Amoako Boafo n’est pas seulement la star de la collection Dior homme SS2020: il est aussi le peintre le plus célèbre du Ghana. À peine achevés, ses portraits ont déjà rafflé des enchères record.
Lors de la présentation des collections printemps-été 2021, Dior était incontournable: la maison de luxe a fait sensation en collaborant avec l’artiste Amoako Boafo. Une réponse astucieuse et rapide au mouvement Black Lives Matter? Pas du tout: Kim Jones a aussi des liens avec l’Afrique.
En effet, le directeur artistique de Dior Homme y a vécu pendant des années car son père faisait des recherches sur les eaux souterraines en Éthiopie, au Kenya, au Botswana et au Ghana. "Lorsqu’on a grandi parmi les serpents et les éléphants, on a l’Afrique en soi pour toujours", déclarait-il au New York Times en 2011. Il venait alors d’être nommé directeur artistique de la ligne homme de Louis Vuitton. En 2018, il passe chez Dior Homme, où il a remplacé notre compatriote Kris Van Assche.
Pourtant, durant toutes ces années, jamais Jones n’avait réalisé une collection aussi inspirée par l’Afrique que cette dernière. Pour la collection SS2021, il n’a pas puisé son inspiration dans ses souvenirs d’enfance, mais dans l’œuvre d’Amoako Boafo, un artiste ghanéen de 36 ans devenu une superstar en moins de six mois.
Collection Dior
Chemise avec un imprimé lierre, ceinture jaune vif, short safari blanc et pull arborant un homme brodé: les imprimés, les couleurs, les textures et même les looks des portraits de Boafo ont été utilisés dans la collection été de Jones. "Quand j’ai découvert un portrait de Boafo représentant un homme vêtu d’une chemise ornée d’un imprimé lierre, je n’ai pas hésité une seconde: je devais en faire quelque chose! Le lierre est emblématique de la maison Dior", explique Jones.
Ne cherchez pas d’images du défilé en ligne: en raison de la pandémie, la collection Dior homme a été lancée en juin par un film tourné à Accra, la capitale ghanéenne, en collaboration avec l’artiste vidéo Chris Cunningham, connu pour ses clips mettant en scène Björk, Aphex Twin, Gucci et Levi’s.
"Je veux peindre la diaspora noire, montrer ce que signifie être Noir."Amoako Boafo
De superbes images, sur lesquelles on voit Boafo dans son atelier en train de peindre des Africains habillés en Dior sur un fond flashy. "Je peins mes amis ou ma famille. Ou des gens que j’admire, des personnes qui ont signifié quelque chose pour la communauté africaine", explique Boafo. "Je veux peindre la diaspora noire, montrer ce que signifie être Noir."
L'art et la mode
Si l'on pourrait le comparer à Egon Schiele (les deux peintres ont eu un atelier à Vienne), Boafo est surnommé le "Kees Van Dongen d’Afrique" car il aime peindre des silhouettes stylées sur de grandes surfaces colorées. Dans la vidéo Dior, on le voit enfiler des gants en plastique bleu pour poser de grosses touches de peinture sur la toile avec les doigts. Le résultat est incroyablement expressif.
"Ses images simples plaisent aussi aux personnes qui ne sont pas familières de l’art."Marianne Hoet
"Ses portraits regorgent de références à l’histoire de l’art. Les musées, les collectionneurs et les instituts l’ont très vite repéré", explique Marianne Hoet, spécialiste de l’art moderne et contemporain à la maison de vente aux enchères Phillips.
En février 2020, la Belge et son équipe ont vendu les portraits de Boafo moins d’un an après leur réalisation. "Ses images simples plaisent aussi aux personnes qui ne sont pas familières de l’art. Elles collent à la rétine. Quand on regarde ses portraits, on ne pense pas à la mode, mais quand on voit la collection Dior, on comprend comment les deux peuvent se renforcer mutuellement."
Communauté africaine
Si Amoako Boafo est aujourd’hui le peintre le plus célèbre du Ghana, il y a dix ans, il travaillait pour un entrepreneur de pompes funèbres et vendait ses peintures pour 100 dollars dans des lobbys des hôtels locaux. "La peinture était pour moi un moyen d’échapper à la misère", a-t-il déclaré. Contre la volonté de ses parents, il a suivi une formation artistique à Accra avant de poursuivre ses études à Vienne en 2014, la ville où Sunanda Mesquita (aujourd’hui son épouse) avait son atelier.
"Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. Je préfère être présent dans les musées, c’est mieux à long terme."Amoako Boafo
L’Europe ne lui a pas directement ouvert les bras. "Les galeries et les instituts refusaient alors d’exposer de l’art africain", explique Boafo. Cela a changé: l’art contemporain africain et afro-américain est aujourd’hui dans l’air du temps.
Depuis 2020, Amoako Boafo est cité - avec James Marshall, Julie Mehretu, Tschabalala Self, Titus Kaphar et Derek Fordjour - parmi les artistes aux racines africaines dont les œuvres ont été repérées, exposées, vendues et chéries ces dernières années. "C’est une bonne chose que, tout comme l’art des femmes, l’art des Africains émerge enfin", déclare Hoet. "Mais ce n’est pas parce que les artistes sont noirs que leur travail est bon. Le critère reste la qualité."
Buzz à la foire
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que, chez Dior, mode et art se tutoient. Dans les années 1920, Christian Dior avait travaillé comme marchand d’art avant de devenir couturier. En 2012, Raf Simons était retourné aux racines de Dior en engageant une collaboration avec l’artiste Sterling Ruby, un tandem qui n’a cessé de se renforcer suite au départ du Belge chez Calvin Klein. Cette collab a généré des collections certes, mais aussi des scénographies pour des défilés et des intérieurs de boutiques.
Bien que la collaboration de Boafo avec Kim Jones ne soit pas (encore) aussi intense, il est frappant de constater que le Ghanéen a accédé à la Champions League de l’art contemporain par le même chemin que Ruby: via le couple de collectionneurs américains Mera et Don Rubell.
En décembre 2019, Boafo fut le premier "artist in residence" du nouveau Rubell Museum à Miami. En 2011, Ruby avait été le premier résident de ce qui s’appelait alors simplement la "Rubell Family Collection".
Chez les Rubell, Boafo a travaillé sur une série de portraits qui ont été exposés en décembre 2019 dans une salle du musée privé lors de la foire Art Basel/Miami.
"C’est là que j’ai découvert son travail", a déclaré Kim Jones. L’exposition avait alors généré un véritable buzz. Ce qui fut particulièrement bénéfique pour Mariane Ibrahim: la galeriste somalienne de Chicago y présentait un show solo de Boafo. Difficile de l’ignorer, un mur jaune vif faisait ressortir les portraits colorés de Boafo. Ibrahim a tout vendu, à des prix atteignant les 45.000 dollars.
Black Artists Matter
"Lemon Bathing Suit", le premier lot de l’Evening Sale à la maison de vente aux enchères Phillips, le 13 février 2020, était estimé entre 30.000 et 50.000 livres. C’était également la toute première œuvre de Boafo à être vendue aux enchères. Un pari audacieux, car ce genre de première lors d’une vente aux enchères peut être néfaste pour un début de carrière.
Mais c’est un succès retentissant: cette peinture vibrante atteignit 675.000 livres. Le vendeur est Stefan Simchowitz, un spéculateur d’art de Los Angeles doué pour détecter les talents prometteurs. Celui-ci l’avait achetée moins de 25.000 dollars en juin 2019!
"De tels prix ne peuvent que réjouir l’artiste", a déclaré Simchowitz. "J’utilise les bénéfices pour soutenir d’autres artistes émergents qui n’ont pas beaucoup de soutien de la part des galeries." Cette vente record a conduit, comme il fallait s’y attendre, à une chasse au trésor: une douzaine d’œuvres de Boafo ont déjà été présentées cette année lors de ventes chez Phillips et Sotheby’s.
Et même si Phillips reste le détenteur du record, presque toutes ont franchi allégrement la barre des 100.000 euros. "En tant que maison de vente, nous sommes connus pour repérer rapidement les tendances sur le marché de l’art", explique Hoet. "Nous ne faisons pas cela sans réfléchir: nous en discutons d’abord en interne."
"Et nous travaillons avec un logiciel qui scanne toutes les publications pour repérer les noms des artistes. Nous avions déjà repéré Boafo, mais je ne sais pas si nous étions au courant de la collaboration avec Dior", ajoute Hoet. "D’ailleurs, notre intention n’est pas de créer des tendances. Tant pour un artiste que pour un galeriste, il n’est pas facile de gérer une percée foudroyante."
Boafo garde les pieds sur terre: "Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. Je préfère être présent dans les musées, c’est mieux à long terme", explique-t-il. À Accra, il a déjà fondé sa propre résidence d’artistes, pour les artistes locaux. Ira-t-il les dénicher chez les croque-morts?
"I Stand by me", du 10 septembre au 24 octobre, galerie Mariane Ibrahim à Chicago.