C’est Vanessa Del Rio qui a incité René Rousseau à commencer à collectionner les livres édités par Taschen. Plus de dix ans plus tard, le Belge est devenu le plus grand collectionneur du monde. "J’ai l’impression que Benedikt Taschen fait des livres juste pour moi."
Quand on téléphone au quartier général de Taschen, la petite musique d’attente est une chanson française mal chantée, avec un fort accent allemand. Si l’app Shazam ne la reconnaît pas, René Rousseau (54 ans), lui, sait très bien de quoi il s’agit: c’est ‘À quoi ça sert l’amour’ de Piaf. Et qui l’interprète? Benedikt Taschen!
"Regardez, ce single est sorti en 1989. C’est un cadeau de l’éditeur", précise l’estate manager, considéré comme le plus grand collectionneur de livres Taschen du monde. "Cette chanson, c’est tout Benedikt! Il ne se prend jamais au sérieux; avant tout, il veut s’amuser."
Accidents cultes
Les cinq hommes représentés dans un des livres Taschen préférés du collectionneur, ‘America Swings’ de la photographe canadienne Noami Harris, ont aussi l’air de s’amuser. Sur une des photos on les voit, avec une bière et un sachet de chips à portée de main, assis dans leur fauteuil, en train de regarder le Super Bowl. Ils sont d’autant plus contents que trois femmes sont en train de leur faire une petite gâterie. Les photos de Harris sont si hilarantes et si banales qu’on est en droit de se demander pourquoi Taschen édite quelque chose d’aussi excentrique. Et, surtout, qui peut bien être prêt à débourser 500 euros pour ça…
"Le livre le plus étrange de Taschen est ‘Car crashes & other sad stories’. Il rassemble des photos d’accidents de voiture survenus dans les années 40 et 50, sélectionnées dans les archives de Mell Kilpatrick. Ce dernier était ce qu’on appelle un “touriste de catastrophe”: il prenait des photos alors que les cadavres se trouvaient toujours dans les voitures crashées", précise le collectionneur.
Ses photographies risquaient d’être perdues, car sa famille en avait honte, mais Benedikt Taschen trouvait que ces archives étaient trop importantes et il a donc décidé de leur consacrer un livre. "Benedikt qualifie ce genre de livres audacieux de “beautiful losers”. Il tient absolument à les publier, même s’il sait qu’ils ne se vendront pas trop bien. Dans ce cas-ci, le sujet était dissuasif, et c’est un euphémisme. C’est alors qu’une société anglaise a acheté tous les exemplaires de ce livre macabre pour l’offrir comme cadeau de fin d’année. Du coup, c’est devenu un objet de collection et, aujourd’hui, il est culte."
‘The book of Olga’, un livre de photos de Bettina Rheims, occupe la place d’honneur dans la vitrine du Belge car il est tout aussi culte. "Olga, l’épouse d’un oligarque russe, avait commandé à la photographe des photos d’elle, très intimes. Olga et son époux étaient si satisfaits de son travail qu’ils ont décidé de les publier sous forme d’une édition limitée. Olga pensait que le livre passerait inaperçu, mais il a été épuisé en un temps record car la jet set russe se l’est arraché. Du jour au lendemain, elle est devenue célèbre dans le monde entier!" s’exclame Rousseau.
Présentations exclusives
Lorsqu’il aborde le sujet des livres plus spéciaux de sa collection, Rousseau est intarissable. Nous passons donc toute la journée dans sa bibliothèque qui est à la fois son cabinet de curiosité, sa salle de lecture et sa chambre d’amis. "J’ai fait faire des bibliothèques sur mesure. Celle-ci est en acier, verre et chêne massif. Elle mesure 8 mètres de long et est d’une seule pièce: il a fallu la faire entrer avec une grue! Mon problème, c’est que toutes mes bibliothèques sont déjà pleines."
"Quand une édition limitée est publiée, je suis le premier à qui on propose de l’acheter.
"Je ne sais pas exactement combien de livres j’ai. Bon, je n’achète pas tout ce que Taschen publie, car ma collection n’est pas un catalogue: elle doit refléter ma personnalité. Malheureusement pour mes finances, neuf publications sur dix m’intéressent, ce que je n’ai avec aucun autre éditeur. Je pense que c’est parce que Benedikt et moi sommes de la même génération. Ma collection, c’est bien plus qu’une pile de livres: c’est l’histoire de ma vie, ma jeunesse, mes goûts et mes passions. La jeunesse de Benedikt, c’était ma jeunesse, c’est comme s’il était mon grand frère. J’ai l’impression qu’il fait ces livres spécialement pour moi."
Le Belge préfère ne pas en dire davantage au sujet de leur relation, mais le fait est qu’il a une ligne directe avec la direction de la maison d’édition. "Quand une édition limitée est publiée, je suis le premier à qui on la propose. Je possède aussi quelques livres de la collection privée de Benedikt. Parfois, on me demande mon avis au sujet de certains projets. Et j’ai déjà pu faire quelques présentations exclusives de livres ici, chez moi, en petit comité, comme pour ‘Gold’ de Sebastião Salgado, mon photographe préféré."
Grand public
Il nous fait visiter sa bibliothèque, au rez-de-chaussée. Il y a fait placer une vitrine monumentale et un fauteuil Chesterfield. À l’étage, il a aménagé une grande salle de lecture. "Avant, il y avait plein de volières ici", précise-t-il. "J’étais un grand collectionneur d’oiseaux. J’ai arrêté en 2006, mais je continue à baguer des oiseaux tous les jours, pour l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique."
En 2007, le collectionneur a remplacé sa passion pour les oiseaux par celle pour les beaux livres. Depuis lors, il suit de près le planning des nouvelles parutions Taschen. Pour dénicher des anciennes publications, il fait des recherches en ligne ou chez les bouquinistes, ce qui lui permet de combler les lacunes de sa collection. "J’ai même des livres que Taschen n’a plus", s’enorgueille-t-il.
Les bibliophiles collectionnent généralement les éditions historiques de livres anciens plutôt que des éditions contemporaines comme celles de Taschen. Aussi sans doute parce qu’on associe généralement l’éditeur à des livres d’art bon marché et grand public, ce qui en faisait un peu l’“Ikea des livres d’art”. Au départ, Benedikt Taschen avait une librairie de bandes dessinées à Cologne. Son aventure éditoriale commence en 1984, lorsqu’il fait l’acquisition de 40.000 invendus d’une monographie du surréaliste belge Magritte, qu’il parvient à écouler en réalisant un important bénéfice. Il jette ainsi les bases de Taschen: des livres d’art à gros tirages et bon marché.
À partir de 1985, Taschen commence à publier des livres peu coûteux, destinés au grand public, consacrés à Pablo Picasso, Salvador Dalí et Annie Leibovitz. En 1999, les Éditions d’art (des éditions collector en série limitée avec une photo signée ou une gravure originale) et les SUMO (super géants) viennent également s’y ajouter. "Le premier SUMO a été consacré au photographe Helmut Newton: un gros livre de 32 kilos présenté sur un piédestal dessiné par Philippe Starck. Il a été relié par le relieur du Vatican, parce qu’aucune imprimerie n’avait l’expérience de ce format proprement géant. Vendu 1.500 euros à sa sortie, le premier SUMO vaut aujourd’hui dix fois plus", sourit le collectionneur.
Golden Ticket
C’est son père qui lui a offert son premier livre Taschen, consacré au travail du photographe Jan Saudek. Mais le véritable coup d’envoi - moins artistique - de sa collection a été donné en 2007: "Quand j’ai entendu dire que Taschen voulait faire un livre sur Vanessa del Rio, la première star latino du porno, je me suis dit: “wow, c’est toute ma jeunesse!” Quand j’avais 16 ans, j’étais allé à Amsterdam avec un copain pour aller voir ‘Diva Vanessa’ dans un cinéma porno. Alors, une maison d’édition qui allait faire un livre collector mis en vente 350 euros mais non disponible en librairie, consacré à la star de ma jeunesse, ça devait être top!"
Les yeux du collectionneur pétillent en apportant le livre sur Vanessa del Rio: c’est du porno vintage années 70 et 80, avec beaucoup de poils pubiens, des slips léopard et des corps imparfaits. "Comme ils savaient que ma collection a commencé avec Vanessa, Taschen m’a offert des gadgets, par exemple, un baiser de rouge à lèvres signé ‘To René with love’.
Mais la surprise ultime est survenue l’année dernière: je savais que Taschen avait caché un ‘Golden Ticket’ dans l’un des 1.200 livres sur Vanessa Del Rio et qui permettait de gagner ‘An evening with Vanessa’, immortalisé par un grand photographe. Celui qui le trouvait partait à New York pour passer une soirée chez elle. Je le voulais absolument pour ma collection, et je découvre que quelqu’un, en Pologne, l’avait vendu sur eBay.
J’ai appelé Taschen et là, on m’a dit qu’il n’avait pas encore été échangé. Et un beau jour, la CEO, Marlene Taschen, m’a remis un petit colis avec ce fameux ‘Golden Ticket’. Je ne sais pas comment elle l’a eu, mais j’étais heureux comme un enfant. J’ai peur de l’avion, mais, pour une fois, je vais surmonter mon angoisse pour la rencontrer. Elle n’est plus de première jeunesse, mais moi non plus. Nous allons sûrement passer une soirée ... intéressante." Box43