À 24 ans, l’Indo- Canadienne Rupi Kaur ravit à Homère (oui, l’auteur de l’Odyssée) le titre de poète le plus vendu. Sur Instagram et dans des salles de concert pleines à craquer, des millions de fans sont suspendus à ses lèvres. Sa poésie pop n’est cependant pas exempte de controverse.
Les applaudissements sont assourdissants. Rupi Kaur monte sur scène. L’ourlet de sa longue robe fendue blanche et bleue frémit à chacun de ses pas, jusqu’à ce qu’elle s’arrête devant le micro, au milieu d’un cercle de pétales de rose parfaitement disposés.
Contrairement à Ben Howard ou Chvrches, l’Indo-Canadienne n’est pas sur la scène du Paramount Theatre de Seattle pour chanter, mais pour déclamer des poèmes. Pourtant, on a l’impression que c’est pour une pop star que se sont rassemblés les plus de 2.500 fans en délire. La salle est pleine de jeunes femmes bien habillées et les rares hommes présents sont accompagnés de leur copine.
D’une voix douce, elle se met à lire à haute voix, en se balançant sur ses escarpins blancs, les mains flottant sur des vagues invisibles.
je ne sais pas ce que c’est que vivre une vie équilibrée
quand je suis triste
je ne pleure pas je coule à flots
quand je suis heureuse
je ne souris pas je rayonne
quand je suis en colère
je ne hurle pas je brûle
l’avantage de ressentir les extrêmes c’est que
quand j’aime je donne leurs ailes
mais ce n’est peut-être pas
une si bonne chose parce que
ils ont toujours tendance à partir
et vous devriez me voir
quand mon cœur est brisé
je n’ai pas du chagrin
je vole en éclats
Clarissa, 17 ans, est assise au premier rang. Elle a dû être parmi les premiers à avoir pu se procurer un billet pour la représentation de Seattle. "Comme beaucoup de ses spectacles américains se jouent à guichets fermés, j’étais prête à acheter les billets dès que la vente serait ouverte", avoue-t-elle. Poétesse elle aussi, Clarissa admire la star. "Le travail de Rupi est super émotionnel et brut. “Sois triste”, dit-elle, et ça me donne de la force, surtout maintenant que je suis en train de vivre une rupture. Grâce à elle et à son travail, je ne me sens pas seule."
Comme la plupart des fidèles fans, Clarissa fait partie de l’armée de 3,1 millions de followers Instagram de la poétesse, dont la chanteuse Ariana Grande et le créateur de mode Prabal Gurung, qui a fait broder le poème ‘Women of colour’ sur un costume noir de sa collection printemps 2017.
D’autres fans clament qu’elle a changé leur vie et certains sont allés jusqu’à se faire tatouer ses vers sur le bras.
Génération Instagram
Ce soir, la plupart des groupies ont déposé sur leurs genoux un exemplaire de son best-seller de 2015, ‘milk and honey’ (publié en français sous le titre ‘lait et miel’). Son premier recueil s’est vendu à plus de 3,5 millions d’exemplaires. Un chiffre qui, il y a deux ans, lui a valu de ravir à l’Odyssée d’Homère le titre d’ouvrage de poésie le plus vendu. Ses livres ont été publiés dans plus de 40 langues. Après ‘lait et miel’, ‘the sun and her flowers’ sortira en français au printemps prochain aux Éditions Nil.
Rupi Kaur est immensément populaire en Belgique également. Jusqu’au mois d’août, ses deux livres en anglais figuraient parmi les trois recueils de poésie les plus vendus dans notre pays. Ses poèmes sont conçus sur mesure pour la génération Instagram. Pas nécessairement parce qu’ils s’intègrent dans le format de l’application de partage de photos, mais parce que ses poèmes aphoristiques se composent de mots et d’images simples. Cependant, ils abordent des sujets plus difficiles. En effet, la poétesse aborde des thèmes que pratiquement toutes les jeunes femmes connaissent: ruptures, femmes qui n’apprécient pas leur corps, poils et même violences sexuelles et viol.
Que l’on qualifie son travail de vulnérabilité spontanée ou de poésie ‘self-care’, la Canadienne jouit d’une popularité insensée. La jeune femme est aussi incroyablement charmante. Quand quelqu’un éternue dans le public, elle lui lance un “à vos souhaits” depuis la scène. Elle plaisante à propos d’elle-même et explique comment, en tant qu’Indienne, elle a eu la chance d’être dotée d’un unibrow (‘monosourcil’) de naissance, une chance qui s’est doublée du bonheur quand les sourcils fournis sont redevenus trendy.
Dans d’autres poèmes, elle parle des pièges des médias sociaux, de l’immigration et du fait que dans notre société, on ne parle toujours pas ouvertement et correctement de la dépression et de la santé mentale. "En partageant notre douleur et nos histoires, nous nous rendons compte que nous ne sommes pas seuls", témoigne la poétesse.
De la photo à la poésie
Quand Rupi Kaur évoque l’immigration, elle parle d’expérience. Peu après sa naissance, son père, un Indien Sikh, se réfugie au Canada dans l’espoir d’échapper à la violence sectaire qui ravage son pays. Elle a trois ans et demi lorsqu’avec sa mère, elle rejoint son père, qui exerce la profession de camionneur. La vie n’est pas rose et la famille Kaur doit déménager souvent, mais il y a une constante: l’écriture.
La jeune femme écrit des poèmes d’anniversaire pour ses amis et de jolies odes à ses béguins. Au lycée, elle se décide à présenter ses écrits lors de soirées ‘open podium’. Au début, elle publie ses poèmes sur le site de microblogging Tumblr avant de passer sur Instagram.
Rupi Kaur rend la poésie à nouveau trendy via Instagram
Sur cette application de partage de photos, elle publie des poèmes et des pensées et, ainsi, se constitue une base de fans fidèles. En 2014, contre l’avis de ses professeurs, elle publie son premier recueil sur CreateSpace, une plateforme d’auto-édition du géant de l’e-commerce Amazon.
Pourtant, ce n’est pas sa poésie qui lui vaudra une renommée mondiale, mais une photographie qu’elle prend en 2015, dans le cadre d’un devoir scolaire et qu’elle poste sur Instagram. Sur la photo, on la voit allongé sur son lit, vêtue d’un jogging gris, dos au photographe. Sur le jogging et sur le lit, deux taches de sang menstruel sont bien visibles. Choquant, estime Instagram, qui retire la photo, à deux reprises, au motif qu’elle irait à l’encontre des règles de la communauté. La Canadienne est furieuse. Le porno, ça passe, mais pourquoi un peu de sang menstruel, ce serait un problème...? "Leur misogynie fuit", écrit-elle dans un post sur Facebook. "Je ne m’excuserai pas de ne pas nourrir l’ego et la fierté d’une société misogyne qui voudrait mon corps en sous-vêtements mais qui n’est pas à l’aise avec l’idée d’une petite fuite."
Un tsunami de réactions négatives et positives s’en suit, une attention nouvelle dont elle sait tirer parti. Six mois plus tard, la maison d’édition américaine Andrews McMeel décide de rééditer son recueil auto-publié. Comme elle le dit: "Ils sont venus pour la photo, mais ils sont restés pour la poésie."
Égalité
Un deuxième recueil, une deuxième tournée américaine et une série d’articles de couverture dans des magazines glossy plus tard, Rupi Kaur est devenue ‘the queen of the Instapoets’, une génération de poètes sur Internet en plein boum. Bien qu’elle ait récemment admis avoir déjà rédigé quelques chapitres de ses mémoires, un troisième volume n’est pas encore prévu.
Tout le monde n’est pas d’avis qu’elle mérite toute cette attention. Sur Twitter et d’autres réseaux sociaux, on trouve des parodies de ses poèmes, avec quelques éléments créatifs et des éléments du quotidien. Pas de rimes, pas de majuscules, et on écrit son nom en dessous du poème, après un tiret. Un exemple de ces faux Rupi Kaur:
j’étais du jus d’orange mais tu
venais de te brosser les dents
Ces parodies sont plutôt innocentes, mais elles sont plutôt une critique de ce que d’aucuns appellent le “minimalisme banal” de Kaur. D’autres affirment par contre qu’elle a copié le style de l’instapoétesse Nayyirah Waheed. Récemment, la poétesse Rebecca Watts a écrit dans un article d’opinion très discuté qu’elle pensait que Kaur et consorts avaient quelque chose en commun avec le président Trump car, comme lui, ils sont les représentants d’un culte de la personnalité devenu incontrôlable.
"Ce n’est pas parce que votre travail a du succès qu’il est mauvais", rétorquait la poétesse dans le magazine Rolling Stone. Elle laisse sciemment couler la critique. "L’écriture, c’est comme une relation romantique avec un partenaire", déclarait-elle récemment lors d’une interview à ‘Our Shared Shelf’, le club de lecture de l’actrice Emma Watson. "Permetteriez-vous à une tierce personne d’exprimer son opinion ou d’influencer votre relation? Alors pourquoi devrais-je laisser la critique déterminer comment ou ce que je dois écrire?" Ces argument sont recevables, d’autant plus qu’elle indique qu’il y a des raisons à son style spécifique. Elle cultive l’accessibilité pour que les lecteurs qui, comme elle, ont dû apprendre l’anglais, puissent comprendre. Le fait qu’elle n’utilise pas de majuscules est une ode au punjabi, sa langue maternelle et, en effet, dans l’alphabet gurmukh utilisé en punjabi, il n’existe pas de majuscules. "Toutes les lettres sont traitées de la même manière", explique-t-elle. "J’aime cette simplicité, cette symétrie, ce côté direct. C’est une représentation visuelle de quelque chose que je voudrais voir davantage dans le monde: l’égalité."
Reste à voir si son travail génère davantage d’égalité. Ce qui est certain, c’est que l’effet Rupi ne doit pas être sous-estimé. "Autrefois, la poésie était reléguée très loin dans les librairies, à côté des toilettes", explique l’éditrice de Kaur, Kirsty Melville, dans le magazine culturel et littéraire The Atlantic. "Maintenant, elle se trouve à l’entrée. Ce changement aide tous les poètes, tant les classiques que les contemporains et tous se vendent bien."
Ce n’est pas qu’un discours de marketing. Une étude récente a montré qu’aux États-Unis, la popularité de la poésie a augmenté pour la première fois depuis vingt ans. Au sein du public le plus difficile à atteindre, les jeunes, le nombre de lecteurs de poésie a doublé. Les chercheurs pensent que les médias sociaux y sont pour quelque chose.
Broken english
En Belgique, aucune recherche similaire n’est disponible pour l’instant et les ventes de poésie n’augmentent pas encore de manière exponentielle. "Avant Rupi Kaur, j’étais en contact avec des poètes masculins plus âgés", explique une jeune femme qui est venue au spectacle avec sa colocataire et amie. "Je ne réalisais pas que les jeunes écrivaient de la poésie."
Ce qui, selon Clarissa, se produit de plus en plus grâce à Rupi. Grâce à elle, de plus en plus de jeunes se sentent libres de partager ce qu’ils veulent, selon leurs propres conditions et à leur manière. "En tant que jeune femme non blanche, son travail me rend plus forte", ajoute-t-elle. "La poésie semblait inaccessible à tant de personnes. Son travail est extrêmement lisible, on n’a pas besoin de diplôme en littérature pour l’apprécier."
Un peu plus tard, Kaur termine le spectacle avec ‘broken english’, une ode lyrique à sa mère, immigrante indienne qui, sans parler un mot d’anglais, s’est construit une nouvelle vie et a pris soin de ses enfants:
we might be able to take pictures
and write stories
but she made an entire world for herself
how’s that for art
rupi Kaur aborde dans ses poèmes des soucis qui sont ceux des jeunes femmes de son époque:
ruptures,
mauvais choix amoureux, injonctions et violences.