Dans le meilleur des cas, on peut aller jusqu'au ruban rouge, mais pas plus loin. Toucher les oeuvres d'art ou, pire, marcher dessus est un crime de lèse-majesté. Sauf si c'est Benoît van Innis qui a transformé le sol en oeuvre d'art.
Ce matin dans l'Uber qui nous emmène dans la banlieue de Lisbonne, Benoît van Innis (ou Benoît, son nom d'artiste) nous raconte en détail sa rencontre avec le président portugais et le couple royal belge à qui il a serré la main la veille. Les liens étroits qu'il a tissés avec le Portugal ces dernières années n'avaient pas échappé non plus à la famille royale, si bien qu'il a été invité au dîner officiel. Un événement plutôt guindé, car les Portugais raffolent des uniformes. "Comme le dress code était 'white tie', nous avons tous dû louer un costume", explique l'artiste, dont la tenue est aujourd'hui nettement plus casual.
Dès notre arrivée à Viúva Lamego, on passe aux choses sérieuses. Depuis vingt ans déjà, quand il opte pour le carrelage plutôt que pour la toile ou le papier en guise en support, Benoît (58 ans) se rend dans cette fabrique de céramique portugaise. Encore un petit café vite fait et nous n'entendons plus que le bruit du pinceau avec lequel il dégage des boucles précises pour y faire apparaître des cercles blancs sur les centaines de carrelages peints à l'émail disposés devant lui. Pour le moment, la couleur est rose, mais elle passera au rouge.
"J'en ai fait 4.760 comme ça", dit-il en continuant à travailler en rythme. "Je dessine ces cercles en suivant un motif géométrique ordonné ou chaotique. Chaque carrelage est unique, mais, de loin, ils formeront un ensemble cohérent." Ce travail répétitif lui fait du bien. "C'est presque une transe, comme devaient l'éprouver les moines copistes."
Cabinet d'avocats
Au total, Benoît a déjà peint pas moins de 15.000 carreaux. Ce carrelage rouge orné de cercles blancs sont destinés à sa dernière création, une oeuvre de 1.000 mètres carrés (!) sur laquelle on pourra donc marcher.
En effet, dès le mois prochain, elle va s'étendre au sol du nouveau cabinet d'avocats Liedekerke à Bruxelles qui, il y a cinq ans, avait demandé à l'éminent studio d'architectes De Vylder Vinck Taillieu de concevoir son siège du Mont des Arts. Connus pour leur approche créative, les architectes avaient proposé que Benoît conçoive le sol. Le cabinet comptera 400m² de moquette -notamment pour la bibliothèque, pour des raisons acoustiques- et 600m² de carrelage, le tout créé par l'artiste.
Chaque pièce aura son design: il y aura les carreaux rouges avec les cercles blancs et, sur le patio, des carreaux blancs avec des fleurs rouges abstraites. Le point de mire sera le hall d'entrée, où un motif noir géant développera ses ramifications sur les carreaux blancs.
Ceux qui connaissent le travail plus abstrait de Benoît reconnaîtront le motif 'filet', devenu récurrent depuis que l'artiste a aidé un ami à cueillir des olives dans son verger en Italie, il y a quinze ans. "Si les olives tombent sur le sol, elles sont foutues, c'est pour cela qu'il faut les recueillir dans des filets."
Les lignes se succèdent. L'esprit guide la main. C'est comme composer de la musique, les notes s'enchaînent.
Une belle métaphore de la profession d'avocat, mais Benoît y voit également une référence à l'histoire du bâtiment. "Le sol d'origine était en marbre, qui, avec ses veines, a aussi un motif de filet: mon sol en est la version moderne." Cette pensée associative constitue l'essence même de son travail d'artiste: "Si je n'avais pas commencé à cueillir des olives, je ne serais jamais venu ici. Tout ce que je fais est lié à un épisode de ma vie."
New Yorker
S'il y a un artiste qui sait jouer avec différents styles et sur pratiquement tous les supports, c'est bien Benoît. Après des études de peinture à Gand, le Brugeois se fait une réputation de dessinateur de presse dans les années 80 et 90 en publiant un dessin hebdomadaire dans le Standaard der Letteren. C'est ainsi que le New Yorker découvre ses dessins comiques et soignés, et lui demande d'illustrer quelques unes de ses couvertures.
Peu à peu, le travail de Benoît se fait plus abstrait et on découvre l'artiste derrière l'illustrateur. Il réalise des huiles aux lignes épaisses ainsi que des dessins non figuratifs aux formes joyeuses. Il conçoit des places urbaines dont les dalles sont disposés suivant les motifs qu'il a créés. Il dessine du papier peint pour la maison communale de Menin. Des oeuvres variées, mais toutes sont caractéristiques de sa main. Ce qui est logique pour un artiste.
"À la fin, on discerne toujours un fil rouge. Dans une rétrospective de Matisse, on est impressionné par les nombreuses voies empruntées par l'artiste. Quand, à 80 ans, ce peintre a pu voir à nouveau une de ses oeuvres réalisée cinquante ans plus tôt, il l'a regardée attentivement et il a remarqué que tout ce qu'il allait faire par la suite y figurait déjà."
"C'est également vrai pour les écrivains: souvent, dans leur première oeuvre, ils ont déjà tout dit et passent le reste de leur vie à l'épurer. Récemment, j'ai retrouvé un croquis que j'avais fait à 26 ans: avec un arbre sans feuilles, probablement dessiné dans le jardin de mes parents en hiver. Mince, me suis-je dit, il ressemble aux arbres que je dessine aujourd'hui!"
En toute franchise
En 1998, Benoît se met à travailler sur un nouveau support: du carrelage. Deux ans plus tôt, la Commission des Arts et la STIB lui ont demandé, alors qu'il vient de s'installer dans la capitale, de créer une oeuvre d'art pour la station de métro Maelbeek. Il est le premier artiste à décliner aimablement cette offre: il trouve la station tellement moche qu'aucune oeuvre d'art n'y sera jamais mise en valeur.
C'est presque une transe, comme devaient l'éprouver les moines copistes.
Résultat: non seulement la société de transport apprécie son honnêteté, mais elle lui demande également avec quels architectes il aimerait travailler sur ce projet. C'est ainsi qu'entre 1996 et 2001, il travaille sur une nouvelle station de métro avec le bureau d'architectes De Smet Vermeulen. Il a son mot à dire sur les couleurs (le fait que les quais sont bleus et noirs, les couleurs du Club de Bruges n'est pas un hasard) et intègre de l'art dans la station. Ce qui implique inévitablement certains défis.
"Une station de métro n'étant pas un musée, j'ai dû chercher un support approprié, qui soit suffisamment solide et capable de résister aux graffiti". Les architectes acceptent rapidement sa proposition de recouvrir la station de carrelage, à l'instar du métro parisien. "Mais où allais-je pouvoir peindre sur des carreaux? En Europe du Nord, il n'y avait plus fabriques."
C'est au Portugal, qui jouit d'une longue tradition de carrelage ornemental (les azulejos), qu'il trouve Viúva Lamego, une fabrique établie en 1849. C'est également l'une des dernières fabriques où chaque carreau est encore peint à la main.
Le 22 mars 2016, la première oeuvre en carrelage de Benoît fait involontairement l'actualité mondiale, quand la station Maelbeek est le théâtre d'un attentat terroriste. De ses grands portraits anonymes, les usagers voyaient l'archétype du passager qui attend. Ils deviennent alors le symbole de ceux qui ont perdu la vie. Ce sont ces carreaux qu'il utilisera pour la restauration de la station de métro ainsi que pour un mur commémoratif, avec un grand olivier, symbole de la paix et ces derniers seront également fabriqués à Lisbonne.
Pointe de pinceau coupée
"Le style simple et épuré des dessins pour la station de métro Maelbeek était un hasard." Ce choix de lignes noires sur des carreaux blancs a été à l'avantage de Benoît, qui ne maîtrisait pas encore les nombreuses techniques de peinture à l'émail. Celles-ci suivront avec de nouvelles missions, comme les peintures murales sur céramique pour le stade du Club de Bruges, la piscine olympique du Wezenberg à Anvers ou les murs colorés du Bistro Refter de Geert Van Hecke à Bruges.
Chaque réalisation lui permet d'apprendre, car toute nouvelle couleur ou nouveau type de carrelage (notre climat exige des céramiques plus résistantes que celui du Portugal) demande une autre composition chimique pour créer la couleur.
Pour chaque problème, il imagine une solution. "Pour faire un carrelage rouge avec des cercles blancs, comme pour cette dernière commande sur laquelle je travaille, j'ai coupé la pointe de mes pinceaux." Il s'en sert comme d'une gomme pour dessiner les cercles blancs dans la peinture encore rose. "Et ça, personne ne me l'a appris!"
Par contre, pour peindre de longues lignes continues, il fixe son pinceau sur une baguette de bambou, qu'il utilise aujourd'hui comme s'il le faisait depuis toujours. En espadrilles, un seau de peinture noire à la main, il se glisse sur les carreaux sur lesquels les lignes se développent rapidement. "Les lignes s'enchaînent.
Regardez, quand Picasso et Matisse se sont peints pour la première fois, dans les années 1930, alors que la photographie était une nouveauté, ils ont remarqué que leurs mains faisaient des gestes dont ils n'étaient pas conscients." Il a un croquis, mais il ne l'utilise pas: il dessine au feeling. "Les lignes se succèdent. L'esprit guide la main. C'est comme composer de la musique, les notes s'enchaînent."
Rem Koolhaas
En raison de l'intensité du travail, du prix et du caractère définitif de la réalisation, de telles commandes sont rarement le fait de particuliers. "Quand les gens viennent dans mon atelier et voient une toile qui leur plait, ils peuvent l'acheter et l'accrocher chez eux. Mais quand il s'agit de carrelages, ils ne savent pas trop quoi en faire."
Chez les architectes, après une longue période de minimalisme, il constate une attention croissante pour le travail plus détaillé. Tout récemment, dans la ville d'Anvers, noAarchitecten a conçu un nouvel immeuble à appartements dont la façade en tuiles vertes a été fabriquée chez Viúva Lamego.
Et, à Lisbonne, on a le sourire: la vénérable fabrique a été reprise l'année dernière par un groupe d'actionnaires désireux de mettre en valeur le caractère artisanal et le potentiel artistique des carreaux peints. Aujourd'hui, la moitié de toutes les commandes sont destinées au marché international et 40 % à des projets artistiques.
Dans le hall, il y a des photos des carreaux bleus de Delft dans la Casa da Musica à Porto, conçue par Rem Koolhaas. À côté, on peut voir un porte-parapluies arborant les dessins caractéristiques de l'artiste français de street art André, un cadeau de remerciement pour le personnel.
En cours de production, un fond de piscine de Maria Ana Vasco Costa pour Jupiter Artland en Écosse, une collection privée à Édimbourg et un bas-relief cartoonesque de l'artiste islandais Erro mis en couleur par les peintres de la fabrique.
Ne rien déléguer
Un travail comme celui de Benoît est singulier par sa taille, et parce que l'artiste est l'un des rares peintres à ne pas déléguer un seul coup de pinceau. L'envisagerait-il? "Impossible. Même quand un carreau casse, c'est moi qui le repeins. C'est un trait de ma main, tout simplement."
La réalisation d'un sol par un artiste, c'est certes un luxe, mais Benoît estime que sa valeur sociale est supérieure à celle des réalisations quelque peu plus kitsch que s'offrent certains milliardaires.
"Aujourd'hui encore, on fait le tour du monde pour admirer des bâtiments où architecture et art se mêlent étroitement, comme le Palais Stoclet à Bruxelles. C'est un lieu extraordinaire, à nul autre pareil." Oui, le luxe est relatif. Lorsque nous prenons congé à l'aéroport, Benoît ajoute rapidement que si nous avons d'autres questions, il nous faudra patienter une bonne semaine. Comme chaque automne, il repart cueillir des olives en Toscane. "Et là-bas, il n'y a pas Internet!"