doit plus en rester un seul aujourd’hui: c’est devenu une légende urbaine comme les aime Invader.
International Space Station
Pourquoi limiter l’invasion extraterrestre à Paris? Fort de cette évidence, Invader fait une première incursion à Anvers, puis dans le reste du monde. Sur son site web, on peut suivre l’invasion de notre planète: le compteur affiche aujourd’hui 4.168 Space Invaders répartis dans 83 pays.
Chaque Space Invader est repris dans une base de données où sont référencés date, localisation, points attribués et deux photos de l’œuvre en place. L’application Flashinvaders permet de flasher chaque Space Invader croisé sur son chemin et d’ainsi accumuler des points. En flashant la mosaïque, l’application indique immédiatement s’il s’agit d’un véritable Space Invader ainsi que le nombre de points obtenus pour enregistrer le score. Aujourd’hui, avec 3.426 Space Invaders photographiés, c’est un certain Jules-Martin qui mène une liste des plus de 350.000 participants à ce petit jeu que l’on appelle aussi "les flashers".
Ce qui, au départ, était une variante du jeu Pokémon s’est transformé en véritable quête pour les fans les plus acharnés: les flashers les plus compétitifs organisent des voyages en groupe à l’étranger pour flasher le plus grand nombre possible de Space Invaders et marquer un maximum de points. Avec 1.499 mosaïques à ce jour, Paris reste l’épicentre. Bruxelles en compte 42. Cependant, une mosaïque reste hors de portée des flashers, car elle voyage autour de la Terre à bord de la Station spatiale internationale (SSI).
Il est difficile d’estimer le nombre exact de Space Invaders placés dans les rues. De nombreuses mosaïques ont disparu avec la démolition des immeubles sur lesquels elles étaient fixées. D’autres ont été décollées à coups de burin pour assouvir la convoitise des collectionneurs. En 2013, deux individus se sont retrouvés au tribunal après avoir été pris en flagrant délit de vol de ces mosaïques. Invader les poursuivait en justice, réclamant 18.000 euros de dommages et intérêts. Les juges ont cependant relaxé les prévenus, arguant que leur intention était de placer l’œuvre chez eux et soulignant ainsi que les mosaïques n’étaient pas censées se trouver là.
Depuis, Invader a perfectionné sa technique: la combinaison spécifique de ciment et de colle qu’il utilise rend extrêmement difficile la dépose de ses œuvres. De plus, les tesselles, soit les fragments qui composent une mosaïque, sont traitées pour se désintégrer si quelqu’un tente de les détacher du mur.
Banksy, l’autre invader
Ceux qui pensent qu’il est une sorte de "Banksy français" ont à première vue raison. Les similitudes sont effectivement nombreuses: tous deux sont des street artists de la même génération; tous deux sont passés du statut de rebelle solitaire à celui de chef d’équipe orchestrant tout en atelier; tous deux placent eux-mêmes leurs œuvres d’art sur les murs des villes. Leur travail s’est développé en parallèle. Le seul point commun entre Invader, Banksy et d’autres street artists importants comme Shepard Fairey, c’est leur rôle de pionnier d’un mouvement artistique qui a pris de l’ampleur.
Invader se définit comme politiquement engagé, considérant chaque mosaïque posée illégalement sur un mur comme un acte politique. Banksy va beaucoup plus loin en exprimant dans son travail des positions politiques très affirmées, que ce soit contre la monarchie britannique ou contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En 2005, pendant qu’Invader colle sa millième mosaïque sous un pont parisien, Banksy se rend à Gaza où, sur le mur de protection bâti par Israël, il peint du côté palestinien un enfant avec une échelle. Une action menée tambour battant pour éviter toute réaction de l’armée israélienne.
La relation que ces deux street artists entretiennent avec le marché de l’art est également très différente. Tout le monde connaît l’histoire de la "Fille au ballon". Petit rappel: en 2018, quand la maison de vente aux enchères Sotheby’s adjuge cette œuvre pour 1,2 million d’euros, Banksy active une déchiqueteuse intégrée dans son cadre. Cependant, le dispositif n’a pas fonctionné jusqu’à la destruction complète de son œuvre: la partie supérieure est restée intacte, contrairement à la partie inférieure. Cette action qui est une critique du marché de l’art a malgré tout eu un impact considérable.
Art et business
Même si Invader partage la méfiance de Banksy envers l’establishment artistique, il s’inspire d’une autre figure emblématique de l’art au Royaume-Uni: Damien Hirst. Les deux artistes se sont liés d’amitié et le modèle commercial du Britannique est devenu progressivement une référence pour le Français.
Durant la pandémie, Damien Hirst, fervent défenseur de la production de masse, a créé de grands tableaux représentant des branches d’arbres en fleurs. Ces 107 œuvres sont vendues 30.000 euros pièce. Il a ensuite commercialisé une série de peintures dérivées, de taille plus réduite et à des prix plus accessibles, suivies d’impressions sur papier en format poster. Actuellement, Hirst lance une nouvelle série d’impressions de fleurs proposées à 3.500 dollars l’unité. Leur nombre? Autant qu’il y aura d’acheteurs!
Ce n’est pas tout: Hirst s’est également illustré dans le domaine des NFT, où il a fait figure de pionnier. Bien que l’engouement pour les "jetons non fongibles" ait considérablement diminué, à son apogée ce marché représentait un nouveau vivier pour les amateurs d’art et les investisseurs, vivier dans lequel Hirst a réussi à pêcher de gros poissons.
Ces "invasions" de l’espace public ne sont pas à vendre, mais Invader accepte de réaliser pour chaque œuvre une réplique unique, appelée "alias", dont le prix peut dépasser les 100.000 euros.
Comme Hirst, Invader s’est laissé séduire par l’art de commercialiser ses œuvres. Sa "première ligne" reste ses "invasions" de l’espace public. Ces œuvres ne sont pas à vendre, mais Invader accepte de réaliser pour chaque œuvre une réplique unique, appelée "alias", dont le prix peut dépasser les 100.000 euros. "J’ai toujours eu un pied dans la rue et un autre dans les galeries: depuis le début, je crée également des 'alias' de pour les galeries et les musées. Bien sûr, mes mosaïques de rue ne peuvent pas être vues dans les galeries ou les musées: elles ont été créées pour la rue.' Ce qui ne l’empêche pas d’être présent dans les musées consacrés au street art, comme le MIMA de Bruxelles, qui lui a consacré une grande rétrospective en 2022.
En 2005, il lance "Rubikcubism", distinct de son travail de rue: c’est une deuxième ligne composée de petites pièces de mosaïque utilisant les Rubik’s cubes comme médium. Au début, son équipe écumait les magasins d’occasion à la recherche de ces Rubik’s cubes, mais aujourd’hui Invader s’approvisionne directement auprès du fabricant. Il réalise ainsi des portraits de Marilyn Monroe, d’Iggy Pop ou d’une personne au choix: la mère du joueur de foot Kylian Mbappé, lui a commandé un portrait de son fils.
Dans le sillage de Damien Hirst, Invader propose des éditions limitées de tirages sur papier, par exemple en séries de cinquante exemplaires. La signature d’Invader authentifie chaque œuvre et peut en augmenter significativement la valeur, avec des prix pouvant facilement atteindre les 10.000 euros. Des kits de bricolage sont également disponibles pour un peu plus de 1.500 euros, permettant à chacun de créer "son" Space Invader de 30 centimètres de large.
Une collab avec Comme des Garçons a donné naissance à une série de chemises, hoodies et sneakers labellisés Invader. Les demandes se multiplient, mais l’artiste privilégie les propositions vraiment intéressantes. Et ses projets ne sont pas toujours sérieux ni basés sur l’art: en 2011, il a fait une centaine de gaufres en forme de Space Invader. Toujours disponibles en ligne, elles se vendent 4.000 euros pièce.
Être un artiste est un métier qu’il exerce avec une équipe à rémunérer et un bilan financier annuel à dresser. Pourtant, l’esprit punk ne l’a jamais vraiment quitté. Depuis des années, il répète le même conseil: créez votre propre Space Invader. Voici la méthode préconisée par l’artiste: allez au Brico, achetez des tesselles, composez votre Space Invader et fixez-le sur un mur. Tout cela, avec la bénédiction d’Invader.
"Invader Space Station"
Du 17 février au 5 mai
11 rue Béranger, 75003 Paris
www.space-invaders.com | @invaderwashere