Pour son dernier ‘Travel Book’, la maison de luxe Louis Vuitton a fait appel à Brecht Evens. "C’est l’occasion de me faire connaitre par un public différent."
Pour son dernier ‘Travel Book’, la maison de luxe Louis Vuitton a fait appel à Brecht Evens. "C’est l’occasion de me faire connaitre par un public différent."
© Athos Burez

Quand un Belge redessine Paris

Le dessinateur Brecht Evens était déjà un héros dans le monde de la bande dessinée alternative, mais, grâce Louis Vuitton, le voilà sous le feu des projecteurs. Pour la maison de luxe française, il dépeint au sens propre du terme sa ville d'adoption, Paris. "C'est exceptionnel d'avoir une commande de cent dessins."

Cela pourrait être une question de test psy: voyez-vous un visage dans l'image de couverture de ce Sabato? Regardez attentivement: entre le Bar Tabac, la Tour Eiffel, le Grand Palais et les touristes à vélo, on y décèle le visage de Brecht Evens. Après trois livres traduits en huit langues et un prestigieux prix au festival de la bande dessinée d'Angoulême, Evens a décroché son contrat le plus lucratif : pour le dernier tome de la série 'Travel Books' (des guides de voyage atypiques style sketch book d'artiste), la maison Louis Vuitton a fait appel à notre compatriote.

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Galeries Lafayette, 40 bd Haussmann, 9e arr.
Galeries Lafayette, 40 bd Haussmann, 9e arr.
© Louis Vuitton Malletier / Brecht Evens

Armé d'un stylo et d'un bloc, Brecht Evens (30 ans) a déambulé dans la Ville Lumière pendant un an et demi et le résultat est un bel ouvrage à mille lieues du Paris carte postale. Au fil de cent illustrations, il nous offre une atmosphère de cabaret avec beaucoup d'images de nuit qui nous transportent à l'époque de l'Exposition universelle, comme si la fée électricité venait d'apparaître. On découvre des hauts lieux du tourisme bien sûr, mais aussi des endroits inconnus, tels que la vue qu'il a des toilettes dans son appartement à Belleville. Avec çà et là une touche pour le label de luxe: la boutique à Saint-Germain-des-Prés et la Fondation Louis Vuitton au Bois de Boulogne. Brecht Evens n'a-t-il donc pas eu carte blanche? "Sur les cent lieux, je pouvais en choisir quatre-vingts. Les vingt autres étaient choisis par Louis Vuitton: des icônes parisiennes comme la tour Eiffel, la Basilique du Sacré-Coeur et donc aussi la Fondation."

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Brecht Evens, qui vit à Paris depuis 2013, a appris à connaître sa ville d'adoption. "J'ai demandé des conseils à tout le monde. Et j'ai cherché sur le plan de la ville des lieux surprenants. C'est ainsi que mon regard est tombé sur le jardin Joan Miró, mais quand j'y suis allé je me suis retrouvé dans un petit parc de banlieue de rien du tout. Comme je voulais absolument qu'il figure dans le livre, j'ai dessiné les surfaces et les lignes graphiques du plan. Et le résultat a été une image abstraite à la Miró."

Un mal pour un bien
Louis Vuitton aurait préféré envoyer notre compatriote à Tokyo. D'ailleurs, la maison avait déjà contacté Evens pour un Travel Book, en 2012. Et il avait même pu choisir la ville: il avait choisi Tokyo car, "dans les villes européennes, tout a lieu au rez-de-chaussée, ce qui est ennuyeux. Dans les villes asiatiques, par contre, à chaque étage il se passe quelque chose et ça m'a semblé un point de départ intéressant pour mes illustrations."

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"En mars, j'ai enfin eu trente ans", soupire-t-il. "Pour moi, ça aurait pu être l'année dernière, il était temps d'en finir avec ma vingtaine.
"En mars, j'ai enfin eu trente ans", soupire-t-il. "Pour moi, ça aurait pu être l'année dernière, il était temps d'en finir avec ma vingtaine.
© Athos Burez

Mais voilà, l'aventure japonaise tourne court car Evens fait une dépression nerveuse et doit rentrer en Belgique pour se soigner. Une fois guéri, Louis Vuitton lui propose une alternative: Paris. "Un mal pour un bien", estime-t-il. "En général, Louis Vuitton vous envoie pendant trois semaines quelque part avec un guide qui vous montre tous les highlights à la vitesse de l'éclair. Vous devez ensuite travailler chez vous, dans votre atelier, avec un tas de croquis et de photos. Plutôt décourageant! Travailler sur Paris me permettait de déambuler tranquillement à travers la ville et de prendre le temps de chercher les bons endroits, d'avoir des idées." L'artiste compare ce projet de livre à sa période d'étudiant à l'académie, parce qu'il a eu tout le temps d'essayer des nouveaux médias, d'autres techniques, des perspectives inhabituelles et d'autres manières de traduire quelque chose en images. "Plus que dans la plupart de mes BD", affirme-t-il. "Par exemple, j'ai demandé à des amis de faire des croquis dans la ville. Ensuite, je les ai repeints. C'est grâce à tous ces essais que j'ai réussi à ce que les images restent intéressantes."

Comment un illustrateur belge néerlandophone a-t-il bien pu se faire repérer par Louis Vuitton en 2012? Ses deux premiers livres ('Les Noceurs' et 'Les Amateurs') avaient été traduits en français, mais ce n'est pas la bonne piste. "Ce projet, je le dois à Rina Zavagli-Mattotti de la Galerie Martel, qui représente mon travail", explique Evens. "Elle est l'épouse du dessinateur de BD Lorenzo Mattotti, qui a également fait un Travel Book. C'est elle qui a présenté mes dessins chez Louis Vuitton." Et la maison de luxe a flashé: le style d'Evens est unique en son genre.

Il compose ses dessins avec soin, en superposant les différentes surfaces. Pour cela, il utilise toute une gamme de ressources - crayons de couleur, encre, aquarelles et feutres. Le chaos, la limite ténue entre imagination et réalité et le côté sombre de l'existence sont constamment présents dans sa boîte à outils. Il suffit d'avoir feuilleté un seul de ses livres pour identifier son style. Pourtant, il n'en est pas particulièrement fier. "Je trouve que ce caractère distinctif n'est pas un mérite. Au lieu de répéter les mêmes choses, je tiens à élargir ma palette. À travers mes dessins, je raconte des histoires et je libère des émotions."

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© Athos Burez

Vue panoramique
En tant que dessinateur de BD, Evens a-t-il été intéressé d'emblée par le job que lui proposait une maison de luxe? Ou bien a-t-il eu peur de renoncer à sa liberté artistique ou de perdre la face auprès de son entourage? "Pas du tout. J'étais hyper enthousiaste. Une commande aussi importante, cent dessins!, c'est vraiment unique. De plus, c'est une occasion de me faire connaître par un public différent et de sortir de la niche de la BD alternative."

Le fait-il pour l'argent? "À court terme, c'est, certes, plus lucratif que mes propres livres. En France, mon plus grand marché, mes trois titres se sont vendus chacun à environ 10.000 exemplaires. Je gagne 1 ou 2 euros par livre. Quand on sait que je travaille trois ans sur une seule BD, on peut difficilement dire que c'est rentable, mais c'est ce que je préfère faire. Grâce à mes livres, j'ai des commandes d'illustrations et ça me permet de payer mon loyer."

Le dessinateur vit dans un appartement du quartier de Belleville, dans le 20e arrondissement. Un endroit où il n'y a rien à faire ni à voir quand on est un touriste. C'est un quartier ouvrier prisé par les jeunes artistes. "J'aime vivre ici parce que le quartier est sur une colline. De chez moi, j'ai une super vue sur Paris, ce qui donne une sensation d'espace."

Fondation Louis Vuitton, Bois de Boulogne, 16e arr.
Fondation Louis Vuitton, Bois de Boulogne, 16e arr.
© Louis Vuitton Malletier / Brecht Evens

L'allure d'un artiste
Brecht Evens est né sous le signe de la culture. En tant que fils de deux professeurs de langues et d'expression orale, il a eu un important bagage artistique. Son choix pour l'académie des beaux-arts n'a donc rencontré aucune opposition familiale. Mais le département illustration de Sint-Lucas à Gand s'est montré moins enthousiaste. "Mon style caricatural s'est avéré moins original que je ne le pensais", sourit Evens. "Heureusement, j'avais des profs extraordinaires qui m'ont mis sur la bonne voie, surtout en dernière année, quand j'ai eu cours avec l'illustratrice Goele Dewanckel: là j'ai trouvé mon style."

Son premier livre, 'Les Noceurs', est né de son projet de fin d'études et a été publié en 2009. Un livre novateur qui ignorait les conventions en matière de BD (comme les cases et les phylactères). "Contrairement à un roman ou à un film, on peut lire une bande dessinée de nombreuses façons différentes", explique Evens. "Je crois que beaucoup de gens commencent par feuilleter mes livres avant de se mettre à les lire réellement."

Brecht Evens a l'allure typique d'un artiste: long manteau noir, longs cheveux en bataille ainsi qu'un goût immodéré pour le café et les clopes. Il est aussi très jovial et spontané. Ce qu'on avait du reste déjà pu constater en 2011, lorsqu'il avait remporté le Prix de l'Audace au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême pour 'Les Noceurs', la traduction française de son premier album 'Ergens waar je niet wil zijn'. Lors de la remise des prix, il avait commencé par embrasser les présentateurs avec enthousiasme avant d'annoncer qu'il rentrerait en Belgique un jour plus tard que prévu parce qu'il comptait s'offrir une bonne cuite. Il avait demandé au public si quelqu'un voulait l'accompagner et donné son numéro de téléphone, juste au cas où.

Au fil des années, l'artiste semble s'être un peu calmé. "En mars, j'ai enfin eu trente ans", soupire-t-il. "Pour moi, ça aurait pu être l'année dernière, il était temps d'en finir avec ma vingtaine. Ces dix dernières années ont été incroyablement chargées. La prochaine décennie pourrait être plus calme et plus productive, avec moins de gueules de bois. Mes années folles étaient intéressantes, mais elles ne m'ont pas beaucoup apporté en dehors de l'expérience et de la vie."

Petites phrases
Dans sa carrière, Brecht Evens témoigne cependant d'un parcours sans faute. Il n'a pratiquement jamais eu de mauvaises critiques, mais il reste sur ses gardes: "Je n'aime pas les critiques négatives. Je suis un peu vaniteux." Seul son troisième et dernier livre, 'Panthère', une histoire étouffante sur l'amitié entre une petite fille et une panthère un peu folle, a suscité une (seule et unique) réaction négative. "Une Française a ramené le livre au magasin parce qu'elle y voyait un pamphlet pour la pédophilie, la zoophilie et l'inceste. C'est marrant, parce que les enfants qui l'ont lu n'ont pas du tout été choqués."

Brecht Evens Panthère FR
Brecht Evens Panthère FR

Le dessinateur travaille actuellement sur son quatrième livre qui s'intitulera 'Les Rigoles'. L'histoire se déroule dans la même ville que 'Les Noceurs' et s'articule autour de trois personnages - l'un inspiré par une amie, l'autre par une connaissance et le troisième par lui-même, même si on peine à croire que les histoires fantastiques et parfois surréalistes d'Evens soient liées à la réalité. "Souvent, ce sont des petites phrases ou des événements mineurs qui m'inspirent. Cette amie, par exemple, a eu un jour une crise de panique. Depuis lors, sa famille est tellement inquiète et protectrice que ça a l'effet inverse: ses crises se répètent. Lorsque j'entends cela, une petite machine se met en marche dans ma tête et j'engrange. Toutes ces petites idées indépendantes les unes des autres se trouvent dans des carnets de notes que je consulte pour composer mon histoire."

Et quand est-ce-qu'il va paraître? "Difficile à dire. À chaque page que je dessine, j'en imagine deux nouvelles, ça risque donc de prendre un certain temps. Et pour la première fois dans ma vie, je sais déjà quel sera le suivant, un projet très ambitieux. Non, il vaut mieux ne pas vous en parler pour l'instant." Dans l'intervalle, nous profitons de sa vision de Paris.

'Travel Book Paris', Brecht Evens, 45 euros. Disponible dans les boutiques Louis Vuitton à Bruxelles, Anvers et Knokke. Les dessins originaux du livre sont en vente jusqu'au 2 juillet à la Galerie Martel à Paris. www.louisvuitton.com

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