Ce grand collectionneur d'art africain a une mission: restituer des oeuvres d'art africain volées à leur musée d'origine. "Je place les propriétaires face à un choix moral: vont-ils garder ce morceau d'histoire de l'art africain pour leur propre plaisir ou vont-ils lui rendre sa juste place et lui permettre d'être vu par le grand public?"
Dès qu'ils entendent le nom de Sindika Dokolo, les collectionneurs d'art africain (et il y en a en Belgique) ont généralement des sueurs froides. Les marchands aussi, d'ailleurs. En effet, ce grand collectionneur d'art africain s'est lancé dans une mission digne de Robin des Bois: il veut restituer aux musées africains les objets d'art qui leur ont été volés. En commençant par le Museu do Dundo, dans le nord de l'Angola, l'un des plus importants musées ethnographiques du continent. "Des centaines de pièces ont disparu de ce musée pendant la guerre civile, dont une douzaine de chefs-d'oeuvre", explique-t-il. L'homme d'affaires a déjà retrouvé deux masques Mwana Pwo et une sculpture Tchokwe, qu'il a rachetés pour en faire don au musée.
Origines muséales
Sindika Dokolo (43 ans) n'est pas un bienfaiteur anonyme. Quand l'homme d'affaires congolais rapatrie une oeuvre d'art volée, cela ne se passe pas sans bruit, mais plutôt avec cérémonie, communiqué de presse et discours. Et une remise officielle au président de l'Angola (le beau-père de Dokolo) et au roi de la tribu Tchokwe en Angola, Mwene Muatxissengue Wa-Tembo. Dokolo commence par repérer les pièces volées, une opération pour laquelle il fait appel à deux marchands d'art africain auxquels il voue une confiance absolue: le Parisien Tao Kerefoff et le Bruxellois Didier Claes. "Didier est, comme moi, d'origine congolaise. Il est le premier marchand noir d'art africain de ce niveau. Son père travaillait pour l'Institut des Musées Nationaux du Congo. Il savait aussi que de nombreuses pièces d'Angola avaient été vendues via le Congo. Les pièces ne passaient bien évidemment pas par son intermédiaire, mais en tant que fonctionnaire public, il était au courant de ce trafic." Une fois les pièces repérées, Dokolo confronte leur propriétaire actuel aux preuves de leur origine muséale. Il propose ensuite une indemnisation, équivalente au maximum au prix auquel il l'a achetée, en échange d'une restitution. "Et si ça ne marche pas, nous passons à l'étape quatre: un procès".
Deux marchands parisiens d'art africain viennent de recevoir ce type d'ultimatum. L'expéditeur: Maître Romain Battajon, l'avocat parisien de monsieur Dokolo, spécialiste des questions de patrimoine volé. "Un des marchands a été très correct. Il possédait un masque Mwana Pwo qui avait été volé dans le musée. On ne sait pas toujours avec précision quelle est l'origine des pièces Tchokwe comme celle-ci, et c'était aussi sa défense. Mais je lui ai montré des images d'archives de la regrettée Marie-Louise Bastin, une Belge faisant autorité dans le domaine de l'art Tchokwe. Dans les années 60, elle a réalisé un ouvrage de référence sur le Museu do Dundo dans lequel la pièce est clairement mentionnée. Le marchand a reconnu son faux pas et a accepté mon offre, inférieure à son prix d'achat. Il a subi une perte, c'est vrai, mais je n'avais aucune compassion. Un collectionneur peut acheter de bonne foi une pièce volée, mais un professionnel n'a pas d'excuse: il doit faire des recherches approfondies. Le fait qu'il ait reconnu son erreur est à son honneur."
Quant à la deuxième pièce Tchokwe, une précieuse statuette de princesse, Dokolo l'a trouvée chez un autre marchand parisien pour un million d'euros. "Mais il était de moins bonne grâce. Il a affirmé que la pièce provenait d'une importante collection privée, ce qui était faux: les photos d'archives de la collection du musée attestent de son origine. S'il reste sur ses positions, nous prendrons des mesures juridiques."
Pillage d'oeuvres d'art
Pour Sindika Dokolo, le cas est grave. En outre, il ne manque ni d'ambition, ni d'énergie, ni de ressources. L'homme d'affaires est actif dans le secteur des mines, du ciment, des télécommunications et de l'énergie, aussi bien en Angola qu'au Congo. Il est considéré comme l'un des plus riches hommes d'affaires africains et un des plus grands collectionneurs d'art africain contemporain. Son père Augustin, lui aussi collectionneur, a été le premier Africain noir à fonder une banque, la Bank of Kinshasa. Sindika Dokolo est l'époux d'Isabel dos Santos, la fille du président de la république d'Angola et la femme d'affaires africaine la plus riche selon le magazine économique Forbes. Récemment, le président angolais José Eduardo dos Santos a annoncé son intention de se retirer définitivement de la vie politique en 2018. Au pouvoir depuis 1979, il est le deuxième plus ancien président africain toujours en exercice.
La collection d'art contemporain de Dokolo comporte plus de 5.000 pièces, dont une partie est en Belgique. Sa collection d'art africain "classique" (dénomination qu'il préfère à celle de "premier"), se développe actuellement à une vitesse grand V. "J'ai grandi en partie en Belgique, à Bruxelles. Je collectionne l'art africain grâce aux collectionneurs bruxellois Willy Mestach et Jean Cambier, chez lesquels je me rendais souvent autrefois. C'est Jean qui m'a offert la première pièce de ma collection, quand j'avais douze ans: un couteau Tchokwe, une arme de cérémonie. Vers 18 ans, mon intérêt pour l'art africain est retombé, mais dix ans plus tard, j'ai de nouveau eu un choc devant une oeuvre de Jean-Michel Basquiat. J'ai réalisé que sa force, son rythme, sa profondeur et son enthousiasme étaient typiquement africains. Depuis lors, je collectionne l'art africain contemporain et classique de manière approfondie. À terme, les deux collections doivent devenir aussi rigoureuses l'une que l'autre", avoue-t-il.
Artisanat poussiéreux
Le passionné n'a commencé sa quête d'art africain volé qu'en 2015, mais elle a connu un bel essor depuis. "Je ne m'attendais pas à ce que le projet rencontre un écho aussi positif. En Afrique également, on assiste à une prise de conscience du fait que les oeuvres d'art doivent être restituées. Pour le moment, je paie de ma poche les indemnisations, mais de plus en plus de personnes me demandent sur quel compte bancaire ils peuvent verser de l'argent. Ils croient en mon objectif. Et ça me motive encore davantage!"
Je n'ai aucune compassion. Un collectionneur peut acheter de bonne foi une pièce volée. Pour un marchand d'art, ce n'est pas une excuse: il doit faire des recherches approfondies.Sindika Dokolo
"Sindika est un Africain noir qui dispose de moyens et d'un bon réseau qui s'étend jusqu'au monde politique", témoigne le marchand d'art africain Didier Claes. "On parle beaucoup de lui et cela peut déranger. On fait semblant de ne pas comprendre son objectif, ce qui est normal vu que personne n'a jamais fait cela avant lui, d'autant plus un Africain. Le phénomène "d'art volé" est hélas courant dans notre secteur. C'est un secret de Polichinelle, mais ils sont nombreux à avoir détourné le regard pendant des années."
"Le problème, c'est qu'une petite minorité de collectionneurs savant qu'ils possèdent des pièces volées", ajoute Bruno Claessens, spécialiste en art Africain chez Christie's. "Peu de personnes disposent du catalogue de la collection du Museu do Dundo, même pas Christie's. La fondation Sindika Dokolo a bien un inventaire, ce qui lui permet de contrôler si tel ou tel objet en faisait partie à un moment ou à un autre. Jusqu'il y a peu, seulement une infime partie des pièces étaient localisées, et pas les plus importantes. Mais c'est admirable que Sindika Dokolo soit parvenu a attirer l'attention des médias sur ce sujet et d'ainsi sensibiliser les consciences dans le monde entier."
Patrimoine et fierté
"Ce rapatriement d'oeuvres d'art me permet de faire comprendre au peuple angolais que leur art est puissant", ajoute Dokolo. "Beaucoup d'Africains n'ont pas conscience de l'importance historique de leur art. Pour eux, ce n'est pas de l'art, mais de l'artisanat poussiéreux, hanté par des esprits. C'est pourquoi il n'y a pratiquement pas d'Africains qui achètent cet art classique. Ils ne réalisent pas que Modigliani a peint ses portraits inspiré par un masque Fang du Gabon. Et que Picasso a peint les 'Demoiselles d'Avignon', après une visite de la collection d'art africain du Musée de l'Homme à Paris. Voilà mon objectif: réapprendre aux Africains la valeur de leur patrimoine, leur redonner fierté et confiance."
Aussi noble que soit l'intention, tracer des oeuvres d'art volées reste complexe. Techniquement parlant, quand Sindika Dokolo rachète de l'art volé, il s'agit de recel, même s'il offre ensuite ces oeuvres à l'État angolais. "C'est pourquoi je négocie avec le gouvernement angolais pour modifier la loi. Strictement parlant, je pourrais avoir des problèmes de douane. Je devrais payer des taxes et je pourrais être attaqué juridiquement, même si beaucoup savent que ce serait suicidaire."
Le mois dernier, en fouinant dans les photos d'archives de Marie-Louise Bastin, Dokolo a découvert un autre scandale, qui va encore attiser la question du patrimoine colonial. "Le masque qui figure sur les billets de 50 francs congolais est une pièce volée au Museu do Dundo. Cette découverte m'a choqué. Je vais contacter la société allemande qui a imprimé les billets. N'est-ce pas incroyable d'imprimer une oeuvre d'art sans en vérifier la provenance? Pour moi, cela illustre la légèreté avec laquelle les institutions européennes traitent les questions africaines. D'ailleurs, Didier Claes a aussi reconnu un autre masque volé sur la même photo sur laquelle j'ai découvert le masque du billet. Il l'avait vu il y a des années dans une collection privée européenne."
Dilemme moral
Sindika Dokolo a acheté la maison de Porto de Manoel de Oliveira, le réalisateur portugais décédé l'année passée. Il a chargé l'architecte Eduardo Souto de Moura (lauréat du prix Pritzker) de la restaurer pour y installer le siège à l'étranger de sa fondation d'art. "Le siège social restera à Luanda, en Angola, mais je voudrais réunir à Porto les pièces d'archives et les informations scientifiques sur les collections des musées à l'époque coloniale. Marie-Louise Bastin a mis ses études et son matériel de recherche sur la culture Tchokwe à notre disposition. Ainsi, nous pourrons vérifier ce qui a été perdu exactement. À terme, l'intention est de publier en ligne une base de données au sujet des pièces volées pour que chacun puisse la consulter."
"Mon objectif n'est pas de culpabiliser ni de criminaliser les collectionneurs et les marchands d'art volé", éclaircit-il. "Le passé, c'est le passé. Je veux simplement leur proposer une indemnisation. Et, en même temps, les mettre face à un choix moral: garder cette pièce de l'histoire de l'art africain pour leur propre plaisir ou la ramener à sa juste place, où elle sera visible pour le grand public? Je leur demande aussi de rapporter eux-mêmes la pièce au musée et de rencontrer le roi Tchokwe. Ainsi, ils ne resteront pas dans les mémoires comme des collectionneurs qui aimaient l'Afrique à distance, mais comme des collectionneurs qui ont réalisé qu'ils devaient agir à un moment critique pour l'Afrique de demain."