Magnum vient d’ouvrir une nouvelle galerie à Paris. En visant le marché de l'art, la célèbre agence n’enterre-t-elle pas le photojournalisme qui a fait sa réputation?
Petit conseil: si vous visitez la nouvelle galerie Magnum à Paris, demandez poliment si vous pouvez entrer dans la "private viewing room" à l’arrière. La directrice, Samantha McCoy, confie: "Dans cette salle, on peut voir des planches contact originales de Robert Capa, un des fondateurs de l’agence, en 1947. Mais nous avons aussi beaucoup d’autres documents d’archives importants. C’est grâce à son histoire que Magnum est ce qu’elle est aujourd’hui et la galerie veut jeter un pont entre passé et présent."
C’est ce que fait l’exposition inaugurale: McCoy présente deux séries d’images du quartier new-yorkais de Harlem. Une réalisée dans les années 60 par le légendaire Bruce Davidson, membre de Magnum depuis 1958, et l’autre, produite par Khalik Allah, nommé chez Magnum depuis 2020. Même thème, même quartier, mêmes problèmes, à cinquante ans d’intervalle.
"Le langage visuel de Bruce a toujours un impact sur les jeunes générations: on voit clairement comment il a influencé Khalik. Mais on observe aussi comment la photographie et New York ont évolué. En tant que curatrice, je voulais réunir deux séries qui n’étaient pas destinées à être présentées ensemble. Je ne sors pas les œuvres de leur contexte original: je les rends pertinentes aujourd’hui."
Forme d’art
La Magnum Gallery de Paris a ouvert ses portes le 22 octobre dernier, pendant la Fiac (Foire internationale d'art contemporain). Avec Paris Photo, c’est la première grande exposition post-pandémie du monde de l’art parisien. "Pourtant, l’ouverture d’une galerie n’était pas liée au corona", explique McCoy.
"Magnum avait depuis près de vingt ans un espace dans le BAL, dans le 18e arrondissement, mais il n’était pas conçu pour des expositions. Nous y avions installé nos bureaux et des studios pour les photographes. Nous avions inauguré une galerie à Saint-Germain en 2009, que nous avons installée au BAL deux ans plus tard. À la longue, on avait fini par oublier que Magnum avait une galerie alors qu’il y avait un réel besoin d’un nouvel espace d’exposition permettant de travailler de manière large et approfondie."
Rue Léon Frot, une double porte permet d’accéder à une cour parisienne sur laquelle donne la galerie. Le bâtiment historique abrite également une bibliothèque et des bureaux, dont la rénovation est signée par le cabinet de design d’intérieur londonien Johnson Naylor. Un choix qui n’est pas dû au hasard, car l’associée, Fiona Naylor, connaît très bien Magnum: son défunt mari Peter Marlow en était membre depuis 1986. Le photographe a été un temps président de l’agence et a fondé le bureau de Londres en 1987. "L’objectif de la galerie parisienne est de devenir un acteur crédible sur le marché de l’art. Ici, nous pouvons montrer clairement que nous existons. Nous voulons faire partie de la scène des galeries parisiennes", déclare McCoy.
"Le choix de cet emplacement est peut-être risqué, mais nous voudrions que la Magnum Gallery devienne une destination en soi."Samantha McCoy
Celle-ci est aujourd’hui principalement concentrée dans le quartier du Marais, à 20 minutes à pied de la rue Léon Frot, dans le 11e arrondissement, entre le boulevard Voltaire et le cimetière du Père-Lachaise. "C’est vrai, le Marais n’est pas tout près, mais nous ne sommes pas non plus complètement isolés. On est d’accord que le choix de cet emplacement est peut-être risqué, mais nous voudrions que la Magnum Gallery devienne une destination en soi. Nous sommes dans un quartier en plein essor."
Dans le monde de la photographie, il s’est également passé beaucoup de choses depuis les débuts de Magnum, en 1947. D’une part, la photographie est enfin devenue une forme d’art à part entière, avec son marché, ses galeries, ses ventes aux enchères, ses conseillers et ses collectionneurs. Et, d’autre part, la fin de la photographie documentaire (Magnum) traditionnelle est en vue, surtout par manque de plateformes pour publier les images.
Bien plus que la photo documentaire
Fondée après la Seconde Guerre mondiale, l’agence est devenue emblématique du photojournalisme du XXe siècle. Des magazines comme Life, National Geographic et Time, disposaient de budgets importants pour envoyer des photoreporters dans le monde entier. Certaines de ces séries sont gravées dans la mémoire collective.
Il suffit de penser au portrait du révolutionnaire cubain Che Guevara réalisé par René Burri en 1962, au reportage de Cartier-Bresson sur la mort du pacifiste indien Mahatma Gandhi en 1948, ou encore au portrait réalisé par Steve McCurry de la jeune Afghane aux yeux verts. Cette image, qui a fait la couverture du magazine National Geographic de juin 1985, est devenue une métaphore de la crise des réfugiés et du foyer de conflits que constitue aujourd’hui encore l’Afghanistan.
Le fonctionnement de Magnum est simple: l’agence compte 42 membres pouvant voter pour un nouveau candidat. Une fois sélectionné, il est nommé pendant quatre ans. Ensuite seulement, il a la possibilité de devenir membre à vie, mais cela ne signifie pas qu’il continuera à travailler dans la tradition documentaire de Magnum.
La photographe singapourienne Sim Chi Yin, par exemple, fait des performances "parlées" en plus de son travail. Antoine d’Agata réalise également des campagnes de mode et des films. Dans ses images récentes, notre compatriote Bieke Depoorter explore les limites avec la fiction: pour le projet "As it may be", elle a demandé à des passants d’écrire des commentaires sur ses photos originales. Quant au photographe Khalik Allah, il est aussi connu en tant que vidéaste.
"Lors de notre exposition inaugurale à Paris, nous exposons uniquement les photos de Khalik, mais, à l’avenir, il n’est pas exclu que nous présentions également d’autres médias, comme ses vidéos", déclare McCoy. "Magnum, c’est bien plus que de la photographie documentaire. Nous avons les images classiques en noir et blanc des pionniers, comme Henri Cartier-Bresson et David Seymour, mais nous exposons aussi des travaux beaucoup plus abstraits. Ma mission consiste à explorer nos archives et à en tirer des expositions."
Jouer des coudes
Magnum a beau être une organisation à but non lucratif qui partage ses bénéfices avec ses membres, les photographes n’ont aucun droit de vote concernant le programme de la galerie, défini par Samantha McCoy en concertation avec Nicolas Smirnoff, qui dirige la galerie londonienne. "Nicolas et moi sommes également les curateurs d’une nouvelle plateforme d’exposition numérique", déclare McCoy. "En tant que médium visuel, la photographie s’y prête très bien. Cette plateforme est destinée aux clients que nous ne pouvons pas atteindre via les galeries à Paris et à Londres."
"There’s no place like home", une exposition sur le thème de la vie privée et des espaces domestiques dans les périodes difficiles, est actuellement en ligne. Autrement dit une exposition liée à la pandémie, qui présente le travail de huit photographes Magnum, dont Bieke Depoorter, Martin Parr, Bruce Gilden, Alec Soth et Harry Gruyaert.
Avec ses galeries et ses participations à des salons (Paris Photo et Art Genève sont les prochains), Magnum booste son profil sur le marché de l’art. Faut-il jouer des coudes avec les galeries existantes qui travaillent déjà avec des photographes de Magnum? Ces derniers doivent-ils mettre fin à leurs collaborations?
"Les galeries de photos fonctionnent dans un grand écosystème unique. Une seule galerie ne peut pas tout faire. La complémentarité du travail et la communication sont essentielles. Je préfère consacrer mon temps à mon travail de galeriste plutôt qu’à imposer des exclusivités aux photographes Magnum et à leurs galeries", déclare McCoy.
John Vande Wiele expose le travail de Bieke Depoorter dans sa Galerie 10a à Otegem. "Je n’ai reçu aucun signal me signifiant que je devais y mettre fin", explique-t-il. "Aucun des photographes de Magnum ne doit cesser de travailler avec d’autres galeries s’il expose chez Magnum." Même son de cloche chez Roger Szmulewicz, propriétaire et fondateur de Gallery Fifty One et Fifty One Too à Anvers: "Nous sommes la galerie mère de Harry Gruyaert. Nous gérons ses archives, à sa demande. Nous avons créé son marché: avant, il ne vendait que quelques tirages par an. Aujourd’hui, quelques centaines. Magnum est un acteur de plus sur le marché."
Galerie Magnum, 68 rue Léon Frot à Paris. www.magnumphotos.com