Le musée milanais de Miuccia Prada et Patrizio Bertelli ouvre ses portes. "Milan doit de toute urgence figurer sur la carte mondiale de l’art contemporain", souhaitent-ils. Et ils vont y parvenir. Entretien avec le power couple de Prada, démiurge de la nouvelle Fondazione Prada. Confrontation, contradiction, conflit.
Avant l’entrevue avec Miuccia Prada et Patrizio Bertelli, le couple qui donne le ton dans le monde de la mode italienne, il nous reste encore du temps pour un espresso dans une brasserie milanaise. Nous feuilletons le numéro de janvier de L’Uomo Vogue. Comme souvent, le magazine s’ouvre sur huit pages de publicité: la nouvelle collection homme de Prada. Sur les deux premières pages, l’acteur américain Ethan Hawke, magnifique, est assis dans un élégant canapé en cuir, ciseaux à la main. Il est prêt à découper en lanières une photo que l’on ne peut pas voir. Nous sommes plus intéressés par l’histoire qui sous-tend la scène que par le costume qu’il porte. Et surtout, par la question suivante: pourquoi découper cette photo? Quel souvenir douloureux évoque-t-elle donc? On dirait la scène d’ouverture d’un film ou d’un roman. L’histoire nous happe d’emblée. Ses vêtements ne semblent venir qu’en second rang.
19.000 mètres carrés
Aucune maison de mode ne joue aussi délibérément avec les attentes de ses clients que Prada. Chaque campagne publicitaire affiche une foule de références, si bien qu’on en oublierait (presque) que quelqu’un essaie de nous vendre quelque chose. Tout au plus, ce subtil indice qui stimule notre subconscient: voulez-vous participer à ce fantasme? Pourquoi ne pas passer dans notre boutique?
Nous avons rendez-vous au nouveau siège de la Fondazione Prada, soit 19.000 mètres carrés dans le sud de la ville, sur le site d’une ancienne distillerie. L’ouverture est prévue pour le week-end du 9 mai. Avec la Fondazione, Milan, une ville bien connue dans le monde de la mode mais qui n’a pas encore de réputation en matière d’art contemporain, se voit dotée d’un nouveau centre culturel, ce qui lui faisait cruellement défaut. Pour concevoir le projet, Prada a porté son choix sur Rem Koolhaas et son agence OMA.
L’architecte avait déjà collaboré avec le label italien pour les boutiques ‘Epicenter’ à New York et Los Angeles. Son style fluide et audacieux s’inscrit à merveille dans la vision de l’art contemporain du couple formé par Prada et Bertelli, tous deux CEO du label Prada. Collectionneurs passionnés, ils souhaitent cependant mettre à profit leurs collections et leurs contacts avec les artistes pour bien plus qu’un simple défilé. Ils décrivent la fondation comme une "sorte de poste d’observation à partir duquel des idées significatives trouvent un prolongement dans la culture contemporaine".
À cette fin, Koolhaas leur a fourni un complexe de bâtiments qui, comme il le dit lui-même, "n’aspire pas à la conservation de ce qui est présent et n’est pas non plus une architecture nouvelle, mais un ensemble de fragments qui ne confluent d’aucune manière pour former une image totale et ne tolèrent pas davantage qu’un aspect domine les autres." Bien qu’exprimé de manière plutôt intimidante, cette définition illustre à quel point les esprits qui sous-tendent le projet se sont bien trouvés.
La Fondazione est beaucoup plus qu’un ancien site industriel auquel on a donné une nouvelle affectation. Dans les milieux culturels, ce type de revalorisation est un gimmick dépassé. Ici, certaines parties de l’ancienne distillerie centenaire ont été rafraîchies et trois nouveaux bâtiments, dont une salle de cinéma, ont été érigés. Les espaces destinés aux expositions sont flexibles, pour s’adapter idéalement à ce qu’ils accueillent.
L’imagination doit être nourrie et l’homme doit être abreuvé: le réalisateur Wes Anderson a conçu un bar. L’Américain voulait évoquer l’atmosphère des cafés milanais.
Miuccia Prada explique que la fondation sera un espace destiné à l’expérimentation. "Créer un sens du dialogue, c’est très important. Les artistes font partie des gens les plus intelligents. En se basant sur ce qu’ils montrent, on peut savoir où va le monde."
Processus d’apprentissage
Nous sommes assis dans le bureau de Miuccia Prada, à deux pas de la fondation. Ce bureau est un endroit bien connu dans le monde de l’art contemporain, pas parce que l’environnement attire le regard: la décoration est même plutôt minimale, mais toujours de bon goût. Seul le couloir menant du bureau à la cour intérieure est frappant: un genre de tuyau conçu par Carsten Höller, un des artistes préférés de Miuccia Prada et qui a enchanté les visiteurs de la Tate Modern en 2006 et 2007.
Prada et Bertelli ont créé la Fondazione Prada en 1993 pour dessiner des contours tangibles à leur amour pour l’art contemporain. "La chute de Bettino Craxi, le patron du Parti Socialiste impliqué jusqu’au cou dans les scandales de corruption Tangentopoli, a été une période sombre et désespérée pour l’Italie", se souvient Bertelli. La société italienne semblait totalement embourbée, personne ne savait ce qu’il allait se passer. Nous avons eu l’idée d’organiser quelques expositions gratuites pour le public, ce que nous avons vécu comme un processus d’apprentissage pour nous."
Les premières expositions du couple Bertelli présentent un aperçu du travail d’artistes comme Anish Kapoor, Michael Heizer et Louise Bourgeois. "Durant cette période, la peinture faisait un véritable come-back, alimentée par l’intérêt des nouveaux riches des pays dits BRIC", explique Bertelli avec une certaine condescendance. "Les peintures sont beaucoup plus faciles à comprendre que les sculptures."
Complémentaires
Aujourd’hui, le label Prada emploie plus de 10.000 personnes et a réalisé plus de 3,5 milliards de bénéfice net en 2013. Un succès qui est attribué aux talents très complémentaires de Miuccia Prada et de Patrizio Bertelli, respectivement créatrice et commercial de l’entreprise. Ils se sont rencontrés au milieu des années 70, quand Bertelli signe avec Prada un contrat pour produire et distribuer la maroquinerie de la maison milanaise. Très vite, leur collaboration professionnelle se transforme en relation affective. Bertelli ouvre le label à de nouveaux horizons, du prêt-à-porter femme à la mode homme, en passant par le lancement de Miu Miu. Miuccia Prada définit la vision créative. À l’époque déjà, l’art contemporain est une passion qu’ils partagent et la Fondazione, un projet commun.
Vêtu d’un classique et discret costume bleu marine sur mesure et lunettes Michael Caine sur le nez, Bertelli a le verbe haut, comme toujours. Prada tente d’intervenir, en vain. Elle porte une robe imprimée vert citron, un pull bleu foncé oversized col en V, des chaussures d’homme et des chaussettes foncées: typique de la façon dont elle a réorienté avec le succès que l’on sait le monde de la mode milanais.
Bien sûr, Prada n’est pas la seule maison de mode à avoir tendu la main à l’art contemporain et à avoir bénéficié de cette synergie entre les deux mondes. Mais, alors qu’à Paris, la Fondation Louis Vuitton ouvrait ses portes l’année dernière dans un fantastique vaisseau signé Frank Gehry et offrait à la Ville Lumière une nouvelle icône culturelle pour le XXIème siècle, la réalisation de Koolhaas est nettement plus subtile et discrète. Certaines parties requièrent vraiment beaucoup d’attention, comme la Haunted House, dorée à la feuille (24 carats, 3 millimètres d’épaisseur), alors que la tour de béton blanc évoquant une pierre de taille est visible de loin.
Événements secrets
Ceux qui visitent les lieux ne manqueront pas de remarquer le conflit constant entre différents types d’architecture. Le guide, un membre de l’équipe de Koolhaas, parle d’incertitudes et d’instabilité lorsqu’il décrit les textures en contraste. Des termes pour le moins inhabituels pour un nouveau projet architectural.
Prada affirme que, pour elle, l’important est que la Fondazione soit perçue comme un véritable lieu d’épanouissement artistique et non comme la énième plate-forme marketing d’une maison de mode. "Depuis que la fondation existe, nous n’avons encore jamais organisé en même temps une exposition et un défilé de mode. Les gens qui se consacrent à la mode ne sont même pas informés de ces expositions. C’est comme s’il s’agissait d’événements secrets, privés."
Prada reconnaît que ce genre d’ambiance expérimentale n’est pas particulièrement conciliable avec les exigences commerciales de l’une des plus grandes marques de luxe du monde. "Mais elle reflète qui je suis. Les certitudes ne m’intéressent pas, contrairement au doute, à la confrontation et au conflit."
Bertelli ajoute qu’il n’est que naturel qu’il y ait une différence entre leurs convictions et leurs idées personnelles et l’environnement professionnel dans lequel ils se distinguent chaque jour. "Ainsi, nous nous sentons complètement libres. Certains trouvent peut-être ça bizarre, mais la fondation n’a rien à voir avec le marketing, la communication ou le commerce. C’est une expression de la liberté."
Pas d’aide d’artistes
Ceci n’empêche pas pour autant qu’il existe des similitudes entre les nouvelles collections de Prada et le penchant du couple pour l’art contemporain. Du reste, dans quelle mesure l’art influence-t-il sa mode? "Je dis toujours que je ne veux pas être influencée par le monde de l’art", rétorque Prada d’emblée. "Par principe. Mais aussi parce que je veux être bonne dans ce que je fais. Je ne veux pas d’artistes pour m’aider."
Ce n’est pas le seul principe qui honore l’Italienne. Il n’y aura donc jamais de collaboration entre les artistes et les collections Prada. Ici encore, elle se distingue des autres: en 2003, Louis Vuitton avait fait appel à l’artiste Takashi Murakami qui avait donné aux sacs et bagages une allure jeune et fraîche dont la maison de mode a récolté les fruits.
Je dis toujours que je ne veux pas être influencée par le monde de l’art. Par principe. mais aussi parce que je veux être bonne dans ce que je fais.Miuccia Prada
Prada décrit parfois ses tenues comme une ‘wearable critique’, une critique portable. "Mes créations sont un moyen d’exprimer mon opinion", explique-t-elle. "Mais effectuer un travail intellectuel est beaucoup plus difficile dans la mode. Il est difficile d’exprimer des idées avec une entreprise qui vend des produits."
Néanmoins, la fondation est complètement indépendante de puissances commerciales. "Nous ne devons demander d’argent à personne. À un moment donné, j’ai songé à chercher des sponsors. Cependant, le premier sponsor potentiel que j’ai rencontré m’a dit OK, mais vos artistes sont trop expérimentaux. J’ai directement compris quels seraient les enjeux si on demandait de l’argent."
Trouver des sponsors pour le programme d’inauguration de la fondation pourrait également s’avérer difficile. Le cinéaste polonais Roman Polanski présente un documentaire et une série de projections pour expliquer ce qui a influencé son travail. "Il montrera comment un film avec Doris Day a influencé la scène d’ouverture de son chef d’œuvre, Rosemary’s baby", explique Prada en guise d’exemple.
Dans le Podium, l’une des nombreuses galeries, le programme d’arts visuels de la fondation sera inauguré avec Serial Classic, une exposition peu glamour. Les œuvres, empruntées à de prestigieuses institutions, doivent illustrer comment l’art classique a été largement copié et reproduit par des mouvements artistiques comme la Renaissance et le Néo-classicisme. Simultanément, une exposition complémentaire, Portable Classic, se déroulera dans le Palazzo Ca’ Corner della Regina à Venise, un bâtiment du XVIIIème siècle que la Fondazione a acheté en 2011.
Il est étonnant qu’une fondation qui se consacre à l’art contemporain présente un thème aussi traditionnel. Mais ça aussi, c’est typiquement Prada. "Commencer par de l’art contemporain serait trop évident", explique-t-elle, avant d’être interrompue pour la énième fois par Bertelli. "Le classique est contemporain", lance-t-il avec aplomb. Suit une longue explication donnée sur un ton docte concernant la façon dont la culture contemporaine trouve ses fondements dans l’art gréco-romain. "Il a fallu plus de mille ans pour surmonter la chute de l’Empire romain."
Tant pour Prada que Bertelli, éviter les choses évidentes semble être une priorité. "Mieux encore", explique Prada, "Cela me correspond". "Je rêve de faire des choses évidentes", poursuit Bertelli. "Mais bien sûr, je ne ferais jamais ça ... juste pour la contradiction. L’idée de conflit et de confrontation découle de la conviction que nous ne voulons pas jouer la carte de l’évidence. C’est un exercice, un effort sans fin. Nous n’essayons pas d’être différents des autres. C’est pour nous deux quelque chose de très naturel. L’idée de la fondation, c’est qu’elle représente quelque chose d’important, une véritable forme de recherche. La fondation n’est pas là pour chercher une sorte de consensus. Elle est contre le consensus. Chercher un consensus, c’est une forme de médiocrité. Et la médiocrité est une des plus grandes faiblesses de l’homme", conclut doctement Bertelli.
© Financial Times.
Fondazione Prada, Largo Isarco 2, 20139 Milan. www.fondazioneprada.org
Serial Classic, du 9 mai au 24 août. Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Santa Croce 2215, 30135 Venise. Portable Classic, du 9 mai au 13 septembre.