"Le monde de l’art est un milieu toxique pour moi."

L’artiste bruxellois Jean-Luc Moerman réside à temps partiel à Knokke pour admirer le panorama marin. Il y crée une nouvelle série d'œuvres sous forme de cartes postales.

"Knokke en soi m’indiffère. Je viens surtout pour la vue", déclare l’artiste Jean-Luc Moerman (55 ans), en montrant la fenêtre cintrée de son appartement sur la digue, qui révèle un panorama de carte postale sur la mer du Nord, parfaitement cadré au-delà des cabines de plage, de sorte que le regard n’est pas distrait par l’agitation qui règne sur la digue. "Ce qui me fascine, c’est que la mer n’est associée à aucune époque, déclare-t-il après un silence. La mer est intemporelle. Avec un peu d’imagination, on pourrait voir passer un galion du 17e siècle sur la ligne d’horizon."

Cela fait 13 ans que l’artiste ne se lasse pas de ce panorama marin. Même en hiver, il vient à Knokke, juste pour ça et "parce qu’on a l’impression d’avoir la mer rien que pour soi".

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Pourtant, en hiver, la mer peut ressembler à un trou noir, une obscurité que beaucoup n’osent pas regarder, de peur de se confronter à eux-mêmes. "C’est pour cela que, dans l’immeuble, tout le monde a des rideaux, explique-t-il. Moi, je n’en ai pas. Je n’ai peur ni du trou noir ni du vide. Dans les moments sombres, je préfère regarder la vie en face. Je suis prêt à cette confrontation. La vie, c’est la ligne qui sépare deux années, disait toujours mon grand-père, et les moments sombres en font partie."

"Ce qui me fascine, c’est que la mer n’est associée à aucune époque. Elle est intemporelle."
Jean-Luc Moerman
Jean-Luc Moerman a "tatoué" les murs et les plafonds de son appartement d’un jeu de lignes organiques qui caractérisent son travail artistique.
Jean-Luc Moerman a "tatoué" les murs et les plafonds de son appartement d’un jeu de lignes organiques qui caractérisent son travail artistique.
©Alexander D'Hiet

Grand écart

Moerman partage son temps entre sa maison-atelier à Saint-Gilles et son appartement années cinquante à Knokke. Du quartier coloré près de Bruxelles-Midi au Zoute plus blanc que blanc, le contraste est saisissant. À Bruxelles, sur son vélo cargo, il distribue des repas chauds du Traiteur Debekker et des soupes maison aux défavorisées et aux sans-abri. À Knokke, ses voisins peuvent s’offrir un traiteur tous les jours. "Ce grand écart dans ma vie me fascine, déclare l’artiste. Ces dernières années, j’ai vu Knokke changer considérablement. Avec la disparition du bourgmestre Léopold Lippens, l’ère des grandes familles francophones influentes paraît terminée. L’élite flamande semble avoir pris le pouvoir."

C’est par pure coïncidence que le Bruxellois est tombé sur cet appartement situé sur la digue. "Je rendais visite à la grand-mère d’un ami, qui habitait au sixième étage de cet immeuble. L’ascenseur était en panne et je suis monté à pied. Au troisième étage, j’ai vu une porte ouverte. Comme l’appartement semblait vide, je suis entrée et j’ai fait un tour. Dès que j’ai remarqué la vue - fantastique! -, je n’ai pas hésité une seconde: j’ai contacté le propriétaire pour le louer. Normalement, l’immeuble devait être démoli dans l’année pour faire place à une nouvelle tour résidentielle, mais cela fait 13 ans que ça traîne. Et j’y suis toujours."

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Façade, intérieur, galets, vélo, skateboard... Pour Moerman, presque tout peut servir de support artistique.
Façade, intérieur, galets, vélo, skateboard... Pour Moerman, presque tout peut servir de support artistique.
©Alexander D'Hiet

Art de plage

Pourtant, il ne se fondra jamais dans la foule de Knokke, affirme-t-il. Il est du genre à se déplacer sur un vélo de piste. Et bien qu’il soit artiste, il ne fréquente pas les galeries. "Il y a quelques exceptions, mais ici, la plupart des galeries n’exposent que de l’art de plage, des œuvres décoratives et agréables qui ne dérangent personne."

En réalité, il crée de l’art de plage, mais au sens propre du terme: lorsqu’il est à la plage, il aime glaner de beaux galets qu’il peint une fois rentré chez lui. Ensuite, il rend ces pierres à la mer. "Elle les emmène faire un nouveau voyage, sourit-il. À Bruxelles, j’ai également laissé ce genre de traces, mais sous forme de stickers."

"À Knokke, la plupart des galeries n’exposent que de l’art de plage, des œuvres décoratives et agréables qui ne dérangent personne."
Jean-Luc Moerman

Dans son appartement de Knokke, également, ces traces sont désormais nombreuses. Et il ne s’agit pas seulement de ses œuvres à lui. Ces dernières années, Moerman a "tatoué" les murs et les plafonds avec un jeu prolifique de traits organiques. Avec ses curiosités colorées, l’intérieur de Moerman est une œuvre d’art hybride totale, en transformation permanente.

Jean-Luc Moerman partage son temps entre son studio à Saint-Gilles et son appartement de location des années 50 à Knokke.
Jean-Luc Moerman partage son temps entre son studio à Saint-Gilles et son appartement de location des années 50 à Knokke.
©Alexander D'Hiet

Ceux qui visitent Knokke reconnaîtront peut-être la signature de Moerman. En 2018, il a peint la façade de l’hôtel Pauwels, un bâtiment iconique en brique avec des balcons en demi-cercle sur la Kustlaan. Conçu par l’architecte Marc Dessauvage en 1973, il a malheureusement été démoli depuis pour faire place au luxueux complexe d’appartements ‘Ocean Drive’ de Bart Versluys.

Une façade, un intérieur, des galets, un vélo, une Jaguar I-Pace, un skateboard ou un maître ancien: pour Moerman, presque tout peut servir de support à ses "tatouages". Il a même dessiné sur une impression d’une Vénus du 16e siècle de Lucas Cranach, ainsi que sur la photo d’un nu de Pamela Anderson ou de Kate Moss. "Ce Cranach est la Kate Moss de la Renaissance, déclare-t-il. Une image idéale de la beauté qui n’existe pas dans la réalité. Les jeunes filles d’aujourd’hui veulent ressembler aux photos de Pamela Anderson ou de Kate Moss mais, dans la vraie vie, elles ne leur ressemblent pas du tout: ces beautés idéales sont aussi artificielles que cette Vénus. La beauté est très relative. Et c’est une étrange façon de diviser le monde. Lorsque vous vous promenez dans une forêt, vous ne dites jamais: je trouve cet arbre beau ou laid. Même s’il est vieux ou tordu, il est bien là où il est. La nature est toujours parfaite."

La nouvelle toile de l’artiste: des cartes postales d’époque agrandies représentant des scènes knokkoises.
La nouvelle toile de l’artiste: des cartes postales d’époque agrandies représentant des scènes knokkoises.
©Alexander D'Hiet

Secret de famille

Ces derniers mois, Jean-Luc Moerman s’est également mis à dessiner sur d’anciennes cartes postales de Knokke. Il a une raison personnelle pour le faire: grâce à une valise remplie de vieilles photos, il a découvert un secret de famille au sujet de ses grands-parents. "Sur une des photos, toute la famille pose sur une colline. Ils sont manifestement tendus. Un homme, que je ne reconnais pas, se tient un peu en retrait du groupe. Personne ne le regarde, mais lui, il n’a d’yeux que pour ma grand-mère. J’ai trouvé cela étrange. Mes grands-parents n’avaient pas une relation chaleureuse: ils étaient distants. Ma grand-mère disait toujours: ‘La guerre a été la meilleure période de ma vie.’ Une déclaration un peu ironique, me disais-je, vu que mon grand-père était en France à cette époque: comme ma grand-mère était restée seule, elle était allée travailler chez sa sœur dans un café des polders, près de Damme. C’est là qu’elle a rencontré un soldat canadien: ils se sont plu et ont eu une liaison secrète. Et elle a été enceinte de lui."

Jean-Luc Moerman partage son temps entre son studio à Saint-Gilles et son appartement de location des années 50 à Knokke.
Jean-Luc Moerman partage son temps entre son studio à Saint-Gilles et son appartement de location des années 50 à Knokke.
©Alexander D'Hiet

"Quand mon père est né, elle l’a appelé Chrétien, un prénom qu’on n’entend jamais chez nous, mais j’ai découvert que c’était un prénom courant au Canada. Sur ces photos de famille, on constate aussi que, clairement, mon père ne ressemble pas au reste de la famille. Il ne s’était jamais posé de questions à ce sujet et ne connaissait pas l’histoire de ses origines. Mon grand-père était au courant, mais n’en parlait jamais, il avait honte. J’ai recueilli un maximum d’informations, par tous les moyens possibles. Et, après de longues hésitations, j’en ai enfin parlé à mon père. Le jour où je lui ai tout raconté, il a changé. Lui qui avait toujours été un homme silencieux, il s’est mis à parler sans arrêt. Il se sentait libéré, comme moi d’ailleurs, même si tout contact avec l’amour canadien de ma grand-mère avait été rompu. Depuis, j’ai réussi à retrouver sa famille. Mais est-ce que je dois les déranger? Et pour quel résultat?"

Art de la carte postale

L’apprenti détective a obtenu davantage de résultats avec son père. Ensemble, ils ont beaucoup parlé du passé, de son enfance difficile, du lien qui l’unissait à ses parents. Ensemble, ils ont également parcouru à plusieurs reprises la ‘Marche canadienne’, une randonnée entre Hoofdplaat et Knokke qui, chaque année, commémore la libération de ce territoire par les Canadiens, en novembre 1944. "C’était très éprouvant pour lui, tant physiquement qu’émotionnellement. C’était aussi un moment propice pour réfléchir à l’histoire de ma famille. Pour ma part, je me sens mieux depuis que je connais la vérité. Les questions sont en partie résolues. Les réponses donnent un sens à ma vie. Une fois que l’on sait d’où l’on vient, on sait mieux où l’on va."

Sur des d’images de Knokke, Moerman peint des ensembles de lignes ondoyantes de toutes les couleurs.
Sur des d’images de Knokke, Moerman peint des ensembles de lignes ondoyantes de toutes les couleurs.
©Jean-Luc Moerman

Pour le moment, Moerman n’a pas l’intention de se mettre à dessiner sur ces vieilles photos de famille. C’est trop personnel. En revanche, il recherche du matériel visuel lié à Knokke, de préférence des années de guerre. Il scanne ces images d’époque et les imprime en grand sur du papier épais, sur lequel il dessine les  mêmes traits que sur les autres supports.

"Une fois que l’on sait d’où l’on vient, on sait mieux où l’on va."
Jean-Luc Moerman

"J’achète de vieilles cartes postales sur un site web, Delcampe. Le fils de Léopold Lippens, Valéry, m’a également aidé en me fournissant des images de la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Knokke était sévèrement bombardée. Les hôtels étaient protégés par des planches et le Casino faisait partie du Mur de l’Atlantique. Il pleuvait continuellement et les vêtements détrempés des soldats dans les tranchées boueuses devaient être terriblement inconfortables. De nombreux hôtels et villas de l’époque ont été endommagés ou ont été démolis depuis, mais il reste aussi des bâtiments intacts, comme l’hôtel Memlinc, Marie Siska, la Brasserie Rubens et le Glacier de la Poste, autant d’établissements qui ont survécu à la guerre et sont restés des institutions familiales."

Sur des d’images de Knokke, Moerman peint des ensembles de lignes ondoyantes de toutes les couleurs.
Sur des d’images de Knokke, Moerman peint des ensembles de lignes ondoyantes de toutes les couleurs.
©Jean-Luc Moerman

Oiseau libre

La nouvelle série de dessins de l’artiste sur du matériel visuel de Knokke est présentée pour la première fois ici. Du 15 juillet au 15 août, elle sera exposée non pas dans une galerie d’art de plage, comme il dit, mais sur la digue, dans une cabine de plage près du restaurant ‘Si Versailles’. D’ailleurs, ne cherchez pas ses œuvres dans une galerie de Knokke ou de Bruxelles: l’artiste n’a plus de galerie permanente, sauf au Japon. Il avait été représenté par la galerie bruxelloise Rodolphe Janssen, notamment, mais aujourd’hui, il préfère "être un oiseau libre".

"Je continue à vendre des œuvres, car je dois gagner ma vie. En ce qui me concerne, le monde de l’art est un milieu toxique. Il y a trop de gens puissants qui ont le pouvoir de vous porter aux nues ou de vous écraser comme un insecte. Je ne veux plus être une marionnette. Devoir produire des œuvres pour une exposition dans une galerie ou une foire, je trouve que c’est très artificiel. Une œuvre qui doit être terminée en trois semaines n’a rien à voir avec une œuvre sur laquelle on peut travailler pendant cinq ans. C’est un parti pris de luxe: je peux prendre le temps d’observer, de laisser mûrir. Et de ressentir le temps."

Ici, au bord de la mer, il y parvient bien, explique-t-il. Et nous pouvons le croire. Surtout avec une vue sur la mer comme celle-ci, fenêtre parfaite sur le temps qui s’écoule, hémophile.

L’artiste bruxellois Jean-Luc Moerman réside à temps partiel à Knokke pour admirer le panorama marin.
L’artiste bruxellois Jean-Luc Moerman réside à temps partiel à Knokke pour admirer le panorama marin.
©Alexander D'Hiet

Les cartes postales de Moerman

Cet été, Jean-Luc Moerman présentera ses cartes postales peintes dans une cabine de plage en face du restaurant ‘Si Versailles’.

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